J’AI UNE QUESTION À TE POSER, mon frère : elle fera office de sonde lancée dans ton âme pour y mesurer sa profondeur.
Tu es jeune et souhaites te marier et avoir un enfant. Mais je te demande : as-tu vraiment le droit de souhaiter un enfant ?
Es-tu le vainqueur, le triomphateur de toi-même, le souverain des sens, le maître de tes vertus ? Es-tu suffisamment fort pour donner la vie à un enfant et ensuite l’éduquer comme il se doit ? Voilà ce que je te demande.
Ou ton souhait n’est-il que le fruit d’une pulsion animale, d’un besoin naturel ? Ou est-ce l’esseulement qui te pousse à procréer ? La volonté de faire comme les autres ? Ou alors l’insatisfaction vis-à-vis de toi-même ? Est-ce parce que tu t’ennuies, parce que tu veux qu’il se passe quelque chose dans ta vie que tu veux fonder une famille ?
Il faut que tu saches que je veux que ton aspiration à avoir un enfant provienne de ta victoire et de ta liberté. De ta capacité à te dépasser, te surmonter toi-même et à ne pas te laisser emprisonner dans des schémas de pensée. Selon ma sagesse, les enfants doivent être les monuments vivants construits en toute nécessité pour célébrer ta victoire et ta libération. Du corps comme de l’esprit.
Oui, c’est une tâche que de construire au-delà de toi-même. Mais avant de la prendre sur toi, il faut que tu sois d’abord toi-même bien construit. Il faut d’abord que ton corps et ton âme soient bien alignés l’un sur l’autre.
Tu ne dois pas simplement te reproduire, mais produire quelque chose au-delà de toi-même ! La reproduction de l’espèce est une chose, son dépassement une autre. Le but est toujours le même : favoriser le pont qui conduit l’homme au surhomme. Que le jardin du mariage te vienne en aide pour cela !
Ta tâche est de créer un corps supérieur dans un esprit libre : un premier mouvement, une roue qui tourne d’elle-même. L’enjeu est de créer un créateur.
Mariage : c’est ainsi que j’appelle la volonté d’être deux pour créer l’un qui est plus que les deux qui l’ont créé. J’appelle mariage le respect de l’autre, de l’être aimé, mais aussi de tous ceux qui aspirent à avoir une telle volonté de dépassement de soi. Le mariage est le respect pour ce qui est supérieur, pour ce qui se domine soi-même, pour ce qui est libre, créateur, prêt à enfanter un créateur.
Voilà qui doit être le seul sens et la seule vérité de ton mariage. Ah, mais tu veux savoir comment j’appelle la position de la plupart, ce que la foule, les beaucoup trop nombreux, les superflus, appellent mariage ?
Ah, cette pauvreté de l’âme à deux ! Ah, cette saleté de l’âme à deux ! Ah, cet infâme plaisir à deux ! Oui, la plupart des couples ne fait que cultiver la morale romantique, consommatrice, hédoniste, du faible : le retour de l’homme à l’animal, ou alors sa transformation en machine.
C’est tout cela que les gens appellent mariage : et, en plus, ils disent que leurs mariages sont conclus au ciel, que leurs unions sont scellées sous le regard bienveillant de Dieu.
Eh bien, je ne l’aime pas, ce ciel et le dieu des superflus ! Tout comme je n’aime pas ces animaux avalés, engloutis par le filet céleste, prisonniers machinés par la tradition chrétienne ! Qu’ils restent à distance, je ne veux rien avoir à faire avec eux !
Et que leur dieu reste lui aussi à distance ! Je ne veux rien avoir à faire avec lui non plus, leur dieu boiteux, qui se traîne vers eux pour bénir ce qu’il n’a pas lui-même assemblé. Qu’il reste lui aussi loin de moi !
Mais ne riez pas de tels mariages ! Ne vous moquez pas : la situation est triste. Question mariage, à la limite, que les gens fassent ce qu’ils veulent, c’est leur affaire. Mais quant à l’enfantement… Quel enfant n’a aujourd’hui pas de bonne raison de pleurer de ses parents ? L’enfantement de la plupart est une honte : les enfants sont d’emblées condamnés, prisonniers. Quelle difficulté pour eux de s’arracher de la pauvreté, de la saleté et de l’infâme plaisir de leurs parents !
Le mariage, l’amour est bien étrange. Prenons quelques exemples. Cet homme m’a semblé digne et mûr pour le sens de la terre. Au point que j’aie placé en lui bon nombre d’espoirs. Mais voilà que je vois sa femme – et la terre m’a soudain semblé être une maison d’aliénés.
Oui, je voudrais que la terre tremble de convulsions, se révolte quand un saint, un homme de bien, un homme comme il faut s’accouple à une oie. Je voudrais que la vie fasse quelque chose pour l’en empêcher.
Autre exemple. Un tel s’avançait en héros à la recherche de vérités. Son courage lui permettait de réaliser quantité d’exploits, de déceler d’innombrables préjugés, de corriger mille erreurs, sur lui-même et sur les autres. Mais voilà qu’un jour il a fini par s’emparer d’un petit mensonge propret qu’il appelle son mariage.
Tel autre était revêche, rigide dans ses relations et difficile dans ses choix : peu enclin à fréquenter n’importe qui et à bavarder n’importe comment sur n’importe quoi. Mais voilà que d’un coup d’un seul il a pour toujours gâté sa compagnie : il appelle cela son mariage.
Tel autre encore cherchait une femme fidèle, morale, une servante avec les vertus d’un ange. Mais voilà que d’un coup d’un seul il est lui-même devenu la servante d’une femme et il ne lui manque plus qu’une chose : qu’il devienne encore un ange.
Tous les acheteurs que j’ai croisés sont consciencieux, et tous ont des yeux rusés. Mais même le plus rusé achète finalement sa femme comme chat en poche, à l’aveugle.
Beaucoup de courtes folies, des amusements, des sensations, des plaisirs irrationnels – voilà ce que vous appelez amour. Donc vous vous mariez. Mais votre mariage a tôt fait de mettre fin à bon nombre de courtes folies : telle une longue bêtise, le mariage fait passer à la trappe les amusements, les sensations, les plaisirs irrationnels. Le couple sombre vite dans une routine bien raisonnable.
Qu’est-ce que l’amour ? Votre amour de la femme et l’amour de la femme pour l’homme ? Ah, si seulement il était pitié, compassion pour des dieux souffrants et voilés ! Si seulement il était un chemin vers la jubilation et le dévoilement divins ! Un chemin vers le surhomme ! Mais l’amour entre deux êtres humains se réduit le plus souvent à celui entre deux bêtes qui se devinent, se flairent l’une l’autre.
Oui, même votre meilleur amour n’est qu’une image extasiée et une douloureuse ardeur : une histoire idéaliste que vous vous racontez, basée sur quelques pulsions qui vous ont bouleversé. Alors qu’il devrait être tout autre chose : un flambeau qui vous éclaire en direction de chemins plus élevés.
Un jour vous devrez vous élever au-dessus de votre petite personne. Un jour il faudra que vous aimiez par-delà vous-mêmes ! Alors apprenez d’abord à aimer ! Au lieu de continuer à suivre aveuglément la tradition, au lieu d’aimer comme tout le monde, mettez-vous à suivre mes conseils ! Regardez les choses en face et buvez sans délai l’amer calice de votre amour !
Oui, il y a de l’amertume jusque dans le calice du meilleur amour : c’est par là qu’il fait justement aspirer au surhomme ; c’est par là qu’il te montre le chemin, qu’il te donne soif, à toi le créateur !
Soif de créateur, flèche et aspiration vers le surhomme : parle, mon frère, est-ce là ta volonté de mariage ?
J’appelle sacrée une telle volonté, et sacré un tel mariage. –
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
J’ai une question pour toi seul, mon frère : comme une sonde, je lance cette question dans ton âme, pour que je sache quelle est sa profondeur.
Tu es jeune et te souhaites enfant et mariage. Mais je te demande : es-tu un homme qui a le droit de se souhaiter un enfant ?
Es-tu le vainqueur, le triomphateur de toi-même, le souverain des sens, le maître de tes vertus ? Ainsi je te demande.
Ou est-ce l’animal et le besoin naturel qui parlent dans ton souhait ? Ou l’esseulement ? Ou l’insatisfaction vis-à-vis de toi-même ?
Je veux que ce soient ta victoire et ta liberté qui aspirent à avoir un enfant. Tu dois construire des monuments vivants à ta victoire et à ta libération.
Tu dois construire au-delà de toi-même. Mais tu me dois d’être d’abord toi-même construit, le corps et l’âme à angle droit.
Tu ne dois pas seulement t’ensemencer au loin, mais aussi vers les hauteurs ! Que le jardin du mariage te soit une aide pour cela !
Tu dois créer un corps supérieur, un premier mouvement, une roue tournant d’elle-même, – tu dois créer un créateur.
Mariage : c’est ainsi que j’appelle la volonté d’être deux pour créer l’un qui est plus que ceux qui l’ont créé. J’appelle le mariage respect de l’autre, comme de ceux qui veulent une telle volonté.
Que ceci soit le sens et la vérité de ton mariage. Mais ce que les beaucoup trop nombreux, les superflus, appellent mariage, – ah, comment est-ce que je l’appelle ?
Ah, cette pauvreté de l’âme à deux ! Ah, cette saleté de l’âme à deux ! Ah, cet infâme plaisir à deux !
Ils appellent tout cela mariage : et ils disent que leurs mariages sont conclus au ciel.
Eh bien, je ne l’aime pas, ce ciel des superflus ! Non, je ne les aime pas, ces animaux avalés dans le filet céleste !
Que le dieu qui boite vers eux pour bénir ce qu’il n’a pas assemblé reste lui aussi loin de moi !
Ne riez pas de tels mariages ! Quel enfant n’aurait pas de raison de pleurer de ses parents ?
Cet homme m’a semblé digne et mûr pour le sens de la terre : mais quand j’ai vu sa femme, la terre m’a semblé être une maison d’aliénés.
Oui, je voudrais que la terre tremble de convulsions quand un saint et une oie s’accouplent.
Un tel s’avançait en héros à la recherche de vérités et finit par s’emparer d’un petit mensonge propret. Il l’appelle son mariage.
Tel autre était revêche dans ses relations et était difficile dans ses choix. Mais d’un coup il a corrompu pour toujours sa compagnie : il l’appelle son mariage.
Tel autre encore cherchait une servante avec les vertus d’un ange. Mais d’un coup il est devenu la servante d’une femme et il serait désormais nécessaire qu’il devienne de surcroît encore un ange.
J’ai maintenant trouvé tous les acheteurs consciencieux, et tous ont des yeux rusés. Mais même le plus rusé achète encore sa femme chat en poche.
Beaucoup de courtes folies – cela s’appelle chez vous amour. Et votre mariage met fin à beaucoup de courtes folies, telle une longue bêtise.
Votre amour de la femme et l’amour de la femme pour l’homme : ah, si seulement il était pitié vis-à-vis de dieux souffrants et voilés ! Mais le plus souvent deux bêtes se devinent l’une l’autre.
Mais même votre meilleur amour n’est qu’une parabole extasiée et une cendre douloureuse. Il est un flambeau qui doit vous éclairer vers des chemins plus élevés.
Un jour vous devrez aimer par-delà vous-mêmes ! Alors apprenez d’abord à aimer ! C’est pourquoi il vous faut boire l’amer calice de votre amour.
Il y a aussi de l’amertume dans le calice du meilleur amour : c’est ainsi qu’il fait aspirer au surhomme, c’est ainsi qu’il te donne soif, à toi le créateur !
Soif au créateur, flèche et aspiration vers le surhomme : parle, mon frère, est-ce là ta volonté de mariage ?
J’appelle sacré une telle volonté et un tel mariage. –
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. vingtième chapitre des « Discours de Zarathoustra » (« Première partie »). Les précédents se trouvent ici.
Bonjour, j’ai du mal à comprendre « le plus rusé achète sa femme comme chat en poche » Nietzsche conseillerais donc de choisir sa femme à l’aveugle, pouvez vous détailler ?
Nietzsche ne donne pas là un conseil, mais fait un constat : les hommes ont beau chercher leur femme de manière consciencieuse et rusée, ils le font à l’aveugle: nul ne peut connaître vraiment la femme trouvée. Elle va forcément se dévoiler différente de ce que l’homme a pu croire de prime abord.
Bonjour Michel,
J’aimerais tout d’abord vous remercier de m’avoir éclairé. C’est bien cela, un constat
Au vu de ce constat que suggère Nietzsche, ou selon votre sagesse (phusis) à vous, que suggérez vous ? Comment chercher et trouver sa femme ?
Très cordialement
Si l’enjeu de l’existence est d’accompagner les forces de vie, notre tâche est, par-delà nos idées, nos illusions, nos envies (aussi d’amours) humaines, trop humaines, de partager les forces créatrices qui nous portent, nous dépassent et nous entourent.
Nietzsche suggère de trouver… son Ariane. Plongé dans les dédales de la vie (dionysiaque), l’homme tragique cherche selon lui le fil qui lui permet de ne pas se perdre. Où le trouver ? Non pas dans une personne aimée, mais en nous-mêmes ! Dans notre moi le plus profond qui nous est commun à tous. Le chemin de sagesse ne se trouve pas dans les livres, les théories, les humains, mais… au fond de nous-mêmes, en deçà de notre subjectivité, dans la grande volonté et le grand amour de Dionysos.