FUIS DANS TA SOLITUDE, MON AMI ! Je vois bien l’effet que te font les mouches et autres insectes humains : le bruit des grands hommes t’étourdit, les piqures des petits t’insupportent.
Rappelle-toi comment la forêt et le rocher savent dignement se taire avec toi. Et si tu ressemblais de nouveau à l’arbre aux larges branches que tu aimes : calme et aux aguets, suspendu au-dessus de l’agitation de la mer ?
Là où cesse la solitude commence la place du marché. Et là où commence la place du marché commence aussi le bruit des grands acteurs et le bourdonnement des mouches venimeuses.
Pour la foule, les meilleures choses n’ont de valeur que si elles sont représentées, mises en scène. Il faut qu’on puisse les lire dans les journaux, les voir à la télévision, les entendre à la radio. Sinon elles ne valent rien, et sont très vite oubliées. Raison pour laquelle le peuple appelle grands hommes les représentants, les metteurs en scène.
Oui, le peuple ne comprend pas grand-chose à ce qui est grand, c’est-à-dire créateur. Mais il est par contre très sensible à tous les metteurs en scène et acteurs de grandes choses.
Et pourtant, depuis la nuit des temps, le monde tourne autour de l’inventeur de nouvelles valeurs. De manière invisible. C’est lui qui fait avancer le monde. De manière invisible. Sans même qu’on ne s’en rende compte. Le peuple et la gloire ont toujours été loin de lui : eux, le peuple et la gloire, c’est autour des acteurs qu’ils tournent, des comédiens, des vedettes mises en scène ici et là. Ainsi va le monde.
L’acteur a de l’esprit, certes, il dit des choses intelligentes, certes, mais il n’a que peu de conscience de l’esprit. Il joue son rôle sans vraiment savoir ce qu’il fait. Il parle sans vraiment savoir ce qu’il dit. Ce qui le guide, c’est le succès, ce qui lui permet de parader et de s’imposer : ce qui lui permet de faire croire le plus fortement – en lui !
Il n’a donc pas de ligne, pas de base. Pas étonnant qu’il change toujours d’avis : sa conviction d’un jour est remplacée par une nouvelle le lendemain, et par une nouvelle encore le surlendemain. Il est comme le peuple – et comme la météo : ses sensations, ses idées sont changeantes.
Et tous les moyens sont bons pour réussir à s’imposer, quitte à tout mélanger : renverser – voilà ce qui s’appelle pour lui : prouver. Rendre fou – voilà ce qui s’appelle pour lui : convaincre. Pourquoi serait-il dérangé d’importuner, de piquer les adversaires qui lui barrent la route ? Dans les situations périlleuses, en cas de doute, quand il hésite, c’est toujours la raison du sang qui prédomine chez lui.
Une vérité se glisse dans les oreilles délicates ? Il l’appelle mensonge et néant. Il ne comprend pas ce qui est discret, calme, ambigu. En vérité, il ne croit qu’aux dieux qui font grand bruit dans le monde !
La place du marché est un cirque ; la scène est pleine de gens très maquillés, grotesquement accoutrés, toujours en train de faire des pantomimes et autres scènes de farce. La place du marché est remplie de clowns solennels. Et le peuple spectateur de s’en féliciter, de les appeler ses grands hommes : ce sont pour lui les maîtres du moment, du présent, de l’actualité.
Mais le moment les presse. Les voilà toujours pressés. Tellement pressés qu’ils en viennent à te presser, toi aussi. Et voilà qu’ils veulent que tu donnes ton avis, toi aussi, que tu dises, toi aussi, « oui » ou « non » à toutes les questions qui les occupent. Et gare à toi si tu n’as pas d’avis ! Gare à toi si tu places ta chaise entre le « pour » et le « contre » ! Ils détestent ça. Sur tous les sujets, ils veulent une réponse, une réponse définitive, absolue ! Sur le moment.
Attention de ne pas te laisser chatouiller ou presser à ton tour par ces êtres absolus et pressants plongés dans le moment présent, toi l’amant de la vérité ! Il faut que tu restes à distance, que tu sois sans jalousie. Tu le sais bien, ils se fourvoient : jamais encore la vérité, la vraie vérité, n’a été suspendue au bras d’un être absolu.
Ne te laisse pas pervertir par ces êtres brusques. Ne te laisse pas aller, toi aussi, au « oui » et au « non ». Retourne plutôt dans ta sécurité, loin de la place du marché où on se fait sans cesse agresser par la question du « oui » ou du « non ».
La vitesse, la brusquerie, le présent, l’actualité, les opinions duelles ne sont rien pour toi. Lente est en effet l’expérience de tous les puits profonds : ils doivent attendre longtemps avant de savoir ce qui est tombé dans leur profondeur.
Quoi qu’on en dise : tout ce qui est grand s’en va loin de la place du marché et de la gloire : les inventeurs de nouvelles valeurs ont depuis toujours habité loin de la place du marché et de la gloire.
Fuis dans ta solitude, mon ami : je te vois piqué par des mouches venimeuses. Fuis là où souffle un air rude et fort !
Fuis dans ta solitude ! Tu as vécu trop près des petits et des êtres pitoyables. Fuis devant leur invisible vengeance ! Avec toi, ils ne sont rien d’autre que vengeance.
Ne te bats pas contre eux ! De toute façon, ils sont innombrables. Et tu as bien mieux à faire que d’être un chasse-mouches.
Ils sont innombrables, ces petits êtres pitoyables. Et malgré leur taille, ils sont dangereux, très dangereux : maintes fières constructions se sont déjà vues détruites par de simples gouttes d’eau et des mauvaises herbes.
Tu n’es pas une pierre, et pourtant les nombreuses gouttes d’eau t’ont déjà rendu creux. Tu vas encore te faire briser et voler en éclats si tu continues à t’exposer aux innombrables gouttes d’eau qui t’entourent.
Oui, je vois bien que les mouches venimeuses t’épuisent. Je vois bien que tu as cent plaies grattées jusqu’au sang. Et que ta fierté t’interdit même de te fâcher, de te révolter.
C’est en toute innocence qu’ils veulent sucer ton sang. Ils ne peuvent faire autrement : ils sont exsangues ; leurs âmes sont sans force, vidées de toute substance. Les voilà complètement superficiels. S’ils vous cherchent, s’ils vous piquent, c’est en toute innocence, pour combler leurs manques.
Mais toi, être profond, tu souffres trop profondément de tout ça. Tout te fait souffrir, même tes petites plaies. Tu peux bien t’efforcer de ne pas te gratter, c’est finalement toujours la même chose : avant que tu aies réussi à guérir, un moment d’inattention, et le même vers venimeux a déjà rampé sur ta main. Malgré toi.
Je peux me tromper, mais en plus de t’interdire de te fâcher, de te révolter, ta fierté t’empêche encore de tuer ces insectes gourmands, assoiffés de sang. Alors tu prends sur toi toute leur venimeuse injustice. Mais gare à toi que la charge ne te soit pas fatale !
Ils n’arrêtent pas de bourdonner autour de toi. Ils ont tous les tours dans leur sac. Aussi celui de l’éloge. Mais attention : leurs éloges sont des avances déplacées. S’ils cherchent ta proximité, s’ils te tournent autour, c’est qu’ils veulent ton sang, et rien d’autre.
Ils te flattent comme un dieu ou un diable ; et ils pleurnichent devant toi comme devant un dieu ou un diable. Et alors ? Rien à faire : ce sont des flatteurs et des pleurnichards, rien de plus.
Souvent, ils se donnent à toi comme étant dignes d’être aimés. Mais ils ne font que te flatter. Ils sont hypocrites. L’hypocrisie a toujours été l’intelligence des lâches. Oui, les lâches sont intelligents ! Ils savent y faire.
Ils pensent beaucoup à toi avec leurs âmes étroites, – tu es toujours de nouveau pour eux un sujet d’inquiétude ! Et comme pour tout : à force de réfléchir à quelque chose, le quelque chose en question devient inquiétant. « N’aurais-je pas tout saisi ? » « Existerait-il quelque chose auquel je n’ai pas accès ? »
Alors, ils te punissent pour toutes tes vertus. Au fond, ils ne te pardonnent rien – sinon tes erreurs. Ce n’est que quand tu montres une faiblesse, quand tu te trompes, qu’ils te comprennent. Ils se trompent sur toi du tout au tout. Sur toi et sur tes valeurs.
Toi, parce que tu es doux et droit d’esprit, tu es indulgent à leur égard. Tu te dis : « Ils ne sont pas responsables de leur petite existence. Personne n’est responsable de ce qui lui arrive. Ils sont simplement mal tombés. Ils n’ont simplement pas fait les bonnes rencontres. » Mais leur âme étroite, elle, pense : « Toute grande existence est coupable. »
Même si tu es doux et indulgent avec eux, ils ont l’impression que tu les méprises. Et voilà qu’ils répondent à tes bienfaits par des méfaits perfides, des coup-bas cachés.
C’est le monde à l’envers. Ta fierté muette n’est jamais à leur goût. Alors ils jubilent si, pour une fois, tu es suffisamment modeste pour être fier. Si, pour une fois, tu t’avances un peu trop loin. Si, pour une fois, tu les laisses s’approcher d’un peu trop près.
Ce que nous reconnaissons chez un homme, nous l’enflammons aussitôt en lui. Méfie-toi donc des petits ! En reconnaissant les traits qui nous exaspèrent, on a tôt fait de les attiser.
Face à toi, ils se sentent petits, et voilà déjà que leur bassesse couve et rougeoie contre toi en vengeance invisible.
N’as-tu pas remarqué combien de fois ils sont devenus muets quand tu venais à eux, et comme leur force les quittait, telle la fumée d’un feu en train de s’éteindre ?
Oui, mon ami, tu es le danger, la mauvaise conscience de tes prochains – car ils se sentent indignes de toi. Donc ils te détestent et veulent te sucer le sang.
Tes prochains vont toujours être des mouches venimeuses. Et ce qu’il y a de grand en toi les rend plus venimeux encore, et toujours plus semblables à des mouches.
Fuis, mon ami, dans ta solitude, là où souffle un air rude et fort ! Tu as bien mieux à faire que de d’être un chasse-mouches.
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Fuis, mon ami, dans ta solitude ! Je te vois étourdi par le bruit des grands hommes et troué par les dards des petits.
La forêt et le rocher savent dignement se taire avec toi. Ressemble de nouveau à l’arbre que tu aimes, celui qui a de larges branches : calme et aux aguets, il est suspendu sur la mer.
Là où cesse la solitude commence la place du marché ; et là où commence la place du marché commence aussi le bruit des grands acteurs et le bourdonnement des mouches venimeuses.
Les meilleures choses ne valent encore rien dans le monde s’il n’y a pas quelqu’un qui les représente : le peuple appelle grands hommes ces représentants.
Le peuple ne comprend pas grand-chose à ce qui est grand, c’est-à-dire : ce qui est créateur. Mais il est sensible à tous les représentants et acteurs de grandes choses.
Le monde tourne autour de l’inventeur de nouvelles valeurs : – il tourne de manière invisible. Mais le peuple et la gloire tournent autour des acteurs : telle est « la marche du monde ».
L’acteur a de l’esprit, mais peu de conscience de l’esprit. Il croit toujours à ce qui lui permet de faire croire le plus fortement – de faire croire en lui !
Demain, il aura une nouvelle croyance et après-demain une nouvelle encore. Il a des sens rapides, comme le peuple, et sa météo est changeante.
Renverser – voilà ce qui s’appelle pour lui : prouver. Rendre fou – voilà ce qui s’appelle pour lui : convaincre. Et le sang est pour lui de toutes les raisons la meilleure.
Une vérité qui ne se glisse que dans les oreilles délicates, il l’appelle mensonge et néant. En vérité, il ne croit qu’aux dieux qui font grand bruit dans le monde !
La place du marché est pleine de clowns solennels – et le peuple se félicite de ses grands hommes : ce sont pour lui les maîtres du moment.
Mais le moment les presse : aussi te pressent-ils. Et de toi aussi, ils veulent un « oui » ou un « non ». Gare à toi, tu veux placer ta chaise entre le « pour » et le « contre » ?
Sois sans jalousie face à ces êtres absolus et pressants, toi, amant de la vérité ! Jamais encore la vérité n’a été suspendue au bras d’un être absolu.
A cause de ces êtres brusques, retourne dans ta sécurité : il n’y a que sur la place du marché qu’on se fait agresser par le « oui ? » ou le « non ? »
Lente est l’expérience de tous les puits profonds : ils doivent attendre longtemps avant de savoir ce qui est tombé dans leur profondeur.
Tout ce qui est grand s’en va loin de la place du marché et de la gloire : loin de la place du marché et de la gloire ont depuis toujours habité les inventeurs de nouvelles valeurs.
Fuis, mon ami, dans ta solitude : je te vois piqué par des mouches venimeuses. Fuis là-bas, où souffle un air âpre, fort !
Fuis dans ta solitude ! Tu as vécu trop près des petits et des pitoyables. Fuis devant leur invisible vengeance ! Contre toi, ils ne sont rien d’autre que de la vengeance.
N’élève plus le bras contre eux ! Ils sont innombrables, et ce n’est pas ton destin d’être chasse-mouches.
Ces petits et pitoyables sont innombrables ; et maintes fières constructions se sont déjà vues précipiter dans le déclin sous l’effet de gouttes d’eau et de mauvaises herbes.
Tu n’es pas une pierre, mais de nombreuses gouttes t’ont déjà rendu creux. Tu vas encore te briser et voler en éclats sous le coup de nombreuses gouttes.
Je te vois épuisé par les mouches venimeuses, je te vois égratigné jusqu’au sang à cent endroits ; et ta fierté ne veut pas même se fâcher.
C’est en toute innocence du sang qu’ils voudraient de toi, du sang que convoitent leurs âmes exsangues – raison pour laquelle ils piquent en toute innocence.
Mais toi, le profond, tu souffres trop profondément aussi de petites plaies ; et avant même que tu aies réussi à te guérir, le même vers venimeux a rampé sur ta main.
Tu me sembles trop fier pour tuer ces gourmands. Mais prends garde que le fait de porter toute leur venimeuse injustice ne te soit pas fatal !
Ils bourdonnent autour de toi avec leurs éloges : leur éloge est importunité. Ils veulent la proximité de ta peau et de ton sang.
Ils te flattent comme un dieu ou un diable ; ils pleurnichent devant toi comme devant un dieu ou un diable. Qu’est-ce que ça fait ! Ce sont des flatteurs et des pleurnichards, et rien de plus.
Souvent, ils se donnent à toi comme étant dignes d’être aimés. Mais cela a toujours été l’intelligence des lâches. Oui, les lâches sont intelligents !
Ils pensent beaucoup à toi avec leurs âmes étroites, – tu es pour eux toujours un sujet d’inquiétude ! Tout ce à quoi on réfléchit beaucoup devient inquiétant.
Ils te punissent pour toutes tes vertus. Au fond, ils ne te pardonnent vraiment que – tes erreurs.
Parce que tu es doux et droit d’esprit, tu dis : « Ils sont innocents de leur petite existence. » Mais leur âme étroite pense : « Coupable est toute grande existence. »
Même si tu es doux avec eux, ils se sentent encore méprisés par toi ; et ils te rendent ton bienfait par des méfaits cachés.
Ta fierté muette va toujours contre leur goût ; ils jubilent si tu es une fois suffisamment modeste pour être vaniteux.
Ce que nous reconnaissons chez un homme, nous l’enflammons aussi en lui. Méfie-toi donc des petits !
Face à toi, ils se sentent petits, et leur bassesse couve et rougeoie contre toi en vengeance invisible.
N’as-tu pas remarqué combien de fois ils sont devenus muets quand tu venais à eux, et comme leur force s’en allait d’eux, telle la fumée d’un feu en train de s’éteindre ?
Oui, mon ami, tu es la mauvaise conscience de tes prochains ; car ils ne sont pas dignes de toi. Donc ils te détestent et aimeraient bien te sucer ton sang.
Tes prochains vont toujours êtres des mouches venimeuses ; ce qu’il y a de grand en toi, – cela même doit les rendre plus venimeux et toujours plus semblables à des mouches.
Fuis, mon ami, dans ta solitude et là où souffle un air rude, fort ! Ce n’est pas ton destin que d’être un chasse-mouches. –
Parole de Zarathoustra.
***
Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Douzième chapitre des « Discours de Zarathoustra » (« Première partie »). Les précédents se trouvent ici.
C’est un peu toujours la même question qui me revient:
« Tu as bien mieux à faire que d’être un chasse mouche », évidemment, mais ce bien mieux c’est fuir vraiment? Se réfugier dans la solitude pour préserver sa grandeur? J’ai un peu de la peine à comprendre.
Le meilleur moyen de survivre sur la place du marché n’est-il pas de se joindre à la masse même s’il faut beaucoup d’énergie pour surnager?
Les gouttes d’eau et les mauvaises herbes n’ont elles pas donné vie aux fières constructions avant de finalement les détruire?
Et la forêt et le rochers, ils se taisent, restent aux aguets mais subissent la météo et évoluent avec elle, non?
Je comprends bien qu’il soit inutile de lutter contre les millions de mouches, mais pas qu’il faille fuir…
Oui, c’est un problème, joliment exposé d’ailleurs.
C’est vrai, souvent, Zarathoustra va trop loin, demande d’aller trop loin. Bien plus loin que ce que peuvent entendre nos oreilles. Si c’est le cas, c’est qu’il s’adresse en vérité aux grands créateurs, aux inventeurs de nouvelles valeurs.
Ceux-ci doivent faire bien davantage que surnager et s’occuper des fières construction existantes. Pour créer de nouvelles valeurs, de nouvelles possibilités d’existence, il faudrait d’abord se purifier, se ressourcer quasi complètement à la fontaine de la vie (phusis). Comme Zarathoustra l’a fait lui-même dix ans durant dans la montagne. Sinon, on risque toujours de nouveau se faire étourdir, embrouiller, emmerder, voire piquer par les mouches venimeuses.
Alors?
Le « problème » ne résiderait-il pas aussi dans le fait que Zarathoustra, pour se faire comprendre au mieux, est obligé de caricaturer les positions? Alors qu’en pratique tout est davantage imbriqué dans tout?
Si oui, il s’agirait ni de véritablement fuir dans les hautes montagnes ni de s’isoler à l’abri de la foule. Mais « simplement » de se construire, chacun selon la manière qui lui conviendra le mieux, une haute montagne, un abri, même intérieurs, qui nous donnent l’air pur et le calme nécessaires à expérimenter de nouvelles existences; ainsi que la force à ne pas taper sur les mouches qui nous bourdonnent autour; mais à vivre sur notre montagne et dans notre abri parmi elles.
Oui voilà! J’imagine que pour inventer il faut effectivement partir très loin de la foule, loin des mouches et de toutes les structures existantes. Mais il n’y a pas que des mouches et des inventeurs, il y a plein d’autres possibilités…
Le guerrier par exemple, il n’invente pas, il ne fuit pas, mais il crée. Il se bat pour créer avec/contre/grâce à ce qui est déjà là?
Il faut peut-être se rappeler le prologue. Zarathoustra redescend de la montagne rené de ses cendres, débordant de la sagesse tragique (phusique) recueillie dans les hauteurs solitaires. De retour en ville (sur la place du marché), il est la proie de l’incompréhension et des moqueries de ses semblables. Dur : sa bouche n’est pas faite pour leurs oreilles. Conséquence : il s’en va, à la rencontre d’individus qui, comme lui, ne supportent qu’avec peine le monde comme l’homme le fait devenir.
En fait, Nietzsche multiplie les perspectives. Chaque chapitre est une rencontre. Une rencontre avec des hommes plus ou moins dégoûtés, plus ou moins solitaires, plus ou moins aux aguets, plus ou moins libérés, plus ou moins créateurs. Mille personnages, comme dirait l’autre – oui, on est encore loin d’être arrivé au bout… Innombrables personnages que Zarathoustra rencontre. Sans les choisir. Et à qui il enseigne sa sagesse. Sans choisir. Mais forcé par la sagesse de vie dont il déborde. Forcé de faire entendre, saisir et affirmer toujours et partout la vie dionysiaque. Non sans que celle-ci ne travaille et n’évolue en même temps en lui-même.
Nous, on n’est bien sûr aucun de ces personnage comme tel. Mais on est une partie de chacun.
Le Zarathoustra est en ce sens (aussi) « Un livre pour tous et pour aucun », comme l’indique déjà le sous-titre…
C’est drôle, ce Zarathoustra qui redescend de la montagne, tout excité à dire au hommes ses nouvelles pensées. Déçu, le voilà qui veut y remonter. En route, il n’accompagnerait pas le type qui roule son caillou vers le sommet ?
Pas certain que Zarathoustra veuille y remonter, sur sa montagne. Je le vois simplement faire des signes à ses semblables, ses amis. Celui qui est étourdi par les mouches (acteurs) et autres moustiques (metteurs en scène), c’est vrai, il lui conseille de s’éloigner. Ou plutôt de « fuir », comme il dit – peut-être d’ailleurs surtout pour une question de rime: « Fliehe die Fliegen ». Pour se ressourcer, se purifer.
Le type avec son caillou? Il n’est pas guidé vers les sommets créateurs. Il a été condamné par les dieux à rouler sa pierre vers les sommets; pierre qui n’est autre que le travail inutile et sans espoir.
Si Sisyphe illustre l’homme, Zarathoustra vise le surhomme.
D’accord?