QUAND ZARATHOUSTRA ÉTAIT DE NOUVEAU SUR LA TERRE FERME après son voyage en mer, il n’est pas retourné directement dans ses montagnes et sa caverne, mais a emprunté quantité de chemins déjà bien connus. Curieux de voir ce qui s’est passé avec l’homme, il a refait son trajet de jadis en sens inverse. Non sans sonder les choses et se poser de nombreuses questions. Procédant ainsi, il s’est lui-même taxé en plaisantant de « fleuve tortueux qui remonte vers sa source ! » Comment l’homme a-t-il évolué depuis son premier passage ? Est-il devenu plus grand ? Ou au contraire plus petit ? Quelle ne fut pas sa surprise quand il est tombé sur une rangée de nouvelles maisons, qui venaient visiblement d’être construites ! Le voilà qui a alors demandé :
« Mais que signifient ces maisons ? Qui a pu les placer là ? Quel genre d’âme faut-il avoir pour bâtir de telles maisonnettes ? En tout cas pas une grande ! Elles apparaissent bien plutôt comme le symbole même de la petitesse d’âme !
Un enfant stupide les aurait-il sorties de sa boîte de jeux ? Qu’il en vienne donc un autre pour les remette au plus vite dans sa boîte !
Et ces pièces, et ces chambres, sont elles vraiment faites pour des êtres humains ? Des hommes peuvent-ils vraiment y vivre ? En sortir et y entrer ? Davantage que pour eux, elles me semblent faites pour les poupées en soie ou de gourmandes jeunes filles qui aiment bien se laisser grignoter. »
Zarathoustra est alors resté debout et s’est mis à réfléchir. Enfin, après un long moment, il s’est dit, peiné, désolé : « Regarde-moi ça : tout est devenu plus petit !
Partout, les portes, les ouvertures sont devenues plus basses qu’avant. Bien sûr, celui qui est de mon genre, grand comme moi, arrive encore à passer dessous, mais il doit se baisser pour le faire !
Oh, quand les choses changeront-elles ? Quand reviendrai-je au pays sans plus devoir me baisser – sans plus devoir faire profil bas devant les petits ! » Et Zarathoustra de soupirer et de regarder, immobile, vers le lointain.
Mais il n’est pas resté longtemps ainsi statique et méditatif. Le même jour, il a encore prononcé son discours sur la vertu qui rapetisse.
2.
Quand je suis parmi les gens du peuple, je ne me voile pas la face. Oui, je garde les yeux ouverts. Non sans très bien savoir ce qu’ils pensent en me voyant. Non sans très bien savoir qu’ils ne me pardonnent guère de ne pas les admirer, de ne pas être jaloux de leurs vertus.
Parce que je suis sincère, parce que je leur dis que si les petites vertus sont bien nécessaires aux petites gens cela ne veut pas dire que les petites gens eux-mêmes soient nécessaires, ils sont fâchés contre moi et cherchent ni plus ni moins à me mordre !
Je ressemble à un coq dans une ferme étrangère que les poules hostiles attaquent. Mais je ne suis pas pour autant mauvais pour ces poules. Je ne leur en veux pas de m’en vouloir. Et même plus : je ne leur fais pas même remarquer leur bêtise.
Au contraire : je suis bien plutôt poli avec eux, comme je le suis d’ailleurs vis-à-vis de tous les petits scandales. Etre désagréable, piquant, avec les petits me semble être une sagesse inadéquate, juste bonne pour les hérissons.
Le soir, quand je ne suis pas là, quand ils sont assis près du feu, ils parlent de moi ; tout le monde parle de moi, mais personne ne pense – à moi ! Oui : on critique, on se moque, mais on ne se met jamais à la place de la personne en question. On reste extérieur, sans chercher à comprendre les choses selon une autre perspective que la sienne.
Voilà le nouveau type de silence que j’ai appris à connaître – silence paradoxal : celui du bruit que vous faites à mon propos. Vos médisances sont en effet telles qu’elles étouffent mes enseignements : votre bruit fait office de manteau venant recouvrir mes pensées.
Et voici quelques exemples de bruits, de remarques médisantes que vous partagez dans mon dos : « Que nous veut ce sombre nuage ? Il faut s’en méfier ! Il est dangereux ! Protégeons en nous! Prenons garde qu’il ne nous amène pas une épidémie ! »
Dernièrement, une femme a même tiré vers elle son enfant quand ce dernier a voulu venir vers moi : « Eloignez les enfants ! », a-t-elle crié après m’avoir observé : « De tels yeux brûlent les âmes d’enfants. » Comme si j’étais le diable incarné.
Quand je parle, les gens se mettent à tousser, croyant que la toux peut étouffer mes paroles ; croyant que la toux est une objection contre les vents forts. Foutaises ! Comme ils sont loin de deviner avec quelle force mugit mon bonheur !
« Nous n’avons pas encore de temps pour Zarathoustra », voilà ce qu’ils disent encore, voilà ce qu’ils m’objectent. Mais qu’importe à Zarathoustra une époque de la hâte et de la précipitation, une époque qui « n’a pas de temps » ?
Et quand bien même ils en viendraient à faire mon éloge, comment pourrais-je y croire ? Comment pourrais-je m’endormir sur leurs lauriers ? Leurs lauriers me fait au contraire l’effet d’une ceinture d’épines : une ceinture qui continue à gratter même après l’avoir ôtée.
Voici ce que j’ai encore appris : que le laudateur ne s’intéresse pas forcément à la personne qu’il loue. En effet, quand il la félicite, quand il lui indique qu’il apprécie ce qu’elle fait et est, loin de lui donner en retour ce qu’il lui doit, en signe de reconnaissance et de remerciement, il veut en vérité le plus souvent simplement se le mettre dans la poche ! S’il lui lèche les bottes, c’est pour son propre profit : la personne en question sera flattée, verra son laudateur sous un bon œil et sera prête à s’engager davantage encore pour lui.
Je vous laisse demander à mon pied si vos manières flatteuses et séductrices lui plaisent ! En vérité, après une mesure d’un tel degré de dissonance, après un tel tic-tac aussi mécanique, il n’a pas plus envie de danser que de rester sur place. Ce qu’il préfèrerait faire, c’est vous botter les fesses !
Ah, les petites gens cherchent à m’attirer, à me séduire et complimenter avec leurs petites vertus ; ils cherchent à convaincre mon pied avec le tic-tac mécanique de leur petit bonheur. Mais ils n’y parviendront pas !
Quand je suis parmi les gens du peuple, je ne me voile pas la face. Oui, je garde les yeux ouverts. Ça ne fait pas de doute : ils sont devenus plus petits et deviennent toujours plus petits. Pourquoi ? En raison de leur doctrine du bonheur et de la vertu.
Celle-ci les rend modestes question bonheur et vertu tout aussi bien : ce qu’ils veulent, c’est juste le plaisir, le confort, rien de plus. Et seule la vertu modeste se supporte avec plaisir. La grande vertu, elle, est toute autre : elle implique quantité de souffrances.
Eux aussi, comme tout phénomène, apprennent leur façon d’avancer en marchant. Or moi, cette manière de marcher, je l’appelle boitiller. Et voilà qu’ils deviennent un frein, une réprobation pour tous ceux qui sont pressés.
Et ce n’est pas tout : outre le fait d’avancer ainsi, clopin-clopant, plus d’un parmi eux regarde ce faisant encore en arrière, la nuque raidie par cette posture inadaptée. Pourquoi m’en cacher : à celui-là, qui a des relents de nostalgie, je rentre volontiers dans le lard.
Que ce soit clair : le pied et les yeux ne doivent pas mentir, ni se démentir l’un l’autre. Et pourtant il y a beaucoup de mensonges parmi les petites gens. Ah, comme les gens sont menteurs ! Comme ils trichent, serait-ce sans le savoir !
Bien sûr, certains d’entre eux sont conscients de ce qu’ils font ; maîtres de leurs agissements, ils font vraiment ce qu’ils veulent. Mais la plupart, loin de vouloir, est au contraire voulue, c’est-à-dire prisonnière d’une volonté qui n’est pas la leur – à vrai dire celle de la tradition dont ils sont les rejetons. Il existe certes également certaines personnes authentiques, vraies, libres de leur pensée ainsi que de leurs faits et gestes, mais la grande majorité est constituée de mauvais comédiens.
Il y a somme toute trois sortes de comédiens : d’abord ceux qui ne savent pas même qu’ils jouent la comédie ; et ceux qui, au fait des risques que comporte le jeu, ont beau ne pas vouloir jouer la comédie, prétendre ne pas le faire ; mais tout deux jouent leur rôle malgré eux. Les troisièmes enfin, les plus rares, sont les authentiques, les vrais. S’ils sont de toute façon rares parmi les hommes, ils le sont d’autant plus parmi les comédiens.
Voici autre chose observable parmi mes semblables : la faible part de masculinité qu’on trouve chez les hommes. Raison pour laquelle les femmes ont tendance à se masculiniser. Question d’équilibre. Car seul l’homme suffisamment masculin libérera la femme dans la femme ! Les autres, les hommes sans virilité, ne font que les pousser à endosser elles le rôle d’homme : ce qui leur fait perdre leur féminité – et pas devenir viriles pour autant…
Voici finalement, parmi toutes leurs hypocrisies, celle que j’ai trouvée la pire : le fait que même les personnes autoritaires, même les commandants feignent les vertus de ceux qui servent, s’appuient sur une morale d’esclaves.
« Je sers, tu sers, il sert » – voilà comment prie non seulement l’hypocrisie des esclaves, mais aussi la fourberie de ceux qui ont le pouvoir. Et le malheur est assuré là où le premier maître n’est somme toute que le premier serviteur !
Ah, la curiosité de mon œil s’est sans doute aussi laissé fourvoyer par leurs hypocrisies. Mais une chose est sûre : derrière les vitres ensoleillées, j’ai bien deviné leur bourdonnement et par suite leur bonheur de mouches.
Je vois en eux tant de bonté, signes de tant de faiblesse. Tant de justice et de compassion, de pitié, signes de tant de faiblesse.
Ils sont rond, droits et bons les uns envers les autres ; rond, droits et bons comme le sont les graines de sable avec les graines de sable. Insignifiants.
Embrasser modestement un petit bonheur – voilà ce qu’ils appellent « résignation » ! Et ce faisant ils louchent déjà modestement vers un nouveau petit bonheur médiocre.
Au fond, ils n’y a naïvement qu’une seule chose qu’ils veulent vraiment : être à l’abri, là où personne ne peut leur faire de mal. C’est pourquoi ils vont au devant de tout un chacun pour lui faire du bien. Pour qu’ils leur donnent la pareille.
Mais ils ont beau appeler tout cela « vertu », ce n’est que lâcheté.
Et si pour une fois ils parlent de manière ferme et rude : je n’entends rien d’autre que leur enrouement. Car il en est bien ainsi : le moindre courant d’air les enroue. Alors ils se mettent à grincer et à toussoter dans leur bonheur.
Comme les doigts de leurs vertus, ils sont avisés, habiles, intelligents. Mais ils n’ont pas de poings : ce qui leur manque, ce sont des poings dans lesquels leurs doigts peuvent se replier – et se transformer en force de frappe.
La puissance de la vertu est pour eux de rendre modeste et docile : elle leur a permis de transformer les loups en chiens et l’homme lui-même en le meilleur animal domestique de l’homme.
« Nous plaçons notre chaise au milieu – voilà ce que me dit leur sourire : au milieu, tout aussi loin des vaillants escrimeurs, prêts à mourir pour une idée ou une tâche, que des truies joyeuses, vautrées dans le plaisir le plus cru. »
Ils parlent de milieu, de juste milieu, de modération, d’équilibre, mais c’est là en somme – de la médiocrité.
***
Traduction littérale
Quand Zarathoustra était de nouveau sur la terre ferme, il n’est pas allé tout droit dans ses montagnes et sa caverne, mais a fait de nombreux chemins et de questions et a sondé ceci et cela, de sorte qu’il a dit de lui-même en plaisantant : « Regarde un fleuve qui coule en maints méandre en retour vers la source ! » Car il voulait faire expérience de ce qui s’est entre-temps passé avec l’homme : s’il est devenu plus grand ou plus petit. Et une fois il a vu une rangée de nouvelles maisons ; il s’est alors étonné et a dit :
« Que signifient ces maisons ? En vérité, ce n’est pas une grande âme qui les a placées là, en symbole d’elle-même !
Un enfant stupide les aurait-il sorties de sa boîte de jeux ? Qu’un autre enfant les remette dans sa boîte !
Et ces pièces et chambres : des hommes peuvent-ils en sortir et y entrer ? Elles me semblent faites pour les poupées en soie ou pour des gourmands qui se laissent eux-mêmes volontiers grignoter. »
Et Zarathoustra est resté debout et a réfléchi. Enfin il a dit, peiné : « Tout est devenu plus petit !
Je vois partout des portes plus basses : celui qui est de mon genre passe certes encore dessous, mais – il doit se baisser !
Ô quand reviendrai-je dans ma patrie, où je ne dois plus me baisser – ne dois plus me baisser devant les petits ! » – Et Zarathoustra a soupiré et a regardé dans le lointain. –
Mais le même jour il a prononcé son discours sur la vertu qui rapetisse.
2.
Je traverse ce peuple et garde mes yeux ouverts : ils ne me pardonnent pas que je ne sois pas jaloux de leurs vertus.
Ils cherchent à me mordre parce que je leur dis : pour les petites gens de petites vertus sont nécessaires – et parce que j’ai de la peine à intégrer que les petites gens sont nécessaires !
Je ressemble encore au coq, là, dans une ferme étrangère, que même les poules cherchent à mordre ; mais je ne suis pas pour autant pas bon pour ces poules.
Je suis poli face à eux, comme face à tous les petits scandales ; être piquant face aux petits me semble être une sagesse pour hérisson.
Tous parlent de moi quand, le soir, ils sont assises autour du feu, – ils parlent de moi, mais personne ne pense – à moi !
Tel est le nouveau silence que j’ai appris : votre bruit autour de moi étend un manteau par-dessus mes pensées.
Vous bruissez entre vous : « Que nous veut ce sombre nuage ? Prenons garde qu’il ne nous amène pas une épidémie ! »
Et dernièrement une femme a tiré à soi son enfant qui voulait venir vers moi : « Eloignez les enfants !, a-t-elle crié ; de tels yeux brûlent les âmes d’enfants. »
Elles toussent quand je parle : ils croient que la toux est une objection contre les vents forts, – ils ne devinent rien du mugissement de mon bonheur !
« Nous n’avons pas encore de temps pour Zarathoustra » – telle est leur objection ; mais qu’importe un temps qui, pour Zarathoustra « n’a pas de temps ? »
Et quand bien même ils feraient mon éloge : comment pourrais-je m’endormir sur leur éloge ? Leur éloge est pour moi une ceinture d’épines : elle me gratte encore quand je l’enlève.
Et j’ai aussi appris ceci parmi eux : celui qui loue se présente comme s’il rendait, mais en vérité il veut recevoir davantage !
Demandez à mon pied si votre manière flatteuse et séductrice lui plaît ! En vérité, après une telle mesure et tic-tac, il n’a ni envie de danser ni de se tenir immobile.
Ils cherchent à m’attirer et me séduire à la petite vertu ; ils cherchent à convaincre mon pied du tic-tac du petit bonheur.
Je traverse ce peuple et garde les yeux ouverts : ils sont devenus plus petits et deviennent toujours plus petits : – mais c’est là ce que fait leur doctrine du bonheur et de la vertu.
Car ils sont aussi modestes dans la vertu – car ils veulent leur plaisir. Mais il n’y a que la vertu modeste qui se supporte avec plaisir.
Ils apprennent eux aussi leur façon de marcher et d’avancer en marchant : j’appelle ça leur boitiller –. Par là ils deviennent une réprobation pour chacun qui est pressé.
Et plus d’un parmi eux regarde en arrière, la nuque raidie, en avançant : celui-là, je lui rentre volontiers dans le lard.
Le pied et les yeux ne doivent pas mentir, ni se démentir mutuellement. Mais il y a beaucoup de mensonge parmi les petites gens.
Certains d’entre eux veulent, mais la plupart est seulement voulue. Certains d’entre eux sont authentiques, mais la plupart sont de mauvais comédiens.
Il y a parmi eux des comédiens sans le savoir et des comédiens sans le vouloir –, les authentiques sont toujours rares, surtout les authentiques comédiens.
Il y a là peu de virilité : c’est pourquoi leurs femmes se masculinisent. Car seul celui qui est assez homme va – libérer la femme dans la femme !
Et c’est cette hypocrisie que j’ai trouvée la pire parmi eux : que même ceux qui commandent feignent les vertus de ceux qui servent.
« Je sers, tu sers, il sert » – voilà comment prie aussi l’hypocrisie de ceux qui ont le pouvoir, – et malheur quand le premier maître n’est que le premier serviteur !
Ah, mon œil curiosité a sans doute aussi perdu le cap dans leurs hypocrisies ; et j’ai bien deviné leur bonheur de mouches et leur bourdonnement autour des vitres ensoleillées.
Je vois tant de bonté, tant de faiblesse. Tant de justice et de compassion, tant de faiblesse.
Ils sont rond, droits et bons les uns envers les autres, rond, droits et bons comme le sont les graines de sable avec les graines de sable.
Embrasser modestement un petit bonheur – voilà ce qu’ils appellent « résignation » !, et par là ils louchent déjà modestement vers un nouveau petit bonheur.
Au fond, ils ne veulent naïvement qu’une seule chose le plus : que personne ne leur fasse mal. C’est pourquoi ils devancent tout un chacun et lui font du bien.
Mais ceci est de la lâcheté : bien que cela s’appelle « vertu ».
Et si pour une fois ils parlent de manière rude, ces petites gens : je n’y entends que leur enrouement, – chaque courant d’air en effet les enroue.
Ils sont avisés, leurs vertus ont des doigts avisés. Mais il leur manque les poings, leurs doigts ne savent pas se terrer derrière des poings.
Vertu est pour eux ce qui rend modeste et docile : ils ont par là fait du loup un chien et de l’homme lui-même le meilleur animal domestique de l’homme.
« Nous plaçons notre chaise au milieu – c’est ce que me dit leur sourire – et tout aussi loin des escrimeurs mourants que des truies joyeuses. »
Mais c’est là – de la médiocrité : bien que cela s’appelle modération.
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Il s’agit là des deux première partie du cinquième chapitre de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.