BLACK SWAN, FILM DE DARREN ARONOFSKY avec Natalie Portman, Vincent Cassel, Mila Kunis (USA, 2010, 1h43).
Nina (Natalie Portman) compte parmi les meilleures ballerines du prestigieux New York City Ballet. Elle a grandi et vit dans un cocon rose-clair, tout de douceur, de peluches, de boîtes à musique et à bijoux, de pureté, de beauté, d’amour. Cocon très occidental. Trop occidental. Couvée par une mère ambitieuse, ancienne danseuse frustrée, elle rêve de devenir une grande danseuse, la meilleure, la plus belle, la plus brillante : une immense danseuse étoile. Ambiance de conte.
La vie gronde
Dès le début, le film est marqué par une présence inquiétante, menaçante, dans le dos de Nina. Une force occulte, un monstre fantomatique chercherait-elle à la traquer ? En plus, elle souffre d’étranges éruptions cutanées. On a tôt fait de le comprendre : l’œuf idéaliste est sur le point de se briser. La petite fille en quête de perfection est assaillie, de l’extérieur, de l’intérieur. La vie gronde, se révolte, cherche à rétablir l’équilibre entre les contraires constitutifs de l’existence. Sa soif d’idéal, les écrasements, les refoulements qui vont de pair, réveillent les puissances les plus obscure et sauvages. Conte gothique ?
Le blanc et le noir
Lorsque Thomas Leroy (Vincent Cassel), le french art director de la troupe, décide de remplacer sa danseuse étoile décatie pour sa nouvelle création du Lac des Cygnes, Nina y voit l’accomplissement de sa vie. Parfaite pour incarner le cygne blanc – face lumineuse, brillante, de toute pureté, beauté, bonté et innocence enfantines –, elle peine toutefois à jouer son pendant noir : le fond sombre, pulsionnel, méchant, violent. Appelée par le rôle, elle ne peut faire autrement que de répondre aux forces profondes, énigmatiques, dangereuses qu’elle a jusqu’ici écartées, refoulées. Forces de vie qui la terrorisent et… la fascinent à la fois. Sa vie prend soudain une autre dimension. Conte tragique.
Rigoureuse, Nina est depuis sa plus tendre enfance prête à tous les sacrifices pour incarner l’idéal de perfection qu’on lui a enfoncé dans la tête. Idéal superficiel, intellectuel, abstrait : pur artifice, faux-semblant. Nul entraînement, nul régime n’est trop dur pour atteindre son but, réaliser ce qu’elle croit être sa mission. Quitte à se mentir, à devenir tout artificielle. Quitte à bafouer son corps, à le maltraiter : tous les moyens sont bons pour se façonner, se hisser en direction de l’absolu, se rendre meilleure, plus belle, plus légère, plus pure.
Question d’équilibre
Nina est tellement focalisée sur la brillance de son absolu qu’elle en est aveuglée. Jamais elle ne se rend compte que sa quête la prive de tout un pan de vie ; que son absolu l’arrache de la terre : qu’elle devient elle-même une idée, sans contenu, détachée de tout sol – et donc de toute vie. Tombée dans ce monde tout rose, surprotégée, passionnée par son propre cheminement, elle ne remarque pas qu’elle néglige la vie, la ressource même de la vie. Et celle-ci de gronder toujours plus fort, de la menacer toujours davantage, pour rétablir l’équilibre.
Au lieu de perfectionner son corps, comme elle croit le faire, elle l’annihile : elle en fait une machine, un outil de précision, de perfection, sans âme ni désir, sans vie. Outil qui lui permet certes de s’approcher de l’éther, mais stérilise sa dimension charnelle. Outil guidé par son esprit, sévère, tout de droiture. Outil qu’elle utilise à l’excès, sans respect, sans écoute. Sans crainte de se blesser. Finalement toujours en se blessant. Et lorsque la blessure survient, l’enjeu est de la guérir au plus vite, inlassablement, pour pouvoir se remettre à l’ouvrage.
La quête formelle de Nina est tellement forte, tellement absolue, tellement aliénée, que le fond obscur et chaotique de l’existence, la ressource de toute vie gronde de plus en plus fort. En elle et autour d’elle. Le rêve ne suffit pas à libérer les pulsions refoulées, le corps est la proie de toujours davantage d’éruptions, de blessures, de transformations, d’appel, excessifs, sexuels. L’esprit lui-même – à vrai dire à la base de tout déséquilibre – se met à vaciller, à délirer : les hallucinations psychotiques se succèdent, jusqu’à en perdre la raison : folie furieuse, pulsionnelle, sanguinaire, qui fait finalement sombrer le cygne blanc dans la jubilation mortelle du cygne noir.
Moralité phusique
Plus on étouffe les pulsions propres à la vie tragique, plus cette dernière se révolte. Il y en a qui vont « se bourrer la gueule ». D’autres fuient dans le travail, les drogues, les médicaments, le sport, le divertissement. A chacun son succédané de vie tragique.
Nina incarne ce qui se passe quand on suit à fond, sans compromis, la voie sur laquelle nous place notre tradition : réalisation, par la technique, de l’idéal dans l’ici et maintenant. Le noir est tellement rejeté au profit du blanc, la superficialité triomphe à tel point que le fond chaotique de la vie se révolte à l’excès.
DĂ©pression, burnout, maladies, folie.
Crises de toutes sortes.
Jusqu’à la mort, comme ultime ressource de la vie.
Trailer :
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Il est vrai qu’au premier abord, vu la mort de Nina, ce film semble davantage illustrer ce qui arrive suite Ă l’Ă©touffement des pulsions vitales. Le bourrage de gueule, la fuite dans le travail, le sport, les mĂ©dicaments ou autres drogues font partie de notre vie: c’est donc Ă chacun de nous de faire l’effort pour ne pas se laisser inconsciemment emporter par ces succĂ©danĂ©s loin de la vie.
Mais ce qui me plaĂ®t dans ce film et cet article, ce qui le sous-tend est l’ouverture qui s’en dĂ©gage: ouverture vers un Ă©quilibre des forces de vie. Non pas une simple indiffĂ©rence, un « ni trop blanc ni trop noir ». Mais un Ă©quilibre affirmatif, un oui au tout blanc comme au tout noir qui nous assaillent de partout, de dehors comme de dedans, avec tous leurs dĂ©gradĂ©s.
Bref, un hymne Ă ĂŞtre pleinement vivant.
Tout Ă fait d’accord. Le hic, c’est qu’il n’y a pas un personnage qui incarne cet Ă©quilibre de vie. Donc qui puisse faire office d’exemple, de guide…
Je ne crois pas qu’on puisse dire que la fuite dans le travail, le sport, les mĂ©dicaments fassent partie de la vie. Je les vois plus comme une possibilitĂ©, qui s’est crĂ©e (dans le courant de la tradition) afin de former une Ă©chappatoire, et Ă laquelle l’individu Ă recours, inconsciemment, pour s’en sortir! Sans faire forcĂ©ment partie de la vie.
Nina dit oui au blanc, comme elle l’a appris, puis au noir, malgrĂ© elle. Mais elle ne trouve pas l’Ă©quilibre, les deux sont trop forts, et donc la font plonger. Peut-ĂŞtre aussi parce que dans le film le noir s’oppose (si j’ose) trop au blanc. Elle doit dire non Ă une bonne partie du blanc pour pouvoir expĂ©rimenter le noir, jeter les peluches, casser sa boĂ®te Ă musique. Au point de se tuer pour pouvoir se dĂ©passer, tant elle-mĂŞme est blanche. Sans qu’il n’y ait d’Ă©quilibre, Ă aucun moment.
Mais, Ă mon avis, plus encore que l’Ă©quilibre affirmatif lui-mĂŞme, le cheminement vers cet Ă©quilibre est passionnant. Le rĂ©veil des forces, puis leur emprise…
Trois intéressants paragraphes, trois rebondissements:
– Oui. D’ailleurs, si je lis bien Camille, elle distingue justement « notre vie » (remplie de succĂ©danĂ©s permettant de ne pas sombrer) de « la vie » (en son dĂ©ploiement propre).
– Et oui. Nina incarne donc bien l’homme occidental par excellence: Ă force de suivre en toute consĂ©quence, sans compromis, la voie de l’idĂ©al (le tout blanc), notre partie tragique se rĂ©volte en proportion (jusqu’au tout noir), nous fait perdre la raison et sombrer.
– Et encore oui. Le cheminement vers l’Ă©quilibre est passionnant. Mais, comme dĂ©jĂ relevĂ© dans mon premier commentaire, le film ne prĂ©sente pas de chemin qui aboutit Ă l’harmonie.
MoralitĂ©: notre vision du monde ne donne en gros que deux possibilitĂ©s: soit, hypersensible, rigoureux, on croit opiniâtrement Ă l’idĂ©al et finit par se (faire) casser la gueule; soit, superficiel, on arrive plus ou moins Ă s’arranger dans la jungle en (se) fuyant dans les mille et un succĂ©danĂ©s prĂ©vus en guise de soupape.
Pour atteindre l’Ă©quilibre, je ne vois qu’une possibilitĂ©: changer radicalement de vision du monde, revaloriser le cachĂ©, l’obscur, l’inconscient, le pulsionnel, le noir, etc.
Deux possibilitĂ©s qui reviennent donc au mĂŞme, Ă©touffent les pulsions tragiques. A la diffĂ©rence peut-ĂŞtre que les idĂ©alistes extrĂŞmes (comme Nina) se cassent systĂ©matiquement la gueule, j’imagine, car ils n’ont pas d’Ă©chappatoire en cas de conflit. Alors que beaucoup s’en sortent dans le superficiel, jonglent plus facilement.
Pourquoi ne pas mettre « vitalité » plutĂ´t que « moralité »? MĂŞme phusique, cette dernière sonne un peu traditionnelle…
Pour ne pas se retrouver dans une tour d’ivoire.
Pour transmettre les choses, on est bien obligĂ© d’utiliser un langage comprĂ©hensible, non ? Le site est, selon certains, dĂ©jĂ assez truffĂ© de mots difficiles. Donc il s’agit tant bien que mal d’Ă©viter la surenchère.
D’ailleurs, tout le vocabulaire traditionnel n’est pas Ă mettre Ă la poubelle. Il s’agit bien plutĂ´t de le comprendre et parvenir Ă le dĂ©passer, le surmonter, pourquoi pas en lui confĂ©rant un nouveau sens. Exemple : morale phusique d’un cĂ´tĂ© ; morale idĂ©aliste de l’autre. Les structures sont les mĂŞmes : seul le contenu change.
J’en reviens… Et je n’en reviens pas.
Bref. Pour cette histoire de moralitĂ©, c’est sĂ»r que le terme est très parlant, pour faire passer clairement un message, quel qu’il soit. A mon avis parce que, par rĂ©flexe, ça rappelle un peu les Fables de La Fontaine, qui expliquent ce qui est bien et mal, quelle attitude adopter dans telle ou telle circonstance, en toute logique et rationalitĂ©. On a ainsi, avec la moralitĂ© de l’histoire, une directive prĂ©cise, rassurante. C’est sans doute ce qui me gĂŞne ici, et le dĂ©passement de ce rĂ©flexe de l’emploi habituel du terme est difficile.
D’autant que tu dis plus haut que, pour atteindre l’Ă©quilibre phusique, il faudrait changer de vision du monde, radicalement. La phusis tend-elle Ă une autre vision du monde, un mode de pensĂ©e nouveau, menant peut-ĂŞtre Ă ce fameux Ă©quilibre? Comment y intĂ©grer le dĂ©passement des valeurs traditionnelles actuelles? Valeurs qu’on ne peut, je suis bien d’accord, pas juste mettre Ă la poubelles…
Il s’agit de SURMONTER notre vision du monde (mode de pensĂ©e, valeurs traditionnelles, etc.). La dĂ©passer… par l’arrière : la ressourcer. En vue de retrouver un certain Ă©quilibre phusique. Equilibre qui va de soi pour tout phĂ©nomène de la nature, mais que l’homme occidental a perdu en survalorisant sa raison aux dĂ©pens de ses sens. Tout un programme !
PHUSIS fait son im-possible : Ă partir de Nietzsche, avec Zarathoustra, Dionysos et tous les consanguins in artibus.