VOUS ĂTES LAS, ENDORMIS ? Vos sens sont ramollis ? Ne les laissez pas dans cet Ă©tat ; ne les mĂ©nagez pas ! Convoquez les plus grandes forces possibles pour les secouer, les rĂ©veiller ! Parlez-leur Ă coups de tonnerre et de feux dâartifices cĂ©lestes !
La voix de la beautĂ© est bien diffĂ©rente de ces immenses puissances. Elle parle doucement. Si doucement que lâendormi, justement, nây pas accĂšs, ne peut lâentendre. Aussi ne se glisse-t-elle que dans les Ăąmes les plus Ă©veillĂ©es.
Pour me protĂ©ger de la bĂȘtise dâautrui, jâai un bouclier. Il consiste en ma sensibilitĂ© et mon humour. Aujourdâhui, mon bouclier a tremblĂ© et ri doucement : rire sacrĂ© et tremblement de beautĂ©.
Câest de vous autres vertueux quâa ri aujourdâhui ma beautĂ©. Voici comment sa voix est arrivĂ©e Ă mes oreilles : « Ils veulent encore â ĂȘtre rĂ©compensĂ©s ! », voilĂ ce que mon bouclier mâa indiquĂ©.
Tel est ce qui vous distingue, vous autres vertueux : vous voulez ĂȘtre rĂ©compensĂ©s ! Vous voulez une rĂ©compense pour votre vertu, un ciel pour votre terre, et lâĂ©ternitĂ© pour votre aujourdâhui. Oui, tout ce que vous faites, vous le faites en fonction de quelque chose dâautre, dâune promesse Ă venir.
Et vous voilĂ fĂąchĂ© contre moi parce que je ne crois pas Ă votre vertu, votre ciel, votre Ă©ternitĂ©. Parce que jâenseigne quâil nây a pas de trĂ©sorier, de comptable qui juge notre vie ? Et que jâenseigne mĂȘme plus : que la vertu nâest pas mĂȘme en elle-mĂȘme sa propre rĂ©compense. Je nâenseigne tout simplement pas votre vertu chrĂ©tienne, traditionnelle, qui endort et ramollit les sens.
Ah, câest bien plutĂŽt pour moi une peine quâon ait insĂ©rĂ© dans le fond des choses le mensonge de la rĂ©compense et du chĂątiment : « Tu fais ceci, tu seras rĂ©compensé » â « Tu ne le fais pas, tu seras puni ». Ce sera soit le paradis, soit lâenfer. Vous avez beau vous croire libres, vous autres vertueux, le mensonge de la rĂ©compense et du chĂątiment travaille dans le fond de vos Ăąmes !
Mais, tel le groin du sanglier, ma parole se doit justement de dĂ©chirer le fond de vos Ăąmes. Je veux ĂȘtre pour vous une bĂȘte sauvage ; ou alors un soc de charrue, entaillant et retournant sans arriĂšre-pensĂ©e votre Ăąme.
Oui, toutes les cachotteries prisonniĂšres en vous, tous vos sales petits secrets, ce que vous refoulez, vos attentes de rĂ©compense, doit ĂȘtre retournĂ©, sortir de lâombre et venir Ă la lumiĂšre. Et quand vous serez couchĂ©s, bouleversĂ©s et brisĂ©s au soleil, votre y verrez soudain plus clair : votre mensonge se distinguera alors de votre vĂ©ritĂ©.
Votre vĂ©ritĂ© elle-mĂȘme, qui vous fait croire que vous ĂȘtes trop propres, trop purs pour la saletĂ© de ces mots : « vengeance », « punition », « rĂ©compense », « reprĂ©sailles », vous apparaĂźtra soudain comme un mensonge.
Vous dites aimer votre vertu comme la mĂšre aime son enfant. Mais en rĂ©clamant une rĂ©compense, vous vous trompez sur lâamour lui-mĂȘme ! Quand a-t-on entendu quâune mĂšre a voulu ĂȘtre payĂ©e pour son amour ?
De tout ce qui vous caractĂ©rise, câest votre vertu que vous prĂ©fĂ©rez. Câest un cercle vicieux : vous ĂȘtes pris par la soif de lâanneau, celle de toujours se retrouvez soi-mĂȘme â voilĂ en effet pourquoi et vers quoi lutte et se tourne lâanneau : lui-mĂȘme.
Et chaque Ćuvre de votre vertu est pareille Ă lâĂ©toile qui sâĂ©teint : sa lumiĂšre est toujours et encore en chemin et dĂ©ambule jusquâĂ la nuit des temps. Mais quand est-ce quâelle ne sera plus en chemin ?
Pareille Ă la lumiĂšre de lâĂ©toile, la lumiĂšre de votre vertu est encore en chemin, mĂȘme si votre action est depuis longtemps accomplie. Elle peut mĂȘme ĂȘtre oubliĂ©e et morte : son rayon de lumiĂšre vit et chemine encore. Quâimporte quand : vous voulez ĂȘtre rĂ©compensĂ©s.
Vous prĂ©tendez que votre vertu est votre moi le plus profond, ce qui vous est le plus propre, le moins Ă©tranger â et non une simple peau, un camouflage dâautres forces, a priori pas du tout vertueuses. Si telle est la vĂ©ritĂ© du fond de votre Ăąme, Ă vous autres vertueux, tel est ce qui doit dĂ©sormais vous apparaĂźtre comme un mensonge !
Les vertueux se dĂ©clinent de moult maniĂšres. Laissez-moi vous en prĂ©senter quelques-uns. Il en existe pour lesquels la vertu nâest que crispation, faisant office de crampe sous un fouet : Ă force de se voir imposer les exigences du devoir moral, la vie nâest plus que tensions et cris de souffrances. Vous avez trop Ă©coutĂ© leurs cris ! Vous en ĂȘtes trop influencĂ©s !
Et il en existe dâautres pour lesquels la vertu nâest que le rĂ©sultat du dĂ©clin, du devenir paresseux des vices ; las de se battre, ces derniers se mettent Ă faiblir, Ă somnoler et se ramollir, pour laisser la place Ă la vertu. Et lorsque, une fois nâest pas coutume, leur haine et leur jalousie se dĂ©tendent un peu pour mieux dormir, leur « justice » morale se trouve plein dâentrain, se frotte les yeux endormis pour mieux les punir.
Et il y en a dâautres qui sont tirĂ©s vers le bas : leurs diables les tirent vers les profondeurs. Mais plus ils sombrent, plus ils dĂ©priment, plus ardemment brille leur Ćil et le dĂ©sir de leur Dieu ; plus ils aspirent Ă sâĂ©lever. LĂ aussi, lâunion des contraires, la quĂȘte dâĂ©quilibre joue.
Ah, je vois bien, vous les avez entendus aussi bien que moi, vous autres vertueux ; leurs cris fùcheux se sont eux aussi pressés dans vos oreilles : « Ce que je ne suis pas, cela, cela est pour moi Dieu et vertu ! » Souffrants du manque, ils se sont imaginé un Dieu comblant tous leurs défauts, incarnant toute la perfection de leurs idées.
Et il y en a dâautres qui ne crient pas, mais qui se dĂ©placent lourdement, en grinçant, comme des charrettes transportant des pierres au bas dâun champ : ils parlent volontiers de dignitĂ© et de vertu â et appellent « vertu » leur lenteur, leur prudence, leur sabot dâarrĂȘt.
Et il y en a dâautres qui sont mĂ©caniques, comme des horloges quâon remonte tous les jours ; sans rĂ©flĂ©chir, ils font tic-tac ; et veulent quâon appelle « vertu » chacun de leur tic-tac.
En vĂ©ritĂ©, ces derniers je ne les dĂ©teste pas. Ils me procurent mĂȘme un certain plaisir : partout oĂč jâen trouve, je ne tarde pas Ă les remonter. Avec ma moquerie, je les pousse en effet Ă continuer Ă ronronner !
Et il y en a dâautres qui sont fiers de leurs vertus, fiers de leur poignĂ©e de justice. Ils se sentent Ă tel point dans la vĂ©ritĂ© quâils commettent en son nom, sans mĂȘme sâen rendre compte, des outrages inouĂŻs : et voilĂ que le monde se trouve noyĂ© dans leur injustice.
Ah, comme le mot « vertu » rĂ©sonne mal dans leur bouche ! Quand ils disent : « Je suis juste », câest toujours « Je suis vengé ! » quâil faut entendre. Oui, ce quâils appellent « justice » nâest chez eux que retournement de situation, vengeance dâune injustice passĂ©e â quitte Ă ce quâelle soit de naissance ; le vertueux est souvent nĂ© faible, pauvre, etc.
Avec leur vertu, ils veulent impressionner leur monde ; ils veulent crever les yeux Ă leurs ennemis. Et sâils sâĂ©lĂšvent, câest en sâappuyant sur eux, pour les abaisser.
Et il y en a dâautres encore qui sont vautrĂ©s dans leur marĂ©cage. Voici comment, sĂ»rs dâeux-mĂȘmes, ils parlent depuis leur roseau : « La vertu â câest ĂȘtre assis calmement dans le marĂ©cage.
Nous ne faisons de mal Ă personne ; nous ne mordons personne et nous Ă©cartons toujours du chemin de celui qui veut mordre. Il nây a rien Ă craindre de nous : dans toute chose, nous avons lâopinion quâon nous donne. » Ils sont dociles, sans fantaisie et sans convictions propres.
Et il y en a dâautres encore qui aiment les gestes et pensent que la vertu nâest quâun type de geste, une maniĂšre de faire, sans fondement.
Ils sont souvent Ă genoux, suppliants ; et leurs douces mains sont des louanges de la vertu ; mais leur cĆur nâen sait rien. Ils ne font que jouer une gestuelle vide de tout contenu.
Et il y en a dâautres encore qui se considĂšrent comme vertueux rien quâen disant : « La vertu est nĂ©cessaire ». Pourtant, au fond, ce nâest pas la vertu quâils trouvent nĂ©cessaire, mais la police. Ce quâils veulent, câest la sĂ©curitĂ©, ĂȘtre en sĂ©curitĂ©.
Et celui, mĂ©diocre, qui est incapable de voir la grandeur dans lâhomme appelle « vertu » le fait de voir de trop prĂšs sa bassesse ; câest donc sa mauvaise vue quâil appelle « vertu ».
Et certains veulent ĂȘtre Ă©difiĂ©s, redressĂ©s comme des statues ; et ils appellent cela « vertu ». Dâautres veulent au contraire ĂȘtre renversĂ©s, destituĂ©s â et appellent cela aussi « vertu ».
Et comme ça presque tout le monde croit prendre part à la vertu. Et presque tout le monde se prétend pour le moins connaisseur en matiÚre de « bien » et de « mal ».
Mais Zarathoustra ne sâest pas dĂ©placĂ© pour faire remarquer Ă tous ces menteurs et bouffons quâils ont tort ; pour leur dire : « Que savez-vous de la vertu ! Que pourriez-vous savoir de la vertu ! »
Si Zarathoustra est venu, câest pour que vous, mes amis, soyez fatiguĂ©s des vieilles paroles apprises des bouffons et des menteurs :
Pour que vous soyez fatigués des mots « récompense », « représailles », « punition », « vengeance dans la justice ».
Pour que vous soyez fatiguĂ©s de dire : « Quâune action est bonne quand elle est dĂ©sintĂ©ressĂ©e. » Que vous en ayez assez de toutes les idioties quâon vous a enfoncĂ©es dans la tĂȘte depuis votre plus jeune Ăąge.
Ah, mes amis, que votre soi, dans votre action, que ce qui vous guide du plus profond de vous-mĂȘmes dans vos actions, soit comme la mĂšre pour lâenfant. Je voudrais que ce fĂ»t lĂ votre parole de vertu ! Je laisse dĂ©ployer, dans ce que je fais, ce qui mâest le plus propre.
En vĂ©ritĂ©, je vous ai enlevĂ© cent paroles et privĂ© des jouets prĂ©fĂ©rĂ©s de votre vertu. VoilĂ pourquoi on est dĂ©sormais en colĂšre contre moi, comme le sont les enfants auxquels on a enlevĂ© ce quâils ont de plus cher.
Ils jouent en bord de mer ; et voilĂ quâune vague est venue, leur a enlevĂ© leur jouet, lâemportant avec elle dans les profondeurs. Les voilĂ qui pleurent.
Mais vous connaissez le va-et-vient de la vie : vous savez que la mĂȘme vague doit leur amener de nouveaux jouets et dĂ©verser devant eux de nouveaux coquillages bariolĂ©s !
Ils seront ainsi consolĂ©s. Et, comme eux, vous aussi, mes amis, serez consolĂ©s â et recevrez de nouveaux coquillages bariolĂ©s !
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Câest Ă coups de tonnerre et de feux dâartifices cĂ©lestes quâil faut parler aux sens amollis et endormis.
Mais la voix de la beauté parle doucement : elle ne se glisse que dans les ùmes les plus éveillées.
Mon bouclier a aujourdâhui tremblĂ© et ri doucement ; câest le rire sacrĂ© et tremblement de la beautĂ©.
Câest de vous, vous autres vertueux, quâa ri aujourdâhui ma beautĂ©. Et voici comment sa voix mâest arrivĂ©e : « Ils veulent encore â ĂȘtre rĂ©compensĂ©s ! »
Vous voulez encore ĂȘtre rĂ©compensĂ©s, vous autres vertueux ! Vous voulez une rĂ©compense pour la vertu, un ciel pour la terre et lâĂ©ternel pour votre aujourdâhui ?
Et vous ĂȘtes dĂ©sormais en colĂšre contre moi parce que jâenseigne quâil nây a pas de trĂ©sorier et de comptable ? Et il est vrai que je nâenseigne pas mĂȘme que la vertu est sa propre rĂ©compense.
Ah, telle est ma peine : on a insĂ©rĂ© dans le fond des choses le mensonge de la rĂ©compense et du chĂątiment â et maintenant encore dans le fond de vos Ăąmes, Ă vous autres vertueux !
Mais, tel le groin du sanglier, ma parole doit dĂ©chirer le fond de vos Ăąmes ; je veux ĂȘtre pour vous un soc de charrue.
Toutes les cachotteries de votre fond doivent venir à la lumiÚre ; et quand vous serez couchés, bouleversés et brisés, au soleil, votre mensonge sera lui aussi séparé de votre vérité.
Car telle est votre vĂ©rité : vous ĂȘtes trop propres pour la saletĂ© des mots : vengeance, punition, rĂ©compense, reprĂ©sailles.
Vous aimez votre vertu comme la mĂšre son enfant ; mais quand a-t-on entendu quâune mĂšre voulut ĂȘtre payĂ©e pour son amour ?
De tout ce que vous avez, votre prĂ©fĂ©rĂ© est votre vertu. Vous ĂȘtes pris par la soif de lâanneau : se retrouver soi-mĂȘme, voilĂ pourquoi lutte et se tourne tout anneau.
Et pareil Ă lâĂ©toile qui sâĂ©teint est chaque Ćuvre de votre vertu : sa lumiĂšre est toujours encore en chemin et dĂ©ambule â et quand est-ce quâelle ne sera plus en chemin ?
Ainsi la lumiĂšre de votre vertu est encore en chemin, mĂȘme si lâĆuvre est accomplie. Elle peut bien ĂȘtre oubliĂ©e et morte : son rayon de lumiĂšre vit encore et dĂ©ambule.
Que votre vertu soit votre soi et rien dâĂ©tranger, une peau, un camouflage : telle est la vĂ©ritĂ© du fond de votre Ăąme, Ă vous autres vertueux ! â
Mais il en existe sans doute pour qui la vertu est une crampe sous un fouet : et vous mâavez trop Ă©coutĂ© leurs cris !
Et il en existe dâautres pour qui la vertu est le devenir paresseux de leurs vices ; et quand leur haine et leur jalousie tendent une fois les membres [pour dormir], leur « justice » se trouve plein dâentrain et se frotte les yeux endormis.
Et il y en a dâautres qui sont tirĂ©s vers le bas : leurs diables les tirent. Mais plus ils sombrent, plus ardemment brille leur Ćil et le dĂ©sir de leur Dieu.
Ah, leurs cris se sont eux aussi pressés dans vos oreilles, à vous autres vertueux : « Ce que je ne suis pas, cela, cela est pour moi Dieu et vertu ! »
Et il y en a dâautres qui se dĂ©placent lourdement et en grinçant, comme des charrettes qui transportent des pierres vers le bas : ceux-lĂ parlent beaucoup de dignitĂ© et de vertu, â ils appellent vertu leur sabot dâarrĂȘt.
Et il y en a dâautres qui sont telles des horloges tous les jours remontĂ©es ; ils font leur tic-tac et veulent quâon appelle le tic-tac â vertu.
En vĂ©ritĂ©, ces derniers me procurent mon plaisir : lĂ oĂč je trouve de telles horloges, je vais les remonter avec ma moquerie ; et ils doivent encore ronronner par mes soins !
Et il y en a dâautres qui sont fiers de leur poignĂ©e de justice et commettent en son nom des outrages envers toutes choses : de sorte que le monde soit noyĂ© dans leur injustice.
Ah, comme le mot « vertu » sonne mal dans leur bouche ! Et quand ils disent : « Je suis juste », cela sonne toujours comme : « Je suis vengé ! »
Avec leur vertu, ils veulent crever les yeux Ă leurs ennemis ; et ils ne sâĂ©lĂšvent que pour abaisser les autres.
Et il y en a dâautres encore qui sont assis dans leur marĂ©cage et parlent ainsi Ă partir de leur roseau : « La vertu â câest ĂȘtre assis calmement dans le marĂ©cage.
Nous ne mordons personne et nous Ă©cartons du chemin de celui qui veut mordre ; et dans toute chose nous avons lâopinion quâon nous donne. »
Et il y en a dâautres encore qui aiment les gestes et qui pensent : la vertu est un genre de geste.
Leurs genoux sont toujours suppliants et leurs mains sont des louanges de la vertu, mais leur cĆur nâen sait rien.
Et il y en a dâautres encore qui tiennent pour vertu de dire : « La vertu est nĂ©cessaire » ; mais ils croient au fond uniquement que la police est nĂ©cessaire.
Et celui qui ne peut pas voir la grandeur dans lâhomme appelle vertu le fait de voir de trop prĂšs sa bassesse ; alors il appelle vertu sa mauvaise vue.
Et certains veulent ĂȘtre Ă©difiĂ©s et redressĂ©s et ils appellent cela vertu ; dâautre veulent ĂȘtre renversĂ©s â et appellent cela aussi vertu.
Et de la sorte presque tous croient prendre part Ă la vertu ; et tous veulent pour le moins ĂȘtre connaisseurs du « bien » et du « mal ».
Mais Zarathoustra nâest pas venu pour dire Ă tous ces menteurs et bouffons : « Que savez-vous de la vertu ! Que pourriez-vous savoir de la vertu ! » â
Mais pour que vous, mes amis, vous soyez fatigués des vieilles paroles que vous avez apprises des bouffons et des menteurs :
Pour que vous soyez fatiguĂ©s des mots « rĂ©compense », « reprĂ©sailles », « punition », « vengeance dans la justice ». â
Pour que vous soyez fatiguĂ©s de dire : « Quâune action est bonne quand elle est dĂ©sintĂ©ressĂ©e. »
Ah, mes amis ! Que votre soi, dans votre action, soit comme la mĂšre dans lâenfant : que cela me soit votre parole de vertu !
En vĂ©ritĂ©, je vous ai pris cent paroles et les jouets prĂ©fĂ©rĂ©s de votre vertu ; et maintenant vous ĂȘtes en colĂšre contre moi, comme le sont les enfants.
Ils jouent en bord de mer, â alors est venue la vague et leur a emportĂ© leur jouet dans les profondeurs : et maintenant ils pleurent.
Mais la mĂȘme vague doit leur amener de nouveaux jouets et dĂ©verser devant eux de nouveaux coquillages bariolĂ©s !
Ainsi seront-ils consolĂ©s ; et comme eux, vous aurez vous aussi, mes amis, vos consolations â et de nouveaux coquillages bariolĂ©s ! â
Parole de Zarathoustra.
***
Il sâagit lĂ de la suite de la retraduction commentĂ©e et littĂ©rale du Zarathoustra de Nietzsche. CinquiĂšme chapitre de la « DeuxiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les prĂ©cĂ©dents se trouvent ici.
Une action totalement dĂ©sintĂ©ressĂ©e, sans attente de rĂ©compense ou sensation de vengeance, n’est elle-pas comme l’amour d’une mĂšre pour son enfant?
Ou est-ce une idiotie de dire qu’une telle action est bonne car elle est porteuse de vertu, et n’est pas perçue comme une maniĂšre de dĂ©ployer son soi le plus propre?
Je ne suis pas sĂ»r de bien comprendre tes deux phrases. L’amour de la mĂšre pour son enfant est l’exemple mĂȘme du rapport au monde adĂ©quat pour Zarathoustra: amour gratuit, permettant au moi le plus propre (la vie phusique) de se dĂ©ployer en toute libertĂ©. Est-ce lĂ ce que tu voulais dire?
Oui, c’est cela. Et la question est : pourquoi, pour Zarathoustra, est-ce une idiotie de croire et penser qu’une action est bonne quand elle est dĂ©sintĂ©ressĂ©e? L’amour de la mĂšre pour son enfant n’en est-il pas le reflet?
Ce que Zarathoustra enseigne est qu’il n’y a pas de rapport entre le bien et le dĂ©sintĂ©rĂȘt. La catĂ©gorie du dĂ©sintĂ©rĂȘt est traditionnellement idĂ©aliste (chrĂ©tienne), marquĂ©e par le dĂ©tachement de la terre, du corps, etc. Le bien de Zarathoustra n’est en somme ni intĂ©ressĂ© ni dĂ©sintĂ©ressĂ©; hors de ces catĂ©gories, le bien est selon lui simplement ce qui porte l’homme Ă l’Ă©coute des forces de vie. C’est plus clair comme ça?
Oui, merci. Mais on peut aussi considĂ©rer le dĂ©sintĂ©rĂȘt comme un dĂ©tachement non pas de la terre, du corps, mais plutĂŽt des valeurs ou idĂ©aux traditionnels que sont la recherche de confort, d’argent, de reconnaissance… Bref les rĂ©compenses des vertueux!
En effet, mais ça ne semble pas ĂȘtre le cas ici.