LORSQUE, HIER, LA LUNE S’EST LEVÉE A L’HORIZON, elle était si large, si grosse, si opulente, si brillante, là-bas, couchée au loin, que j’ai cru qu’elle voulait faire naître un soleil.
Mais il n’en était rien : elle ne faisait que mentir, sa grossesse n’était que feinte. J’avais tort de croire à son côté féminin, de me dire qu’elle était capable d’engendrer, d’accoucher. Je me suis alors rendu compte qu’il fallait que je change ma manière de voir la lune : depuis, je veux davantage encore croire à l’homme qu’à la femme qu’elle est.
Bien sûr, homme, cette timide noctambule ne l’est pas vraiment non plus, mais elle l’est en tout cas plus que femme. Il est vrai, ce n’est pas en homme, le pas assuré, solide, franc, mais au contraire avec mauvaise conscience qu’elle déambule sur les toits.
Il y a certes dans la lune un moine, un homme engagé à suivre les règles d’un ordre bien établi, les lois du cosmos, mais c’est un moine lubrique et jaloux, frotteur, rempli de désir et de frustration pour la terre et tous les amis de ceux qui aiment. S’il peut bien s’en approcher, les frôler, voire les perturber, il ne peut jamais les atteindre vraiment.
Non, moi, je ne l’aime pas, la lune, ce matou sur les toits ! Oui, d’une manière générale, tous les frotteurs qui rôdent autour des fenêtres mi-closes me répugnent.
Pieux et silencieux, elle déambule là-bas, au loin, sur des tapis d’étoiles : mais je n’aime pas les hommes aux pieds feutrés, qui ne font pas tinter le moindre éperon en se déplaçant.
Le pas de chaque honnête homme parle, exprime où il en est ; mais le chat vole à raz le sol. Regardez, la lune arrive pareille à un chat, malhonnête.
Si je dis cela, si je raconte cette parabole, c’est spécialement pour vous, vous les hypocrites sensibles, vous les « hommes de connaissance pure », vous que j’appelle – lubriques !
Je vous connais bien, je vous ai bien deviné : vous aussi, vous aimez la terre et le terrestre ! Mais il y a de la honte dans votre amour, et de la mauvaise conscience, – par là vous ressemblez à la lune !
Contrairement à vos entrailles, à vote corps, votre esprit est corrompu : on l’a persuadé qu’il fallait mépriser la terre, le terrestre, le physique, le corporel. Mais détrompez-vous : ce sont elles, vos entrailles, qui sont le plus fort en vous ! Vous avez beau croire le contraire, elles sont bien plus fortes que votre esprit !
Et voilà que votre esprit a honte de devoir suivre la volonté de vos entrailles ; le voilà qui prend, devant sa propre honte, des chemins détournés et mensongers ; le voilà qui triche et se fourvoie en disant :
« Pour moi, le plus haut – c’est ainsi qu’il se parle à lui-même, votre esprit menteur –, ce serait de regarder la vie non pas comme un chien avide, la langue pendante, mais avec indifférence, sans implication, sans désir :
« Je voudrais être heureux dans la pure et simple contemplation, sans le moindre engagement, sans le moindre désir, la volonté apaisée, morte ; sans que l’avidité de l’égoïsme ait la moindre prise sur les choses – le corps complètement froid et gris-cendre, mais avec des yeux de lunes ivres !
« Voilà comment, séduit et dérouté, l’esprit se séduit et déroute lui-même : en se convainquant que ce qu’il voudrait le plus, c’est aimer la terre comme le fait la lune, en restant toujours à distance, en ne faisant que la frôler, en ne touchant sa beauté que de l’œil.
« Et que tout mon savoir sur les choses soit pur, connaissance oui, mais immaculée ; qu’elle ne m’affecte pas, que je ne veuille rien d’elles, sinon pouvoir être couché là, devant elles, comme un miroir, capable de les refléter en ce qu’elles sont, selon mille perspectives. Tout ce que je veux être, c’est un miroir, un miroir froid, à mille faces, à mille yeux. » –
Oh vous qui cachez ce que vous êtes vraiment, au fond de vous-mêmes ; oh vous, les hypocrites sensibles, les lubriques ! Ce qui vous manque, c’est l’innocence, la naïveté dans le désir : comme votre désir est réfléchi, ciblé, stratégique, marqué par un but, il n’a de cesse de vous donner mauvaise conscience ; raison pour laquelle pourquoi vous le calomniez !
En vérité, votre problème est que votre amour de la terre n’est pas pur, n’est pas innocent, mais intéressé : vous n’aimez pas spontanément la terre, en être naïfs, en créateurs, en procréateurs, en joyeux amis du devenir !
Vous voulez que je vous dise où est l’innocence ? Elle se trouve là où il y a volonté de produire, de procréer. Pour moi, c’est celui qui veut simplement faire sortir quelque chose de lui-même, créer quelque chose au-delà de lui-même qui a la volonté la plus pure.
Vous voulez encore que je vous dise où est la beauté ? Elle se trouve là où je ne choisis pas, là où je dois vouloir de toute la volonté ; là donc où je veux aimer, quitte à m’oublier, succomber, sombrer dans l’abîme ; la beauté est là où, par amour, toute image ne reste pas qu’une image, mais devient une réalité physique, à laquelle je m’adonne tant que je veux, tant que je peux, pour m’y fondre physiquement, sans craindre de voir ma volonté elle-même succomber.
Aimer et succomber : cela rime depuis la nuit des temps. Volonté d’amour, vouloir aimer, c’est dire oui à tout, accepter de ne rien retrancher de la vie ; c’est donc aussi faire preuve de bonne volonté face à la mort. Voilà comment je vous parle, à vous les menteurs, les hypocrites, les lubriques, les lâches !
Mais voilà que votre regard de lune, votre regard de loucheur émasculé veut s’appeler « contemplation », « calme contemplation », « pure contemplation » ! Et vous êtes catégoriques : seul ce qui se laisse toucher avec des yeux de lâches doit être appelé « beau » ! Oh, vous n’êtes à vrai dire que des salisseurs de nobles mots !
Mais que ceci soit votre malédiction, vous les immaculés, vous les hommes de la pure connaissance : vous êtes stériles, vous n’accouchez jamais ! Pas même quand vous êtes couchés, larges et pleins, sur l’horizon ; pas même quand on a l’impression que vous êtes sur le point de donner naissance à quelque chose ! Non, avec vos simagrées, vous n’êtes en rien producteur.
En vérité, vous ne faites que remplir votre bouche de mots nobles : et nous ne pouvons faire autrement que croire qu’ils viennent de votre cœur de menteur, que c’est de lui qu’ils débordent.
Au contraire des vôtres, mes mots à moi sont insignifiants, des mots faibles, de peu de valeur, méprisés, tordus : oui, je ramasse volontiers ce qui tombe sous la table lors de vos repas.
Mais mon avantage est que je ne sombre pas dans les faux-semblants, que je peux toujours dire la vérité, y compris à vous, les menteurs, à vous les lâches hypocrites ! Oui, les arêtes, les coquillages et autres piquants que je ramasse par terre, me permettent justement de chatouiller le nez – des hypocrites !
Ils me permettent par exemple de vous faire remarquer qu’il y a toujours un air mauvais autour de vous et de vos repas : que vos pensées lubriques, vos mensonges, vos cachotteries, vos tricheries empestent l’air !
Suivez mon conseil : osez donc d’abord croire à vous-mêmes – à vous et à vos entrailles ! Car celui qui ne croit pas à lui-même en ce qu’il est au fond ne peut faire autrement que toujours mentir.
Ce que vous avez fait, vous les « purs », c’est suspendre devant vous-mêmes un masque, une image, une coquille vide, une larve de dieu : à force de rester à l’extérieur de toute chose, de lui tourner autour, de ne pas prendre le moindre risque de vous montrer tels que vous êtes au fond, l’affreux serpent rampant que vous êtes s’est enroulé sur lui-même pour se présenter comme une simple image, un masque, terré dans la larve d’un dieu.
En vérité, vous ne faites que tromper votre monde, vous les « contemplatifs » ! Zarathoustra lui-même s’est jadis laissé duper par votre belle apparence, il a lui-même été le bouffon de vos divines peaux ; il était alors loin de deviner qu’elles étaient à vrai dire pleines de venin, pleines de serpents enroulés sur eux-mêmes.
J’ai jadis cru voir jouer une âme divine dans vos jeux, vous les « hommes de la connaissance pure » ! Je n’ai jadis pas imaginé meilleur art que vos multiples manières de faire, que vos innombrables sophistications artistiques !
La distance qui me séparait de vous cachait à mes yeux votre grossièreté de serpents et votre épouvantable odeur : et le fait que, sous toutes les apparences, rôdait par ici la ruse malicieuse d’un lézard lascif, un être passif et lubrique.
Mais je me suis approché près de vous et j’ai compris votre jeu stérile : le jour m’est venu – et voilà que par ma bouche, il vient désormais aussi à vs oreilles, – mettant fin aux agissements amoureux de la lune !
Regardez-la donc ! Comme elle se tient là, prise sur le fait et pâle – face à l’aurore !
Car déjà il arrive, le rougeoyant soleil, – il arrive avec son honnête amour à lui pour la terre ! Au contraire de l’amour réfléchi, distant, voilé, de la lune, au contraire de votre propre amour, tout amour du soleil est innocence et avidité de créateur !
Regardez donc comment, impatient, il traverse la mer ! Ne sentez-vous pas sa soif et le souffle chaud de son amour ?
Il veut téter la mer et aspirer vers lui, dans les hauteurs, ses profondeurs : et voilà que le désir de la mer s’élève de ses mille poitrines.
Elle veut être embrassée et aspirée par la soif du soleil ; elle veut devenir air et hauteur, et aussi sentier de lumière et finalement elle-même lumière !
En vérité, je suis pareil au soleil, comme lui, j’aime la vie et toutes les mers profondes.
Et voici ce que moi, j’appelle connaissance : l’expérience que toute profondeur doit s’élever – vers ma hauteur ! Il s’agit, en d’autres termes, de l’union, voire de la fusion de ce que vous-autres lâches et lubriques hypocrites distants appelez bien à tort des contraires.
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Lorsque, hier, la lune s’est levée, j’ai cru qu’elle voulait faire naître un soleil : si large et pleine elle était couchée à l’horizon.
Mais elle était un menteur avec sa grossesse ; et je veux davantage encore croire à l’homme dans la lune plutôt qu’à la femme.
Bien sûr, elle n’est que peu homme aussi, cette timide noctambule. En vérité, c’est avec mauvaise conscience qu’elle déambule sur les toits.
Car il est lubrique et jaloux, le moine dans la lune, lubrique de la terre et de tous les amis de ceux qui aiment.
Non, je ne l’aime pas, ce matou sur les toits ! Tous ceux qui rôdent autour de fenêtres mi-closes me répugnent.
Pieux et silencieux, il déambule là-bas sur des tapis d’étoiles : – mais je n’aime pas tous les pieds d’hommes feutrés auxquels ne tinte pas le moindre éperon.
Le pas de chaque honnête parle ; mais le chat vole à raz le sol. Regardez, pareil un chat arrive la lune, et malhonnête. –
Cette parabole, je vous la donne à vous, hypocrites sensibles, vous « hommes de connaissance pure » ! Vous, je vous appelle – lubriques !
Vous aussi, vous aimez la terre et le terrestre : je vous ai bien deviné ! – Mais il y a de la honte dans votre amour et de la mauvaise conscience, – vous ressemblez à la lune !
On a persuadé votre esprit de mépriser le terrestre, mais pas vos entrailles : mais elles sont le plus fort en vous !
Et votre esprit désormais a honte de devoir suivre la volonté de vos entrailles et prend face à sa propre honte des chemins détournés et mensongers.
« Cela serait pour moi le plus haut – ainsi parle à lui-même votre esprit menteur – de regarder la vie sans désir et non pas, comme le chien, la langue pendante :
« Être heureux dans la contemplation, la volonté morte, sans prise et avidité de l’égoïsme – froid et gris-cendre sur tout le corps, mais avec des yeux de lunes ivres !
« Cela serait mon préféré, – ainsi l’esprit séduit se séduit-il lui-même – aimer la terre comme la lune l’aime, et ne palper sa beauté que de l’œil.
« Et que de toutes les choses cela s’appelle pour moi immaculée connaissance, que je ne veuille rien des choses : sinon que je peux être couché là devant elles comme un miroir avec mille yeux. » –
Oh, vous hypocrites sensibles, vous lascifs ! Il vous manque l’innocence dans le désir : et c’est pourquoi vous calomniez désormais le désir !
En vérité, vous n’aimez pas la terre en créateurs, en procréateurs, en joyeux amis du devenir !
Où est l’innocence ? Là où est la volonté de procréer. Et celui qui veut créer par-delà soi-même a pour moi la volonté la plus pure.
Où est la beauté ? Là où je dois vouloir avec toute la volonté ; où je veux aimer et succomber, de sorte qu’une image ne reste pas qu’une image.
Aimer et succomber : cela rime depuis des éternités. Volonté d’amour : c’est aussi faire preuve de bonne volonté face à la mort. Ainsi je vous parle, vous les lâches !
Mais votre regard de loucheur émasculé veut désormais s’appeler « contemplation » ! Et ce qui se laisse palper avec des yeux de lâches doit être appelé « beau » ! Oh, vous salisseurs de mots nobles !
Mais telle doit être votre malédiction, vous les immaculés, vous hommes de la pure connaissance, que vous n’allez jamais accoucher : et même si vous êtes couchés, larges et pleins, sur l’horizon !
En vérité, vous avez la bouche pleine de mots nobles : et nous devons croire que le cœur vous déborde, vous menteurs ?
Mais mes mots sont des mots faibles, méprisés, tordus : je ramasse volontiers ce qui tombe sous la table lors de vos repas.
Avec vous – hypocrites, je peux toujours vous dire la vérité ! Oui, mes arêtes, coquillages et piquants doivent chatouiller le nez – des hypocrites !
Il y a toujours un air mauvais autour de vous et de vos repas : vos pensées lubriques, vos mensonges et cachotteries sont en effet dans l’air !
Osez donc d’abord vous croire vous-mêmes – vous et à vos entrailles ! Qui ne se croit pas soi-même ment toujours.
Vous vous êtes suspendu devant vous-mêmes une larve de dieu, vous les « purs » : votre affreux ver rampant s’est terré dans la larve d’un dieu.
En vérité, vous trompez, vous « contemplatifs » ! Zarathoustra lui-même a jadis été un bouffon de vos divines peaux ; il ne devinait pas les nœuds de serpents qui les bouchaient.
J’ai jadis cru voir jouer une âme divine dans vos jeux, vous les « hommes de la connaissance pures » ! Je n’ai jadis pas imaginé meilleur art que vos arts !
Le lointain me cachait les ordures de serpents et l’épouvantable odeur : et que la ruse d’un lézard lascif rôdait par ici.
Mais je suis venu près de vous : le jour m’est alors venu – et le voilà qui vous vient, – l’affaire amoureuse de la lune a pris fin !
Regardez-la donc ! Elle se tient là prise sur le fait et pâle – face à l’aurore !
Car déjà il arrive, le rougeoyant, – et arrive son amour pour la terre ! Tout amour de soleil est innocence et désir de créateur !
Regardez donc comment il traverse, impatient, la mer ! Ne sentez-vous pas sa soif et le souffle chaud de son amour ?
Il veut téter la mer et boire vers lui dans les hauteurs ses profondeurs : là s’élève le désir de la mer avec mille poitrines.
Elle veut être embrassée et aspirée par la soif du soleil ; elle veut devenir air et hauteur et sentier de la lumière et soi-même lumière !
En vérité, comme le soleil j’aime la vie et toutes les mers profondes.
Et voici ce que j’appelle connaissance : toute profondeur doit s’élever – vers ma hauteur !
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Quinzième chapitre de la « Deuxième partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les précédents se trouvent ici.