J’AIME LA FORÊT. ON Y VIT BIEN. Dans les villes au contraire, on vit mal : on y rencontre trop de gens guidés par leurs pulsions sexuelles. Trop de gens assoiffés de plaisirs charnels. Bref : trop de gens en rut.
N’est-il pas préférable de se retrouver entre les mains d’un assassin que dans les rêves d’une femme en chaleur ? Ne vaut-il pas mieux risquer de se faire tuer que d’être prisonnier des fantasmes idéalistes, amoureux, d’une femme transie de désir ? Les fantasmes romantiques d’amour fusion ne sont-ils pas pires que la mort ?
Et regardez-moi donc ces hommes : regardez leur œil qui dit qu’ils ne connaissent rien de mieux sur terre que de se trouver couchés auprès d’une femme, de coucher avec une femme. De se perdre en elle, dans le plaisir de la pure sensualité.
Au fond, leur âme n’a pas de hauteur – ni de profondeur. Leur âme est une eau stagnante : vaseuse, boueuse. Malheur à eux si en plus leur vase, leur boue a de l’esprit : les voilà qui font les malins, qui draguent, qui butinent !
Si seulement vous étiez au moins accomplis en tant qu’animaux ! Si seulement vous faisiez bonne figure comme animaux parmi les animaux ! Mais avec vos artifices, vos stratégies de séduction et autres chausse-trappes, vous êtes loin de l’innocence de l’animal.
Est-ce que je vous conseille de tuer vos sens ? Non, pas du tout : ce que je vous conseille, c’est l’innocence des sens. De suivre vos pulsions comme elles vont et viennent. Sans calcul, sans stratégie. Et sans rêves et sans fantasmes aussi. Ni d’amour fusion, idéal. Ni de sexualité tout azimut.
Est-ce que je vous conseille la chasteté ? Non, pas du tout ! Bien sûr, chez certains, la chasteté est une vertu, mais chez la plupart elle touche plutôt au vice.
Regardez ceux-ci, comme ils se contiennent. Regardez comme, chez eux, la chienne sensualité reluque avec envie, jalousie, tout ce qu’ils font – et ne font pas.
L’animal n’est jamais loin d’eux. Sa discorde, sa frustration les accompagne. Son insatisfaction les suit jusque dans les hauteurs déracinées de leur vertu idéaliste. Jusque dans la froideur de leur esprit rationnel séparé de toute vie.
Et regardez comme la chienne sensualité sait mendier gentiment un morceau d’esprit quand on lui refuse un morceau de viande. Regardez comme la sexualité, les pulsions sont sublimées en spiritualité, en morale.
Vous aimez les jeux tragiques et tout ce qui brise le cœur ? Moi, je me méfie de votre chienne sensualité : c’est elle qui vous rend curieusement intéressés par les douleurs de vos semblables.
Vous me semblez avoir des yeux trop cruels et être trop attirés par ceux qui souffrent. Votre volupté ne s’est-elle pas simplement déguisée, métamorphosée ? Votre lubricité ne s’est-elle pas simplement sublimée en pitié ?
Ecoutez donc cette parabole : ils ne sont pas rares les bien-pensants qui, voulant traquer leur démon, voulant étouffer leurs mauvais côtés, leur côté pulsionnel, animal, bestial, sexuel, se sont eux-mêmes transformés en porcs, en pourceaux. Ont eux-mêmes commencé à se vautrer dans la boue.
Celui qui trouve la chasteté lourde, il faut la lui déconseiller. Sinon elle sera son chemin vers l’enfer – c’est-à-dire vers la vase et le rut de l’âme : esprit en même temps mou, boueux et sexuellement surexcité.
Est-ce que je parle de choses sales ? Mes vérités sont-elles sales ? En tout cas pour moi, ce n’est pas le pire.
D’ailleurs ce n’est pas quand la vérité est sale, mais quand elle est peu profonde, boueuse, vaseuse, que l’homme de connaissance n’aime pas entrer dans son eau. Ce sont ces vérités-là qu’il n’aime pas entendre…
A bien y regarder, il existe des gens foncièrement chastes : ils sont plus doux de cœur que vous ; ils rient plus volontiers et de manière plus généreuse que vous. Ils sont innocents.
Ils rient aussi de la chasteté et demandent innocemment : « Mais qu’est donc la chasteté dont vous parlez !
La chasteté est-elle folie ? Oui ? Mais qu’y pouvons-nous : cette folie est venue à nous ; nous ne somme pas allés à elle.
Comme à tout hôte, nous avons simplement offert à celui-ci notre refuge et notre cœur. Et voilà qu’il habite désormais chez nous. Qu’il y reste aussi longtemps qu’il veut ! »
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
J’aime la forêt. On vit mal dans les villes : on y trouve trop de personnes en chaleur.
N’est-il pas mieux de tomber entre les mains d’un assassin que dans les rêves d’une femme en chaleur ?
Et regardez-moi donc ces hommes : leur œil le dit – ils ne connaissent rien de mieux sur terre que de se trouver couchés auprès d’une femme.
Au fond, leur âme est vaseuse ; et malheur à eux si de surcroît leur vase a de l’esprit !
Si seulement vous étiez au moins accompli en tant qu’animaux ! Mais à l’animal appartient l’innocence.
Est-ce que je vous conseille de tuer vos sens ? Je vous conseille l’innocence des sens.
Est-ce que je vous conseille la chasteté ? Chez certains, la chasteté est une vertu, mais chez beaucoup pas loin d’un vice.
Bien sûr, ceux-ci se contiennent : mais la chienne sensualité regarde avec jalousie tout ce qu’ils font.
Cet animal et sa discorde les suit jusque dans les hauteurs de leur vertu et jusque dans l’esprit froid.
Et comme la chienne sensualité sait mendier gentiment un morceau d’esprit quand un morceau de viande lui est refusé.
Vous aimez les jeux tragiques et tout ce qui brise le cœur ? Mais je me méfie de votre chienne.
Vous me semblez avoir des yeux trop cruels et regardez avec désir ceux qui souffrent. Votre volupté ne s’est-elle pas seulement déguisée et s’appelle pitié ?
Et je vous donne aussi cette parabole : ils ne sont pas peu nombreux ceux qui, en voulant faire passer leur démon, se sont eux-mêmes conduit dans les porcs.
Celui qui trouve la chasteté lourde, il faut la lui déconseiller ; qu’elle ne soit pas le chemin vers l’enfer – c’est-à-dire la vase et le rut de l’âme.
Est-ce que je parle de choses sales ? Cela n’est pas pour moi le pire.
Ce n’est pas quand la vérité est sale, mais quand elle est peu profonde que l’homme de connaissance n’aime pas entrer dans son eau.
En vérité, il existe des gens foncièrement chastes : ils sont plus doux de cœur, ils rient plus volontiers et de manière plus généreuse que vous.
Ils rient aussi de la chasteté et demandent : « Qu’est-ce que la chasteté !
La chasteté n’est-elle pas folie ? Mais cette folie est venue à nous, et non nous à elle.
Nous avons offert à cet hôte refuge et cœur : il habite désormais chez nous, – qu’il reste aussi longtemps qu’il veut ! »
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Treizième chapitre des « Discours de Zarathoustra » (« Première partie »). Les précédents se trouvent ici.
Zarathoustra ne serait pas un bon peintre: il n’aime que le tout blanc et le tout noir et déteste le un peu blanc, le un peu noir, le jememontreblancencachantmescôtésnoirs comme le jememontrenoirencachantmescotésblancs. Et toutes les nuances entre ces deux opposés. Opposés vraiment? Non, et c’est pour cela qu’ils lui sont chers: le complétement blanc et le complétement noir sont à vrai dire si opposés qu’ils finissent par se rejoindre. L’union des contraires. Tel que le prône l’expérience de vie que Zarathoustra cherche à transmettre.
Mais y a-t-il d’autres hommes que Zarathoustra avec un amour si radical? Oui! Il lui arrive d’en rencontrer parfois: l’assassin et les fous de chasteté ci-dessus sont bien si noir et blancs qu’ils finissent par s’attirer et se distinguer ensemble de tous les vous qui n’affirment ni le blanc ni le noir, mais passent leur vie à s’arranger entre l’un et l’autre, au point d’en devenir malades.
Et pourtant, je me demande si les fous présentés par Zarathoustra ne manquent pas d’un peu de rouge, de bleu ou de jaune pour vivre pleinement la vie et transmettre leur grain à d’autres…
Que d’images et de vitesse, Ariadne ! Tu as l’air en pleine forme. Au point que mon esprit athlétique a eu besoin de quelques tours de chauffe pour parvenir à suivre ton fil.
S’il fallait prendre la défense de Zarathoustra, je dirais qu’il n’a pas encore dévoilé tous ses talents de peintre.
Coloriste, ça, en tout cas, il ne l’est pas et ne le sera jamais. Le coloriage, il le laisse aux autres, aux « cadavres coloriés ». Chez Z, les couleurs s’imposent quand et comme il faut. Quitte à ce que ce soit en monochrome.
Pas facile, ce chapitre. Etranges, ces citadins en rut; et ces chastes. Pourtant, le tout est à mon avis finalement bien parlant : notre tradition a pourri notre rapport au(x) corps, nous a privé de l’innocence, de la divine innocence.