CE QUE JE VOIS DU PASSÉ ME DONNE UN SENTIMENT DE PITIÉ, DE COMPASSION, tellement il est abandonné :
Abandonné à la grâce, à l’esprit et à la folie interprétative des nouvelles générations. Oui, chaque nouvelle génération interprète à sa guise les événements du passé, les utilise pour en faire un pont, un appui sur lequel s’avancer !
Et cette situation n’est pas sans danger : un grand homme de pouvoir, un grand despote pourrait venir ; un monstre roué, malin, qui, avec sa grâce et sa disgrâce, forcerait et asservirait tout le passé : et le transformerait jusqu’à ce qu’il soit pour lui un pont, un appui sur lequel s’avancer comme il lui chante ; un signe annonciateur, un héraut de tout avenir, un chant du coq.
Mais ce n’est pas tout. Cette situation implique encore un autre danger, qui génère lui aussi compassion et pitié envers le temps passé. Il est lié au fait que, dans le bas-peuple, on soit sans mémoire ; dans la populace en effet, les souvenirs ne remontent pas plus loin que la vie du grand-père ; le passé s’arrête à ce qu’a vécu le grand-père.
Tout passé qui remonte plus loin est donc abandonné : et il se pourrait bien qu’un jour, si ce n’est pas un despote qui prend le pouvoir sur le passé, ce soit le bas-peuple qui devienne le maître de la situation. Il viendrait noyer tout temps passé – et toute temporalité en général – dans des eaux sans profondeur. Le présent ne serait plus construit sur des grands exemples extraits de l’histoire ; tout deviendrait superficiel ; on vivrait dans une sorte de présent absolu…
Pour parer à ces deux dangers – de façonnement ou oubli complets du passé –, il faut, ô mes frères, une nouvelle noblesse : une nouvelle noblesse qui va à l’encontre non seulement de tout ce qui est despotique, mais aussi de tout ce qui vient de la populace ; une nouvelle noblesse qui écrit d’une manière inédite le mot « noble » sur de nouvelles tables de valeurs.
Et il faut qu’on soit nombreux. Car il faut beaucoup de personnes nobles et de nombreux genres différents pour qu’il puisse seulement y avoir une noblesse ! Ou bien, pour le dire autrement, comme je l’ai fait jadis, en image, non pas concernant la noblesse, mais la divinité, ce qui revient somme toute au même : « Voilà ce qu’est la divinité, justement : qu’il existe des dieux, de nombreux dieux, et non un seul, non seulement Dieu ! »
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Traduction littérale
Ceci est ma pitié envers tout le passé que je vois : il est abandonné, –
– abandonné à la grâce, à l’esprit, à la folie de toute génération qui vient et qui réinterprète tout ce qui était pour son propre pont !
Un grand homme de pouvoir pourrait venir, un monstre roué qui forcerait et aurait forcé tout le passé avec sa grâce et sa disgrâce : jusqu’à ce que cela devienne pour lui pont et signe annonciateur et héraut et chant du coq.
Mais ceci est l’autre danger et mon autre pitié : – quiconque est de la populace, ses souvenirs remontent jusqu’au grand-père, – mais le temps s’arrête avec le grand-père.
Ainsi tout le passé est abandonné : car il pourrait une fois arriver que la populace devienne maître et noie tout temps dans de basses eaux.
C’est pourquoi, ô mes frères, il faut une nouvelle noblesse, qui est l’adversaire de toute populace et de tout ce qui est despotique et écrit nouvellement le mot « noble » sur de nouvelles tables.
Car il faut beaucoup de nobles et beaucoup de sortes de nobles pour qu’il y ait une noblesse ! Ou bien, comme je l’ai dit jadis en image : « Cela, justement, est divinité, qu’il existe des dieux, mais pas un dieu ! »
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Il s’agit ci-dessus de la partie 11 (sur 30) du douzième chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.