gaston-bachelard Gilbert PinnaBachelard |

La philosophie traditionnelle s’occupe traditionnellement de l’homme qui pense, comme si l’homme trouvait toute sa substance, tout son être, dans la pensée. Il semble que la fonction dominante de la philosophie soit alors en quelque sorte de… repenser la pensée. Tout à sa fonction dominante de concentrer les lumières sur ce sommet de l’être qu’est la pensée, la philosophie oublie souvent qu’avant la pensée il y a le songe, qu’avant les idées claires et stables, il y a les images qui brillent et qui passent.

Pris dans son intégralité, l’homme est un être qui non seulement pense, mais qui d’abord imagine. Un être qui, éveillé, est assailli par un monde d’images précises ; et qui, endormi, rêve dans une pénombre où se meuvent des formes inachevées, des formes qui se déplacent sans lois, des formes qui se déforment sans fin.

Pour une détermination complète de l’être humain, il faut donc faire le total d’un être nocturne et d’un être diurne. Il faut essayer de trouver les dynamismes qui vont d’un pôle à l’autre, entre songe et pensée. Si on se donne ainsi une certaine largeur d’examen, on se rend vite compte que la nuit et le jour, dans l’âme humaine, ne sont pas des éléments logiques qui s’opposent absolument.

Nous connaissons tous ces fragments d’histoire personnelles qui, vécue dans le jour, viennent se reconstituer dans la nuit. Et nous savons aussi que dans les heures les plus claires de notre vie diurne, il suffit d’un peu de solitude pour que nous tombions dans une rêverie qui rejoint les songes de la nuit.

(Gaston Bachelard, Archive INA, 19 janvier 1954)

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Pensée ET songe | Réponse

Ah, mon cher Gaston Bachelard (1884-1962), je te reconnais bien dans ta manière de faire, dans ta façon d’interroger les choses : de glisser de la rationalité toute sèche et des idées reçues en direction de l’imaginaire et d’une nouvelle pensée à venir ; de naviguer entre songe et veille, entre l’humide et le sec, entre l’imaginaire et la rationalité ; de placer l’un en face de l’autre ; d’éclairer l’un par l’autre ; d’alimenter l’un par l’autre ; de faire s’interpénétrer l’un dans l’autre.

Je te reconnais là comme l’exquis chercheur que tu es, doué d’une grande sensibilité et d’une grande intelligence : penseur à la fois artiste « sympathique », comme tu dis, ami, gardien et vecteur de la rêverie poétique que tu ne cesses de valoriser ; et à la fois scientifique rigoureux, méthodique, « antipathique », comme tu dis aussi, tant la science nécessite l’exclusion de toute passion.

Je te reconnais comme défenseur de la vie, comme porte-parole des forces de vie qui cherchent à se libérer des carcans qui nous font croire que tout fonctionne par deux.

Merci de le rappeler : la pensée, la lumière, les idées claires et stables, ce n’est pas tout ! Il y a aussi le songe, l’obscurité, les images claires-obscures, les apparences qui brillent et qui passent.

Oui, avant de penser, l’homme imagine. Et même plus – et nous allons par là plus loin que toi encore : la pensée elle-même est le fruit de notre imagination. Imagination double : imagination faite d’images précises, de formes claires et distinctes le jour ; et imagination faite d’images flottantes, de formes changeantes, inachevées et périssables la nuit, ou quand simplement la conscience sommeille. « Einbildungskraft », dit l’allemand pour imagination : littéralement force (Kraft) de einbilden, de former dedans, de former des images.

Double imagination, double force imaginative, double force de einbilden, de produire des images qui possèdent chacune sa cohérence et musique propre : cohérence et musique du jour, de toute clarté logique ; et cohérence et musique de la nuit, toujours mystérieuse et volontiers contradictoire.

Comme tu le dis si bien, pour parvenir à une détermination complète de l’être humain, il faut faire le total des deux forces imaginatives qui nous caractérisent en tant qu’être diurne et nocturne. Si nous sommes bien des « êtres vivants doués de raison » (zoon noun echon), comme le prétend toute la tradition, cette même tradition se trompe dans le sens donné à la « raison », dans l’entente qu’on a du noûs grec.

Le noûs n’est pas la seule raison éveillée, comme pure clarté logico-rationnelle. Non, cette entente-là du noûs est une erreur : une erreur in physiologicis, une erreur dans la perception et compréhension de la nature même des choses de la vie. Nature dans laquelle la lumière la plus crue, la rationalité à tout prix, la pensée absolue, abstraite, froide, prudente et consciente – en opposition aux sombres instincts, aux pulsions obscures, aux songes inconscients – n’est somme toute qu’une maladie, une fuite de la vie ici et maintenant dans un idéal abstrait…

Allez, qu’on se le dise : ne nous trompons pas sur ce que nous sommes et continuons – envers et contre tout – à chercher à découvrir les dynamismes les influences, les interpénétrations réciproques entre songe et pensée, sensibilité et raison, art et science.

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Tous les mardis, PHUSIS donne une perspective phusique à une actualité, un événement, un extrait de texte, une pensée, une sensation, un problème ou n’importe quel phénomène jubilatoire ou inquiétant de notre monde formidable. Le matin, à 6h30, un phusicien poste un bref article, sous forme de question à méditer. Puis, au plus tard à midi, PHUSIS propose une réponse et mise en perspective.

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