Les courts textes proposés ici s’adressent à tous ceux qui expérimentent la phusis, qui sentent gronder Dionysos et cherchent à le faire davantage. En vue de trouver de nouvelles possibilités d’existence, plus légères, plus drôles, plus superficielles, mais par profondeur. Bref : ces textes visent à donner des trucs pour la vie : des trucs pour réussir sa vie… phusique. Avec Dionysos.
Philosophie phusique
Le premier réflexe de l’homme phusique est d’abandonner sa subjectivité individuelle et ses aspirations personnelles pour laisser résonner, en lui et autour de lui, par ses pensées et ses actes, les puissances phusiques, dionysiaques qui régissent le monde. Il s’agit pour lui de découvrir et libérer partout de nouvelles possibilités d’existence. En toute honnêteté, authenticité. En faisant vibrer la part phusique qui l’habite et l’entoure. Il est un signe vers le monde en sa nature d’enfantin jeu divin. Une porte ouverte sur de nouveaux horizons de pensée et de vie. Il met tout en œuvre pour que l’homme se libère l’esprit, et le corps. Il se bat contre l’abrutissement, la quête de profit, la consommation, le divertissement qui se généralisent. Il est un terroriste de la pensée, ou plutôt de l’absence de pensée.
Participer au jeu tragi-comique de la vie et de la mort
Celui qui fait expérience de la vie en sa nature phusique est à l’écoute du monde dans son ensemble : il ne se regarde pas le nombril, ni les pieds, mais marche la tête haute, sans risquer de s’encoubler sur ses oreilles. Il se laisse guider dans le labyrinthe de l’existence par les forces dionysiaques qui le dépassent. Avec leur loi, leur morale, leur justice, etc. Il affirme le jeu tragi-comique de la vie et de la mort, du visible et du caché, du oui et du non, de l’amour et de la haine, de la paix et de la guerre, du jeu et du sérieux etc. Sans jamais concevoir l’un sans l’autre, sans jamais retrancher l’un ou l’autre, sans jamais chercher à donner un sens définitif aux choses.
En toute sérénité, en toute légèreté. Comme un enfant qui joue. Pour lui, l’un est toujours présent dans l’autre, est toujours rendu possible dans et par l’autre. Et tous les sens restent toujours ouverts. Ce qui caractérise l’homme phusique est de ne pas s’arrêter uniquement sur ce qui se voit, ce qui s’entend, se mesure, soi-même, mais de s’occuper aussi – et même avant tout – de ce qui ne se voit pas, ne s’entend pas, ne le concerne (a priori) pas : ce qui se sent, s’indique, se devine, s’expérimente – et rend à vrai dire possible ce qui apparaît au grand jour et n’a de cesse de nous éblouir et casser les oreilles. Il fait son possible pour réussir à générer l’harmonie du monde – et accepte son oui comme son non.
Prolonger la productivité de la phusis
Loin de l’absence de sens, de la fuite en avant dans le travail stérile, l’appât du gain, la consommation hédoniste et autres divertissements superficiels qui subjuguent l’ego de chacun, l’expérience phusique fait de l’homme un musicien : un musicien qui joue le jeu, la partition de la vie – et ne se joue plus de celle-ci. Comme l’étaient jadis de manière éminente les chanteurs et poètes, et comme le sont aujourd’hui encore les véritables artistes (de la vie), il devient musicien au sens où il laisse résonner en lui et en dehors de lui les forces que lui soufflent ce que les Grecs ont appelé les Muses : la musique de la vie, la vie en sa musicalité et harmonie propre.
Jamais il ne survalorise ses propres intérêts, désirs et craintes, les aspirations et répulsions propres à son esprit humain (trop humain). Toujours, il cherche à accompagner le mouvement de la vie elle-même, à prolonger la productivité de la phusis en son déploiement à elle. Voire à trouver, en elle, avec elle, et pour elle, de nouvelles possibilités d’existence.
Faire de soi une œuvre d’art
La philosophie dionysiaque repose sur une écoute et expérience globale de la phusis comme union des contraires : éclosion productrice à partir des profondeurs cachées et en même temps retour destructeur de celles-là dans celles-ci. La vie comme jeu, où il s’agit d’user de ses pulsions comme un jardinier : faire de soi une œuvre d’art. « Il y a beaucoup d’ennui à surmonter, beaucoup de sueur est nécessaire pour trouver ses couleurs, son pinceau, sa toile ! Si on n’est alors de loin pas encore maître de son art de vivre – on sera au moins souverain de son propre atelier ». La philosophie dionysiaque apprend à maîtriser les forces cachées qui débordent nos catégories de raison.
L’amour phusique
L’expérience romantique de l’amour vise la fusion. L’amour fusionnel. Deux êtres, ensemble, ne faisant qu’un. Pour la vie. Dans le bonheur parfait, perpétuel. Et tout le monde il est beau et tout le monde il est gentil. L’expérience phusique de la vie permet elle aussi aux êtres de se rapprocher, de s’aimer, mais sans idée de fusion. Dans la fusion, ce n’est pas l’autre, ce n’est pas la vie, c’est soi-même, une image de soi-même qu’on aime à travers l’autre. En visant la fusion, on vise une autre vie que la vie ici et maintenant, une vie idéale, qui n’existe à vrai dire que dans nos têtes – et qui finit toujours par nous perdre.
La phusis est nécessaire à l’amour ; elle en est la garante. Sinon on sombre dans la mièvrerie, dans le romantisme, dans une idée malade de l’amour comme fuite vers soi-même et vers un ailleurs. « Enfin l’amour, l’amour retransposé dans la nature ! Non pas l’amour d’une « vierge idéale » ! Pas une sentimentalité de Senta ! Mais l’amour comme fatum, comme fatalité, cynique, innocent, cruel – et précisément par là nature ! » Amour phusique, dionysiaque, comme possibilité alternative à l’amour préfabriqué qu’on nous offre et vend partout.
Cosmologie divine
La phusis est une expérience et compréhension du monde (cosmos) à partir de Dionysos : dieu impossible à décrire, mais partout à l’œuvre. Dieu de l’intériorité de la plus microscopique cellule jusqu’à l’extériorité du macrocosme de l’univers tout entier. Symbole de l’un et du multiple, de tous les contraires, Dionysos nous donne notre place et notre rôle au sein du monde. Il s’agit de faire expérience de notre nature profonde et la partager en toutes ses possibilités avec autrui. Une fois reconnues les lois communes à tout vivant, on verra la solidarité non plus comme fruit d’un vouloir (affectif, charitable, de l’ordre de la pitié ou de l’amour) mais comme réalité cosmique.
Le moindre de nos gestes, de nos sentiments ou de nos pensées retentit au fin fond de l’univers et nous revient. L’enjeu est de participer à l’entretien et au rétablissement de l’harmonie universelle. Nous pouvons, par une attitude intérieure, un mot ou un geste, contribuer au rétablissement de l’harmonie dans la pièce, au sein de la famille, de l’entreprise, du quartier, de la ville, du pays, du continent, de l’univers où nous sommes. Ou faire le contraire.
Dionysos contre Socrate
Depuis la nuit des temps, notre tradition est empreinte de socratisme et de christianisme. Autrement dit, notre pensée est marquée par une vision optimiste, logique, rationnelle et morale du monde. Nous sommes persuadés que par la pensée nous sommes en mesure d’atteindre la vérité. Et que cette dernière est stable et constante et de surcroît bonne : l’être de ce qui est, disent les philosophes. Persuasion, vérité, bonté et être qui est un leurre, un mensonge qu’on s’invente pour ne pas sombrer devant l’incernable vérité phusique, dionysiaque reposant sur des lois impossibles à déterminer par nos outils langagiers-rationnels. Des règles de jeu qu’il convient de gagner par l’expérience, par l’investissement complet de tous les sens – et non seulement de la vue, et en particulier celle de l’esprit.
Dans chaque situation piégeuse, il s’agit de se demander si elle est tributaire de Socrate ou de Dionysos, si elle vient de notre cerveau ou de nos entrailles. Pour ne finalement favoriser que celles qui sont redevables des forces qui nous dépassent. Porte ouverte sur les pires ignominies ? Pas du tout : l’écoute de la phusis implique des règles morales très strictes, à vrai dire bien plus strictes encore que celle de la morale traditionnelle. Ce qui prime dans toute situation, c’est la santé et la sérénité du monde, bien avant les intérêts de sa petite personne. C’est vers l’équilibre, l’harmonie universelle que fait tendre l’expérience de la vie comme phusis dionysiaque. Et c’est du déséquilibre et de l’artifice de la rationalité socratique qu’elle vise à s’écarter.