CHARLES BAUDELAIRE, « ENIVREZ-VOUS », XXXIIIe poème des Petits poèmes en prose. Le spleen de Paris, 1869.
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Enivrez-vous
Il faut être toujours ivre. Tout est là  : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »
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Poème récité en improvisation à la TV par Serge Reggiani dans Discorama en 1968 :
Photo : Louis Soutter, Force sacrée, 1930-40.
Le Temps qui nous penche vers la terre, nous mène à la mort : n’a-t-on pas appris que seuls les faibles fuient la mort, en ont peur ? Qu’il faut bien plutôt la vivre, au bon moment, et faire du retour à la terre qu’est la mort une partie intégrante de la vie?
Cette ivresse, en permettant d’échapper au fardeau du Temps, ne serait-elle donc pas qu’une manière de fuir de la vie ici et maintenant dont Zarathoustra prône la fidélité? Fidélité au monde ici et maintenant et à la terre.
Le poème peut en effet apparaître problématique, mais ne l’est pas vraiment. Baudelaire n’est pour l’occasion pas si loin que ça de Zarathoustra. Ailleurs, il l’est en tout cas bien plus…
Il ne s’agit pas tant de fuir la mort (la terre, la vie, etc.) que le temps qui passe: le rapport maladif qu’on entretient au temps ; la mauvaise gestion temporelle qu’on fait de notre vie. La seule solution que voit Baudelaire pour ne pas être prisonnier du temps (ne pas être toujours en train de courir, de nous activer, de regarder notre montre, de compter, de se dépêcher, etc.) est de s’enivrer.
N’a-t-il pas raison ? L’ivresse, sorte de folie de vie (dionysiaque), ne nous fait-elle pas nous mouvoir dans une autre dimension que celle, de l’ordre de la fuite (du temps, de la vie, de la mort): dimension pour ainsi dire naïve, hors temps, où l’on se fond avec ce qu’on est en train de faire, se confond avec la vie (phusis) qui nous prend ?
Difficile. Je comprends que l’empressement, l’impression que le temps est une contrainte ne soient en fait que le reflet de notre peur de la mort. C’est là qu’est la fuite : on a peur du temps qui passe et qui nous mènera sous terre, il faut donc vite tout faire. L’ivresse, plongeon dans la vie phusique, hors temps, hors interprétation réflexe, peut ainsi être comprise comme une manière d’échapper à cette fuite.
Mais Baudelaire considère le temps comme un fardeau dont on a meilleur temps de ne pas sentir le poids. Or c’est la manière dont nous le vivons qui fait de lui un fardeau. Il n’y a pas de raison de vouloir (par l’ivresse) ne pas sentir le temps si on peut changer notre perception qui fait de lui un fardeau. Qu’il n’en soit plus un! Plutôt que de « ne pas sentir », je comprendrais mieux « sentir autrement » le temps. Que le temps ne porte plus la menace de mort, mais puisse mener à la mort, légèrement, phusiquement.
Baudelaire et Nietzsche ne partent pas de la même perspective, n’utilisent pas les mêmes mots, mais disent au fond plus ou moins la même chose. En tout cas dans ce poème.
Baudelaire: l’ivresse nous arrache de notre rapport malade au temps qui nous fait vivre de travers. Nietzsche: il s’agit de changer notre rapport au temps et au monde, nous ouvrir à la vie dionysiaque, écouter le plus profond en nous (que nous expérimentons notamment dans l’ivresse et dans le rêve) et le laisser se déployer à son gré.
Il est vrai que chez Baudelaire, le tout semble être de l’ordre de la fuite, alors qu’il y va chez Nietzsche bien davantage d’affirmation. Tous deux vivent plus ou moins en même temps, sont travaillés par les mêmes choses, mais ne fraient pas (toujours) les mêmes chemins.
Je crois que Baudelaire soulève le problème que tout individu découvre dès sa naissance….Comment ne pas s’ennuyer afin que notre vie ne soit pas un fardeau mais plaisir,bonheur….La réponse ?Il faut l’adapter à notre temps et se poser quotidiennement la question : que vais-je faire ce jour pour être heureux et que ceux qui sont autour de moi soient heureux aussi ? offrir du vin ? s’il est bon pourquoi pas !mais modérément pour conserver la capacité d’apprécier les bonnes choses !
faire de la poésie!oui mais chacun doit découvrir la sienne et la savourer
La vertu ? qu’est-ce que la vertu de nos jours ?Je ne suis pas du tout adepte de ce concept qui nous coupe des réalités de la vie.Ma réponse ? être dans la posture mentale qui génèrera en nous la volonté de voir autour nous plaisirs, bonheurs et….voluptés