TU VEUX, MON FRÈRE, ALLER DANS LA SOLITUDE ? Tu veux quitter le monde des gens et trouver le chemin vers toi-même ? Tu as bien raison, mais ne le fais pas tout de suite, histoire que tu ne le fasses pas n’importe comment : écoute d’abord ce que j’ai à te dire.
Ce que j’ai à te dire n’a rien à voir avec les propos du troupeau dont tu as longtemps fait partie : « Celui qui cherche se perd facilement lui-même », dit le peuple, ressassant à qui veut l’entendre qu’il est risqué de se poser des questions sur soi-même et sur le monde. Et voilà qu’il marginalise les êtres sensibles, qu’il pousse les chercheurs dans la solitude. Non sans leur signifier en même temps que l’homme est un être social, et que, par suite, « toute solitude est coupable ». La foule n’a pas de tolérance pour celui qui cherche autre chose que ce qu’elle a et propose déjà.
Prends garde : comme tu es né dans le troupeau, la voix du troupeau va toujours continuer à résonner en toi. Au point que quand tu en viendras à dire à la foule : « Je n’ai plus un brin de conscience en commun avec vous », ce ne sera pas qu’un soulagement, une joyeuse et agréable libération, mais aussi une plainte et une souffrance. On ne s’affranchit pas sans autre de son berceau.
Regarde, la souffrance elle-même que tu ressens en t’arrachant de tes semblables engendre encore une conscience commune. Elle te rapproche une fois encore de tes congénères. Dernier reflet de ton rapport au troupeau. Dernier reflet qui rougeoie encore sur ton affliction.
Mais tu veux malgré tout prendre le chemin de la solitude, t’affranchir du troupeau ? Tu es prêt à souffrir, parce que tu sais que c’est le seul chemin vers toi-même ? Alors montre-moi quel droit et quelle force te poussent à le faire !
Es-tu une nouvelle force et un nouveau droit ? Une force et un droit autre que celle du troupeau ? Un premier mouvement ? Une roue qui tourne toute seule, loin des autres ? Une roue capable de mettre en branle d’autres roues ? Es-tu une planète capable de forcer des étoiles à tourner autour de toi ?
Ah, il y a tant de désirs lubriques tournés vers les hauteurs ! Tant de gens à la sensualité brutale, assoiffés de gloire ! Tant de gens prêts à n’importe quoi pour se faire une place dans les hautes sphères ! Il y a tant de spasmes chez les ambitieux ! Allez, mon frère, montre-moi que tu ne comptes pas parmi ces lubriques et ambitieux !
Ah, il y a tant de grandes pensées, de grandes paroles qui ne sont que du vent. Il y a tant d’imposteurs ! Tant de gens qui parlent, qui se vantent, mais ne font que gonfler et accroître le vide.
Tu te nommes libre ? Tu te considères comme libre ? Alors il faut que tu me dises tes pensées maîtresses, que tu me fasses part de tes réflexions – et non que tu me racontes que tu as échappé à un joug. Se libérer des chaînes est une chose ; voler de ses propres ailes en est une autre.
Parmi ceux qui ont pu se soustraire à un joug, parmi ceux qui ont su s’évader de leur prison, plus d’un a jeté le bébé avec l’eau du bain : rejeté sa dernière valeur en même temps que sa servitude.
De quoi t’es-tu libéré ? Zarathoustra s’en fiche ! Je veux par contre voir clairement dans ton œil pour quoi, en vue de quoi tu t’es libéré ? Ce n’est pas derrière toi, mais devant toi qu’il faut regarder.
Es-tu capable de te donner à toi-même ton mal et ton bien ? De suspendre au-dessus des caprices de ta petite personne ta volonté comme une loi ? De faire en sorte que ce soit à chaque instant ta volonté profonde qui te dirige ? Peux-tu être ton propre juge et justicier de ta loi ? Es-tu en mesure de te punir toi-même quand tu te trompes, quand tu te fourvoies ? Es-tu capable de toujours honorer ta table des valeurs ?
Il est terrible de rester seul avec le juge et justicier de sa propre loi. Il faut savoir ne pas se voiler la face, regarder la vérité droit dans les yeux, et être dur avec soi-même. Quitte à se retrouver comme une étoile projetée dans l’espace désertique : un astre filant dans le souffle glacial de la solitude.
Si, aujourd’hui, toi, l’unique, tu souffres encore de la plupart, ton courage et tes espérances sont pourtant intacts. Tu es suffisamment rempli d’espoirs pour ne pas avoir peur du troupeau et du mal qu’il peut te faire.
Mais il faut que tu saches que le jour viendra où tu seras fatigué de ta solitude. Un jour, ta fierté se tordra et ton courage faiblira. Ce jour-là, tu crieras : « Je suis seul ! »
Le jour viendra où tu ne verras plus ta hauteur, où tu ne verras plus non plus le surhomme auquel tu aspires, mais côtoiera d’un peu trop près ta profondeur, ta bassesse : l’animal, le vers dont tu proviens. Ce jour-là, même ta grandeur, même ton côté sublime t’effrayera comme un spectre. Ce jour-là, tu crieras : « Tout est faux ! »
La solitude n’est pas donnée à tout le monde. Dans la solitude, il y a toute une lutte de la vie et de la mort qui se joue : nombreux sont les sentiments qui veulent tuer le solitaire, qui mettent tout en œuvre pour en finir – peur, amour, espoir, jalousie, nostalgie, etc. La lutte est sans merci : soit ils y parviennent – et c’est la fin –, soit ils doivent eux-mêmes disparaître ! Mais pour ce faire, il faut être soi-même un meurtrier. Es-tu à même d’être un meurtrier ? Es-tu capable de tuer les sentiments qui te conduisent à ta perte ?
Connais-tu déjà, mon frère, le mot « mépris » ? Tu dois avoir suffisamment de force pour ne pas venir à mépriser ton prochain, même s’il te méprise : il n’est au fond pas responsable de ce qu’il est, ou ce qu’il fait. Tel est le supplice de ta justice : tu dois être juste envers ceux qui te méprisent. Ne pas les mépriser, simplement être juste : leur donner ce qui leur revient.
En procédant ainsi, tu forces beaucoup de monde à corriger son opinion sur toi. Alors qu’on te prenait pour un être méprisant, qui regarde de haut le troupeau, qui est prêt à tout pour rabaisser les gens du peuple, on est contraint de se rendre à l’évidence que ta manière de faire exige le respect. Mais attention : cela te coûtera cher. S’il y a quelque chose qu’on n’aime pas, dans le troupeau, c’est de se voir forcé de changer d’avis sur quelqu’un. Tu t’es soudain retrouvé près d’eux, ils se sont d’une certaine manière reconnus en toi ; et tu ne t’es pas arrêté, tu as poursuivi ton chemin. Chose qu’ils ne te le pardonneront jamais.
Tu les dépasses ; tu vas au-delà d’eux. Mais prends garde : plus tu grimpes haut, plus l’œil de la jalousie te voit petit. Et logiquement, celui qu’on déteste le plus est celui qui a des ailes pour voler, celui qui vole, alors que les autres continuent à ramper sur le sol.
Voici ce que tu dois leur dire : « Vous voulez être justes à mon égard ? Je choisis votre injustice comme la juste part qui me revient. » Nos valeurs sont opposées : ce que vous estimez être le bien, je le considère comme le mal. En me jugeant mal d’après vos valeurs, vous me jugez bien selon les miennes.
De toute façon, il n’y a rien à faire : guidés qu’ils sont par leurs tables des valeurs, les gens du troupeau ne peuvent faire autrement que lancer l’injustice et la saleté sur le solitaire. Mais si tu veux être une étoile, si tu veux briller de tous tes feux, réaliser ta tâche, mon frère, tu ne dois pas pour autant moins luire pour eux ! Leur injustice ne doit nullement t’affecter, ne doit pas t’enlever le moindre éclat.
Garde-toi simplement de fréquenter les gens bien et justes, ils sont dangereux ! Ils crucifient volontiers ceux qui s’inventent leurs propres vertus. Les gens du troupeau haïssent le solitaire, le créateur.
Et garde-toi aussi de la sainte naïveté, de l’innocence, pureté et ingénuité chrétienne ! Tout ce qui n’est pas à son image, tout ce qui n’est pas naïf comme elle, elle le considère comme impie, comme sacrilège. Et l’histoire n’a eu de cesse de le montrer : elle joue aussi volontiers avec le feu – quitte à ce que ce soit le feu du bûcher.
Et garde-toi aussi de tes accès d’amour ! Le solitaire tend trop vite la main à celui qu’il rencontre. Sa solitude le remplit à tel point de sagesse tragique que dès qu’il rencontre quelqu’un, il a tendance à y voir un ami : il a tendance à vouloir partager tout ce qu’il a avec lui.
N’oublie pas ceci : il y a plus d’un homme à qui il ne faut pas donner la main, mais juste la patte : et je veux que ta patte ait aussi des griffes. Il faut se méfier d’autrui : il faut toujours être prêt à sortir les griffes pour s’en défendre.
Mais il faut que tu saches que le pire ennemi que tu puisses rencontrer, ce sera finalement toujours toi-même : oui, tu es toi-même à l’affût de toi-même dans les grottes et les bois. Tu risques toujours de nouveau de te perdre toi-même.
Solitaire, le chemin que tu prends vers toi-même passe en même temps à côté de toi-même et de tes sept diables, à côté de toi-même et de tes sept démons !
Tu vas pour toi-même être un tas de choses inquiétantes : hérétique, sorcière, devin, bouffon, douteur, impie et gredin.
A tel point que tu dois vouloir te brûler dans ta propre flamme : impossible de devenir quelque chose de nouveau sans être d’abord devenu cendre ! Tu dois te consumer toi-même en tout ce que tu es, en toutes les multiples parties de toi-même, avant de pouvoir renaître à nouveau, de tes cendres.
C’est ainsi, solitaire, que tu prends le chemin de créateur : en voulant te créer un dieu à partir de tes sept diables !
C’est ainsi, solitaire, que tu prends le chemin de l’amoureux : en t’aimant toi-même, tu te méprises toi-même comme seuls les amoureux méprisent. Amour et mépris ne font plus qu’un.
L’amoureux veut créer parce qu’il méprise ! Le mépris est le stimulus de la volonté de création. Celui qui n’a pas dû mépriser ce qu’il aimait ne sait rien de l’amour ! Il vit dans la superficialité, l’artifice, le faux-semblant.
Va dans ta solitude avec ton amour et ta force créatrice, mon frère ! Ce n’est que sur le tard que la justice te suivra en boitant. Ce n’est que dans un futur lointain que le troupeau comprendra qu’il s’est trompé. A ton égard. Et à son propre égard.
Va dans ta solitude avec tes larmes, mon frère. J’aime celui qui aime créer au-delà de soi-même et qui va ainsi à sa perte. –
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Veux-tu, mon frère, aller dans la solitude ? Veux-tu chercher le chemin vers toi-même ? Hésite encore un peu et écoute-moi.
« Celui qui cherche se perd facilement lui-même. Toute solitude est coupable » : ainsi parle le troupeau. Et tu as longtemps appartenu au troupeau.
La voie du troupeau va aussi encore résonner en toi. Et quand tu vas dire : « Je n’ai plus la moindre conscience en commun avec vous », ce sera une plainte et une souffrance.
Regarde cette souffrance elle-même a encore engendré une conscience commune : et le dernier reflet de cette conscience rougeoie encore sur ton affliction.
Mais tu veux prendre le chemin de ton affliction, qui est le chemin vers toi-même ? Alors montre-moi ton droit et ta force dont tu disposes pour le faire !
Es-tu une nouvelle force et un nouveau droit ? Un premier mouvement ? Une roue qui roule de soi-même ? Peux-tu aussi forcer des étoiles à tourner autour de toi ?
Ah, il y a tant de désirs lubriques tournés vers les hauteurs ! Il y a tant de spasmes chez les ambitieux ! Montre-moi que tu n’es pas de ces lubriques et ambitieux !
Ah, il y a tant de grandes pensées, qui ne font pas plus qu’un soufflet : ils gonflent et accroissent le vide.
Tu te nommes libre ? Je veux écouter tes pensées maîtresses et non pas que tu as échappé à un joug.
Serais-tu un de ceux qui a pu se soustraire à un joug ? Il y en a plus d’un qui a rejeté sa dernière valeur quand il a rejeté sa servitude.
Libre de quoi ? Qu’importe à Zarathoustra ! Mais ton œil doit me présager clairement : libre pour quoi ?
Peux-tu te donner à toi-même ton mal et ton bien et suspendre au-dessus de toi ta volonté comme une loi ? Peux-tu être ton propre juge et justicier de ta loi ?
Il est terrible de rester seul avec son juge et justicier de sa propre loi. Ainsi est projetée une étoile dans l’espace désertique et dans le souffle glacial de la solitude.
Tu souffres aujourd’hui encore de la plupart, toi, l’unique : tu as aujourd’hui encore ton courage intact et tes espérances.
Mais un jour ta solitude va te rendre fatigué, un jour ta fierté va se tordre et ton courage crisser. Crier tu vas un jour « je suis seul ! »
Un jour tu ne vas plus voir ta hauteur et voir de trop près ta bassesse ; même ton côté sublime va te faire peur comme un spectre. Crier tu vas un jour : « Tout est faux ! »
Il y a des sentiments qui veulent tuer le solitaire ; s’ils n’y parviennent pas, alors ils doivent eux-mêmes mourir ! Mais es-tu à même d’être un meurtrier ?
Connais-tu déjà, mon frère, le mot « mépris » ? Et le supplice de ta justice, être juste envers ceux qui te méprisent ?
Tu forces beaucoup de monde à corriger son opinion à ton propos ; cela, ils te le facturent cher. Tu t’es retrouvé près d’eux et as pourtant poursuivi ton chemin : cela, ils ne te le pardonnent jamais.
Tu vas au-delà d’eux : mais plus tu grimpes haut, plus l’œil de la jalousie te voit petit. Mais celui qu’on déteste le plus est celui qui vole.
« Comment voudriez-vous être juste contre moi ! – dois-tu dire – je choisis votre injustice comme la part qui me revient. »
Ils lancent l’injustice et la saleté sur le solitaire : mais, mon frère, si tu veux être une étoile, tu ne dois pas pour autant moins luire pour eux !
Et garde-toi des gens bien et justes ! Ils crucifient volontiers ceux qui s’inventent leur propres vertus – ils haïssent le solitaire.
Et garde-toi aussi de la sainte naïveté ! Tout ce qui n’est pas naïf est pour elle impie ; elle joue aussi volontiers avec le feu – le bûcher.
Et garde-toi aussi des accès de ton amour ! Le solitaire tend trop vite la main à celui qu’il rencontre.
Il y a plus d’un homme à qui tu n’as pas le droit de donner la main, mais juste la patte : et je veux que ta patte ait aussi des griffes.
Mais le pire ennemi que tu puisses rencontrer, ce sera toujours toi-même ; tu es toi-même à l’affût de toi-même dans les grottes et les bois.
Solitaire, tu prends le chemin vers toi-même ! Et ton chemin passe à côté de toi-même et de tes sept diables !
Tu vas pour toi-même être hérétique, et sorcière et devin et bouffon et douteur et impie et gredin.
Tu dois vouloir te brûler dans ta propre flamme : comment voulais-tu devenir nouveau sans être d’abord cendre !
Solitaire, tu prends le chemin de créateur : tu veux te créer un dieu à partir de tes sept diables !
Solitaire, tu prends le chemin de l’amoureux : tu t’aimes toi-même et c’est pourquoi tu te méprises comme seuls les amoureux méprisent.
L’amoureux veut créer parce qu’il méprise ! Que sait-il de l’amour celui qui n’a pas dû justement mépriser ce qu’il aimait !
Va dans ta solitude avec ton amour et ta force créatrice, mon frère, et ce n’est que sur le tard que la justice va te suivre en boitant.
Va dans ta solitude avec tes larmes, mon frère. J’aime celui qui aime créer au-delà de soi-même et qui va ainsi à sa perte. –
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Dix-septième chapitre des « Discours de Zarathoustra » (« Première partie »). Les précédents se trouvent ici.
« Se libérer des chaînes est une chose ; voler de ses propres ailes en est une autre. »
Tout un programme, une hygiène de vie… Mais comme dans Black Swan, prendre conscience de l’état de son monde ou du monde est une chose, proposer une possibilité de vie en est une autre ! Ce qui manque, à mon sens, à la plupart des oeuvres actuelles.
Mon cher Paul, vous avez bien raison. Unissons nos forces, et au boulot !
Michysos, commençons par sortir toutes les oeuvres des musées, ces cimetières de l’art…
Paul, vous exagérez. Les musées ne sont pas des cimetières de l’art. On y trouve dans chacun plein de traces phusiques, de traces de lutte, de la part de la phusis, pour se défaire des conventions et autres idées reçues… Artistiques, mais pas seulement.