LA VIE EST UNE SOURCE DE PLAISIR. L’eau qui en jaillit est propre et pure, gage de bonheur. Sauf quand la racaille s’en mêle. Oui, partout où s’abreuve la canaille, les fontaines sont empoisonnées.
Je suis favorable à tout ce qui est propre, tout ce qui est pur. Mais je ne supporte pas de voir autour de moi la racaille : les bouches ricaneuses, les impurs et leur soif maladive.
Faibles, souffrant du manque, ils ont jeté leur œil au fond de la fontaine ; ils ont scruté la vie jusque dans ses moindres détails ; et ils ont fini par lui dire « non » et se mettre à chercher à la transformer à leur guise. Regardez : voilà que leur sourire défavorable brille hors de la fontaine.
Avec leur lubricité – drôle de lubricité, soif effrénée d’idéal –, ils ont empoisonné l’eau sainte de la vie. En aspirant à un monde parfait, en y rêvant et en mettant tout en œuvre pour l’atteindre, ils se sont déracinés du monde ici-bas. Et en appelant « plaisir » leurs sales rêves, ils ont fait plus encore : ils ont empoisonné les mots eux-mêmes. De sorte que tout le monde est désormais, inconsciemment, depuis son plus jeune âge, imprégné par la même soif, les mêmes rêves d’idéal.
La flamme de la vie, toujours si généreuse, devient soudain récalcitrante quand ils appuient leurs cœurs humides contre le feu. Là où la racaille s’approche du feu, l’esprit lui-même se met à bouillonner et à fumer : forcément, quand des cœurs moites, mélancoliques, se mettent à réfléchir sur la vie, l’esprit s’agite, bouillonne, faisant que l’humidité s’évapore en direction du ciel des idées.
Quel que soit le fruit qu’ils prennent dans leurs mains, il devient douçâtre et exagérément mûr. Et ce n’est pas tout : leur simple regard – ou vue de l’esprit – augmente déjà la prise au vent de l’arbre fruitier et lui dessèche la cime. Quelle que soit leur pensée, elle est imprégnée d’abstraction, d’idéal.
Et plus d’un qui s’est détourné de la vie ne s’est en somme détourné que de la racaille, ne voulant plus partager avec elle aucune fontaine, flamme et fruit.
Et plus d’un qui s’en est allé dans le désert et y a souffert de la soif avec des animaux de proie ne voulait simplement plus être assis en compagnie de sales chameliers, de la racaille usant de la vie comme un bien de consommation.
Et plus d’un qui venait en destructeur et en averse de grêle sur les vergers traditionnels ne voulait en somme que placer son pied dans la gueule de la racaille et par là lui boucher le gosier, l’étouffer pour qu’il disparaisse.
Vous le savez bien, vous me connaissez : ce n’est pas le fait de savoir que l’hostilité, la mort et la souffrance du martyr sont nécessaires à la vie qui m’est le plus resté en travers de la gorge. Comment pourrais-je m’étonner de leur caractère indispensable, et même inhérent à l’amour, à la vie et au plaisir, moi qui, justement, enseigne l’union des contraires.
Mais il n’en demeure pas moins qu’un jour, une question m’a presque étouffé : « Quoi ? La racaille est elle aussi nécessaire à la vie ? Les hommes qui m’entourent font-ils vraiment partie intégrante de la vie ?
Les fontaines empoisonnées, les feux puants, les rêves salis, les asticots rongeant le pain de la vie sont-ils vraiment nécessaires ? Font-ils vraiment partie intégrante de la vie ? » La réponse est évidemment « non » ; tout cela n’est que maladie, corruption de la vie par la racaille.
N’allez pas croire, si vous me trouvez usé, que c’est ma haine contre elle qui a dévoré ma vie ! Si je suis usé c’est bien plutôt par dégoût ; dégoût outré, affamé. Oui, la racaille n’attise pas ma haine, mais seulement mon dégoût. Ah, j’ai souvent été lassé par l’esprit en remarquant que la racaille était elle aussi riche en esprit ! Quel dégoût !
Je n’ai alors pu faire autrement que tourner le dos à ceux qui règnent quand j’ai vu ce qu’ils appellent maintenant régner : marchander et faire des affaires pour avoir plus de pouvoir. Toujours la racaille avec la racaille !
J’ai vécu les oreilles bouchées parmi les gens qui parlent une langue qui m’est étrangère : les oreilles bouchées pour que leur langue de trafiquants et de marchandeurs pour le pouvoir me restent étrangers.
Et, contrarié, j’ai traversé tout le hier et l’aujourd’hui en me bouchant le nez. En vérité, après la racaille qui écrit, les journalistes, les chroniqueurs, les écrivains …, tout le hier et l’aujourd’hui sentent mauvais !
J’ai ainsi longtemps vécu comme un infirme ; je suis devenu sourd, aveugle et muet : tout cela pour ne pas vivre avec la racaille du pouvoir, de l’écriture et du plaisir ; les gens qui n’ont de plaisir qu’au pouvoir et au fait d’être lus.
Péniblement, mon esprit s’est alors élevé, marche après marche. Péniblement, et prudemment aussi. Réconforté çà et là par quelques aumônes de plaisir. Et la vie s’est ainsi déroulée, sous le bâton d’aveugle.
Mais que m’est-il arrivé ? Comment me suis-je libéré du dégoût ? Qui a rajeuni mon œil ? Comment ai-je réussi à m’envoler pour atteindre les hauteurs où les fontaines sont pures de toute racaille ?
Est-ce mon dégoût lui-même qui m’a créé des ailes me permettant de voler ? Et des forces me rendant capable de flairer les sources ? En vérité, j’ai dû voler dans les plus hautes régions pour retrouver la source du plaisir perdue au contact de la racaille !
Oh, et je l’ai trouvée, mes frères ! Ici, dans les plus hautes régions jaillit pour moi la source du plaisir ! Preuve qu’il existe une vie libre de toute racaille !
Tu jaillis presque trop violemment vers moi, source de plaisir ! Et, bien souvent, tu vides de nouveau ton gobelet, pour la simple raison que tu veux le remplir ! C’est que toi, au contraire des gens, tu ne souffres pas du manque, mais du trop-plein – et que tu n’aimes de toute façon pas ce qui demeure.
Et je dois encore apprendre à m’approcher de toi plus modestement : mon cœur se précipite encore trop violemment vers toi ; il faut que je parvienne à refreiner un peu mes ardeurs :
Ah, mon cœur sur lequel brûle mon été, l’été bref, chaud, mélancolique et comblé de joie, comme il s’empare de moi et comme il se précipite vers ta fraîcheur !
Passée l’hésitante tristesse de mon printemps ! Finie la méchanceté de mes flocons de neige en juin ! Je suis devenu de part en part été ; et même plus : midi, midi de l’été !
Un été dans les plus hautes régions avec des sources froides et un calme bienheureux : oh, venez, mes amis, entourez-moi : que le calme devienne encore plus heureux !
Car ceci est notre hauteur et notre patrie, à vous et à moi. Pour les impurs et leur soif, pour la racaille, nous habitons trop haut, une région trop escarpée.
Jetez sans crainte vos yeux purs dans la fontaine de mon plaisir, vous autres mes amis ! Comment pourrait-elle s’en troubler ! Elle est si loin de la fontaine scrutée par la racaille ; nul sourire défavorable n’en sortira jamais. De toute sa pureté, elle vous répondra bien plutôt en riant.
Notre nid, nous autres solitaires, nous le construisons sur l’arbre de l’avenir ; et des aigles doivent nous amener des repas dans leurs becs ! Des repas délicieux.
En vérité, des repas auxquels les impropres ne pourraient participer ! Ils croiraient bouffer du feu et se brûleraient la gueule !
En vérité, nous ne ménageons ici nul lieu pour les impropres ! Notre bonheur, le corps et l’esprit malades de la racaille l’appelleraient grottes de glaces !
Et nous voulons vivre au-dessus d’eux comme des vents forts ; voisins des aigles ; voisins de la neige ; voisins du soleil : comme vivent les vents forts.
Et pareil à un vent, je veux un jour encore souffler parmi eux et emporter le souffle de leur esprit avec mon esprit : voilà ce que veut mon avenir.
En vérité, Zarathoustra est un vent fort pour tous les bas-fonds. Voici donc les conseils qu’il donne à ses ennemis et à tout ceux qui, désireux et répulsif, salivent et crachent : « Gardez-vous de cracher contre le vent ! Sinon vous vous en prendrez plein la figure ! »
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
La vie est une source de plaisir ; mais là où la racaille boit avec, toutes les fontaines sont empoisonnées.
Je suis favorable à tout ce qui est propre ; mais je n’aime pas voir les bouches ricaneuses ni la soif des impurs.
Ils ont jeté leur œil au fond de la fontaine : maintenant leur sourire défavorable brille hors de la fontaine.
Ils ont avec leur lubricité empoisonné l’eau sainte ; et lorsqu’ils appelaient plaisir leurs rêves sales, ils empoisonnaient encore les mots.
La flamme devient récalcitrante lorsqu’ils posent contre le feu leurs cœurs humides ; l’esprit lui-même bouillonne et fume, là où la racaille s’approche du feu.
Dans leurs mains, le fruit devient douçâtre et exagérément mûr : leur regard confère à l’arbre à fruit prise au vent et lui dessèche la cime.
Et plus d’un qui s’est détourné de la vie ne s’est détourné que de la racaille : il ne voulait pas partager fontaine et flamme et fruit avec la racaille.
Et plus d’un qui est allé dans le désert et a souffert de la soif avec des animaux de proie ne voulait simplement pas être assis autour des citernes avec des sales chameliers.
Et plus d’un qui venait en destructeur et en averse de grêle de tous les champs de fruits ne voulait que placer son pied dans la gueule de la racaille et ainsi lui boucher le gosier.
Et ce n’est pas ce morceau, le fait de savoir que la vie a elle-même besoin d’hostilité et de mort et de croix de martyr, qui m’a le plus étranglé : –
Mais j’ai un jour demandé et ai presque étouffé à ma question : Comment ? La vie a aussi besoin de la racaille ?
Les fontaines empoisonnées et les feux puants et les rêves salis et les asticots dans le pain de la vie sont-ils nécessaires ?
Ce n’est pas ma haine mais mon dégoût qui, affamé, m’a dévoré la vie ! Ah, j’ai souvent été lassé par l’esprit lorsque j’ai également trouvé la racaille riche en esprit !
Et j’ai tourné le dos à ceux qui règnent lorsque j’ai vu ce qu’ils appellent maintenant régner : marchander et faire des affaires pour le pouvoir – avec la racaille !
J’ai vécu parmi des peuples de langue étrangère, les oreilles bouchées : de sorte que leur langue de trafiquants et leur faire des affaires pour le pouvoir me restent étrangers.
Et en me bouchant le nez j’ai traversé contrarié tout le hier et l’aujourd’hui : en vérité tout le hier et l’aujourd’hui sentent mauvais selon la racaille qui écrit !
Semblable à un infirme devenu sourd et aveugle et muet : c’est ainsi que j’ai longtemps vécu, de sorte à ne pas vivre avec la racaille du pouvoir et de l’écriture et du plaisir.
Péniblement mon esprit a grimpé les marches, et prudemment ; les aumônes du plaisir ont été son réconfort ; sous le bâton d’aveugle a glissé la vie.
Que m’est-il pourtant arrivé ? Comment me suis-je libéré du dégoût ? Qui a rajeuni mon œil ? Comment ai-je atteint en volant les hauteurs où il n’y a plus de racaille assise à la fontaine ?
Mon dégoût m’a-t-il lui-même créé des ailes et des forces qui flairent les sources ? En vérité, j’ai dû voler dans le plus haut pour retrouver la source du plaisir !
Oh, je l’ai trouvée, mes frères ! Ici, dans le plus haut jaillit pour moi la source de la joie ! Et il y a une vie à laquelle nulle racaille ne boit avec !
Tu jaillis presque trop violemment vers moi, source de plaisir ! Et souvent tu vides de nouveau ton gobelet, du fait que tu veux le remplir !
Et je dois encore apprendre à m’approcher de toi avec plus de modestie : mon cœur se précipite encore trop violemment vers toi : –
Mon cœur, sur lequel brûle mon été, l’été bref, chaud, mélancolique et comblé de joie : comme mon cœur d’été exige ta fraîcheur !
Passée l’hésitante tristesse de mon printemps ! Finie la méchanceté de mes flocons de neige en juin ! Je suis devenu de part en part été et midi de l’été !
Un été au plus haut avec des sources froides et un calme bienheureux : oh, venez, mes amis, que le calme devienne encore plus heureux !
Car ceci est notre hauteur et notre patrie : nous habitons trop haut et trop escarpé pour les impurs et leur soif.
Jetez seulement vos yeux purs dans la fontaine de mon plaisir, vous autres amis ! Comment pourrait-elle s’en troubler ! Avec sa pureté, elle doit vous répondre en riant.
Nous construisons notre nid sur l’arbre Avenir ; des aigles doivent nous amener, à nous autres solitaires, des repas dans leurs becs !
En vérité, nul repas auquel des impropres auraient le droit de manger avec ! Ils croiraient bouffer du feu et se brûleraient les gueules !
En vérité, il n’y a pas d’habitats que nous tenons ici prêt pour les impropres ! Leurs corps et leurs esprits appelleraient grottes de glaces notre bonheur !
Et nous voulons vivre au-dessus d’eux comme des vents forts, voisins des aigles, voisins de la neige, voisins du soleil : ainsi vivent les vents forts.
Et pareil à un vent je veux un jour encore souffler parmi eux et prendre le souffle de leur esprit avec mon esprit : tel est ce que veut mon avenir.
En vérité, Zarathoustra est un vent fort pour tous les bas-fonds ; et de tels conseils il donne à ses ennemis et à tout ce qui salive et crache : « Gardez-vous de cracher contre le vent ! » –
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Sixième chapitre de la « Deuxième partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les précédents se trouvent ici.
C’est étonnant que la vie soit décrite, tout au long du texte, avec les mots plaisir, propre, pure, bonheur,… . Et assez peu mis en lien avec la souffrance, la mort. Et ces mêmes mots sont utilisés pour décrire le rêve d’idéal de la racaille, mais mis entre-guillemets.