ZARATHOUSTRA A TRAVERSÉ BEAUCOUP DE CONTRÉES et rencontré beaucoup de peuples. Ce faisant, il a découvert les valeurs de beaucoup de peuples, ce qu’ils considèrent comme bien et ce qu’ils estiment être mal, autrement dit leurs règles morales. Et Zarathoustra n’a pas trouvé plus grande puissance sur terre que ces valeurs du bien et du mal.
L’évaluation des valeurs se trouve à l’origine de tous les peuples. Nul d’entre eux ne peut vivre sans principes moraux. Pour se conserver, chacun d’entre eux doit décider de ce qui est bien et de ce qui ne l’est pas. S’il ne le fait pas, son déclin est assuré. Et son évaluation, il doit toujours la faire de manière indépendante de son voisin, voire même en distinction de celui-ci.
Voilà ce que j’ai observé : les choses qu’un peuple trouve bonnes, un autre n’y reconnaît que plaisanterie et ignominie. Et la réciproque n’est pas moins vraie : il y a beaucoup de choses qu’on appelle ici mauvaises et qui se trouvent ailleurs auréolées de la pourpre des honneurs. Tout est question de perspectives.
Mais revenons aux voisins. Jamais un peuple n’a compris son voisin : toute âme s’est toujours étonnée de la folie et méchanceté de son prochain. Il est donc peine perdue de chercher à copier ou partager les valeurs de son voisin.
C’est ainsi que chaque peuple a suspendu une table des biens au-dessus de lui. Et regardez, ce n’est pas n’importe quelle table, dressée au gré du vent : chacune retrace les dépassements du peuple en question. Et écoutez, ce n’est pas n’importe quelle voix qui y parle, mais celle de la volonté de puissance du peuple en question. Volonté de puissance au double sens de la volonté de maîtrise de soi et des autres.
Voici comment, chez chaque peuple, émergent les tables des valeurs : le dépassement qu’il trouve difficile, il l’appelle louable ; celui qu’il estime indispensable et difficile, il le nomme bien ; et celui qu’il considère comme rare, comme le plus difficile, c’est-à-dire celui qui libère de la plus extrême misère, il le célèbre comme sacré. Plus le dépassement est d’ampleur, plus il est placé haut dans la hiérarchie des valeurs.
Qu’est-ce qu’un peuple considère comme le plus élevé, comme le premier ? Qu’est-ce qu’il estime être la mesure et le sens de toutes choses ? Nul autre que ce qui exprime la plus grande volonté de puissance, ce qui lui permet de dominer le plus fortement, de se maîtriser soi-même et les autres le plus fortement. Volonté d’être victorieux et brillant, pour soi-même et pour les autres. A ses yeux et aux yeux des autres. Au point finalement de faire peur à son voisin et de le rendre jaloux.
En vérité, mon frère, as-tu déjà regardé derrière ce que montre un peuple ? As-tu déjà reconnu la misère, la terre, le ciel et le voisin qui se cache derrière sa face visible ? Alors tu as sans doute deviné la loi de ses dépassements. Et la raison pour laquelle il grimpe, barreau après barreau, sur l’échelle qui le conduit vers son espoir de puissance et de domination.
Tel est l’adage : « Tu dois toujours être le premier et dépasser les autres : personne ne doit aimer ton âme jalouse, sinon l’ami » – voilà ce qui a fait trembler l’âme grecque : et voilà ce qui lui a permis de s’avancer sur le chemin de la grandeur. Sans concession. Jusqu’au grand style.
« Dire la vérité et savoir bien manier arc et flèches » – ceci a semblé à la fois cher et difficile au peuple dont provient mon nom : les Zoroastriens – nom qui m’est lui aussi cher et difficile. Comme il a fallu qu’ils surmontent la tendance au mensonge et à la paix, je dois quant à moi surmonter l’origine Perse et historique de mon nom.
« Honorer père et mère et se soumettre à leur volonté jusque dans les racines de l’âme » : cette table du dépassement, un autre peuple, juif, l’a suspendue au-dessus de lui. Et il est devenu grâce à elle puissant et éternel, tellement les lois filiales ont fini par devenir chez lui une deuxième nature.
« Être fidèle et par fidélité mettre jusqu’à son honneur et son sang au service de choses mauvaises et dangereuses » : c’est en s’enseignant ainsi qu’un autre peuple, chrétien, s’est maîtrisé lui-même ; et en se dominant ainsi il s’est engrossé et est devenu lourd de grands espoirs. Quitte à se fourvoyer.
En vérité, ce sont les hommes qui se sont donnés leur bien et leur mal. En vérité, ils ne l’ont pas pris à d’autres, ils ne l’ont pas trouvé quelque part, il ne leur est pas arrivé comme une voix tombée du ciel, comme une subite inspiration. Non, ses valeurs, chaque peuple se les est créées.
Pourquoi les hommes se sont-ils mis à valoriser les choses ? Pour se conserver. C’est pour leur propre sauvegarde qu’ils ont créé le sens des choses, qu’ils ont donné un sens humain aux phénomènes ! Raison pour laquelle l’homme s’appelle « Mensch », du latin mens, la mesure : il est l’évaluateur.
Donner des valeurs aux choses, donner un sens aux phénomènes, c’est créer : entendez-le, vous autres créateurs ! Les choses elles-mêmes ne sont pas un trésor et un joyau. Seule leur évaluation, leur interprétation fait d’elles un trésor et un joyau.
Les choses n’ont de valeur que par l’évaluation, l’interprétation qu’on en fait : sans évaluation, sans interprétation, la noix de l’existence est creuse. Entendez-le, vous autres créateurs ! Si on ne valorise pas les phénomènes, ils ne sont que des faits vides et sans valeurs.
Pour qu’il y ait de nouvelles valeurs, il faut qu’il y ait de nouveaux créateurs. Nouveaux créateurs qui doivent commencer par être des destructeurs : avant de pouvoir se mettre à créer de nouvelles tables, il faut en effet d’abord détruire les anciennes.
Jadis, les peuples étaient des créateurs. Ce n’est que plus tard que les individus ont pris la place des peuples. L’individu lui-même en est à vrai dire encore la plus jeune des créations du peuple : une certaine évaluation, un certain jugement de valeur du peuple.
Fort de leur volonté de puissance, les peuples ont donc commencé par suspendre au-dessus d’eux une table du bien et du mal, des règles de conduite. Ensemble, l’amour qui veut dominer – volonté de puissance sur les autres – et l’amour qui veut obéir – volonté de puissance sur soi – se sont produits de telles tables, de tels guides de vie.
Oui, le plaisir du troupeau est plus vieux que le plaisir du Moi : les envies du peuple précèdent celles des individus. Et aussi longtemps que la bonne conscience s’appelle troupeau, aussi longtemps que le plaisir du peuple est synonyme de bien, le Moi sera la proie de la mauvaise conscience. De cette manière, seul l’individu, le Moi en marge du peuple a le sentiment de ne pas vivre comme il faut.
Mais on a beau croire, ce n’est pas le Moi intelligent, avisé, magnanime mais sans amour, le Moi qui veut son avantage dans l’avantage de la plupart qui est à l’origine du troupeau, à l’origine de la croissance du peuple. Il est au contraire à l’origine de sa perte, de son déclin.
Ce ne sont pas les êtres intelligents, magnanimes et sans amour, qui ont créé les valeurs des peuples. Les êtres créateurs à l’origine du bien et du mal ont toujours été des êtres amoureux, des êtres passionnés. Oui, le feu de l’amour et le feu de la colère rougeoient dans tous les noms de vertus.
Zarathoustra a vu beaucoup de contrées et beaucoup de peuples : Zarathoustra n’a pas trouvé plus grande puissance sur terre que les œuvres des êtres amoureux, des êtres passionnés. Or ces œuvres s’appellent « bien » et « mal » : elles sont les tables des valeurs morales suspendues au-dessus de chaque peuple.
En vérité, la puissance de la valorisation est monstrueuse. On ne s’imagine pas avec quelle force nos jugements de valeur, nos interprétations imprègnent nos vies. Toutes les louanges et tous les blâmes de tous les peuples ont la force d’un monstre. D’une bête effrayante, à mille têtes, extrêmement difficile à maîtriser. Oui, on se trompe toujours dans les valorisations d’autrui. Quelles qualités il faut posséder pour ne pas plaquer ses valeurs, ses interprétations, ses catégories sur les affaires des autres ! Dites-moi, mes frères, qui d’entre vous est capable de me maîtriser, de me dompter ce monstre ? Dites-moi, mes frères, qui d’entre vous arrive à lancer une corde par-dessus les mille nuques de cet animal ? Qui d’entre vous est en mesure de maîtriser les mille et un buts moraux qui guident tous les peuples ?
Il y a jusqu’ici eu mille buts, car il y a eu mille peuples. Mais le lien des milles nuques manque encore. Le but unique manque encore. L’humanité n’as pas encore de but, de but partageable par tous, rassemblant les efforts de chacun.
Mais dites-moi donc, mes frères : si l’humanité n’a pas encore trouvé son but, n’est-ce pas l’humanité comme telle qui manque encore ?
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Zarathoustra a vu beaucoup de contrées et beaucoup de peuples : il a ainsi découvert le bien et le mal de beaucoup de peuples. Zarathoustra n’a pas trouvé puissance plus grande sur terre que le bien et le mal.
Aucun peuple ne pourrait vivre s’il n’a pas d’abord évalué ; mais s’il veut se conserver, il ne faut pas qu’il évalue comme évalue son voisin.
Beaucoup de choses que ce peuple a trouvé bonnes ont semblé à un autre plaisanterie et ignominie : c’est ainsi qu’il m’a semblé. Il y a beaucoup de choses que j’ai vues appelées ici mauvaises et nettoyées là de la pourpre des honneurs.
Jamais un voisin n’a compris l’autre : son âme s’est toujours étonnée de la folie et méchanceté du voisin.
Une table des biens est suspendue au-dessus de tout peuple. Regardez, c’est sa table de ses dépassements ; regardez, c’est la voix de sa volonté de puissance.
Louable est ce qu’il trouve difficile ; ce qui est indispensable et difficile s’appelle bien ; et ce qui libère de la plus extrême misère, le rare, le plus difficile, – il le célèbre comme sacré.
Ce qui, là, fait qu’il domine, soit victorieux et brillant, ce qui jette son voisin dans la frayeur et la jalousie : cela, il le considère comme le haut, le premier, la mesure, le sens de toutes choses.
En vérité, mon frère, as-tu déjà reconnu la misère et la terre et le ciel et le voisin d’un peuple : alors tu as sans doute deviné la loi de ses dépassements, et pourquoi c’est sur cette échelle qu’il grimpe vers son espoir.
« Tu dois toujours être le premier et dépasser les autres : personne ne doit aimer ton âme jalouse, ne serait-ce sinon l’ami » – ceci a fait trembler l’âme d’un Grec : il s’est par là avancé sur son chemin de la grandeur.
« Dire la vérité et savoir bien manier arc et flèches » – ceci a semblé à la fois cher et difficile au peuple dont provient mon nom – le nom qui m’est en même temps cher et difficile.
« Honorer père et mère et se soumettre à leur volonté jusque dans les racines de l’âme » : cette table du dépassement, un autre peuple l’a suspendue au-dessus de lui et grâce à elle est devenu puissant et éternel.
« Être fidèle et par fidélité mettre aussi son honneur et son sang au service de choses mauvaises et dangereuses » : c’est en s’enseignant ainsi qu’un autre peuple s’est maîtrisé lui-même, et en se maîtrisant ainsi il s’est engrossé et est devenu lourd de grands espoirs.
En vérité, les hommes se sont donnés tout leur bien et leur mal. En vérité, ils ne l’ont pas pris, ils ne l’ont pas trouvé, il ne leur est pas arrivé comme une voix tombée du ciel.
L’homme n’a donné de valeurs aux choses que pour se conserver, – il a alors créé le sens des choses, un sens humain ! C’est pourquoi il s’appelle « homme », c’est-à-dire : l’évaluateur.
Evaluer, c’est créer : entendez-le, vous autres créateurs ! L’évaluation elle-même est le trésor et joyau de toutes les choses évaluées.
Ce n’est que par l’évaluation qu’il y a de la valeur : et sans évaluation, la noix de l’existence serait creuse. Entendez-le, vous autres créateurs !
Le changement des valeurs, – c’est le changement des créateurs. Celui qui doit être un créateur toujours détruit.
Les créateurs étaient d’abord des peuples, et plus tard seulement des individus ; en vérité, l’individu lui-même est encore la plus jeune création.
Les peuples ont d’abord suspendu une table du bien au-dessus d’eux. L’amour qui veut dominer et l’amour qui veut obéir se sont produits, ensemble, de telles tables.
Le plaisir du troupeau est plus vieux que le plaisir du Moi : et aussi longtemps que la bonne conscience s’appelle troupeau, il n’y a que la mauvaise conscience qui dit : Moi.
En vérité, le Moi avisé, sans amour, qui veut son avantage dans l’avantage de la plupart : ce n’est pas l’origine du troupeau, mais son déclin.
Ce sont toujours des êtres amoureux et créateurs qui ont créé le bien et le mal. Le feu de l’amour rougeoie dans tous les noms de vertus, et le feu de la colère.
Zarathoustra a vu beaucoup de contrées et beaucoup de peuples : Zarathoustra n’a pas trouvé plus grande puissance sur terre que les œuvres de ceux qui aiment : « bien » et « mal » est leur nom.
En vérité, la puissance de ces louanges et blâmes est un monstre. Dites, qui me le maîtrise, vous autres frères ? Dites, qui lance à cet animal le lien par-dessus les mille nuques ?
Il y a jusqu’ici eu mille buts, car il y a eu mille peuples. Mais le lien des milles nuques manque encore, il manque le but unique. L’humanité n’as pas encore de but.
Mais dites-moi donc, mes frères : si l’humanité n’a pas encore de but, ne manque-t-il pas aussi – l’humanité elle-même ? –
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Quinzième chapitre des « Discours de Zarathoustra » (« Première partie »). Les précédents se trouvent ici.
Mille et une questions, ou presque…
Au fond, pour le peuple créateur il est peine perdue d’essayer de comprendre, copier ou partager les valeurs de son voisin. Sa volonté de puissance, reflet de son évolution et dépassement, tend à la maîtrise, à la domination de l’autre : c’est ce qu’on observe actuellement avec l’élargissement au monde entier des valeurs occidentales, qui s’imposent et écrabouillent. Difficile de comprendre toutefois dans quelle mesure les valeurs occidentales « retracent son dépassement »? Peut-on dire par exemple que le bonheur suprême des chrétiens, le paradis, représente un dépassement de la vie ici bas, du christianisme même? Et en quoi le paradis, pour les chrétiens, exprime-t-il leur plus grande volonté de puissance, leur permettant de mieux dominer?
L’individu créateur, lui-même création du peuple à partir de son jugement de valeur : est-ce parce que les valeurs du peuple sont trop élevées qu’il a constamment mauvaise conscience parce qu’il ne peut les atteindre ? Pour lui aussi, le plaisir n’est-il pas toujours synonyme de bien ? Comment peut-il se détacher, être en marge du peuple, alors qu’il en est le fruit ?
Quel sens peut-on donner à l’amour qui porte les créateurs du bien et du mal ? Amour de l’humain, parce que s’il n’y a pas de valeurs, il va à sa perte ?
Le peuple n’est pas en mesure de maîtriser les diverses valeurs, quel qu’en soit le nombre, sans imposer les siennes aux autres. Ainsi, le risque n’est-il pas d’arriver à un but commun, si les 1000 peuples et leur buts ne persistent pas, sont englouti par une seule table de valeur? Pourquoi alors Zarathoustra recherche-t-il un but unique et le rend indispensable à l’humanité? Est-ce là donc l’affaire de l’individu qui se dépasse, le surhomme, qui peut maîtriser, en respectant et sans imposer ?
Mille et une questions pour un but: comprendre. Texte visiblement difficile, voire très difficile. Comment répondre? J’ai finalement choisi l’option, trop scolaire à mon goût, de reprendre chacune des remarques ou questions dans l’ordre et de pointer ce qui ne collait pas. Pour essayer de mettre un peu de lumière là-dedans. Tant bien que mal.
– Chaque peuple est créateur
– La volonté de puissance tend à la maîtrise DE SOI et de l’autre.
– La compréhension de l’autre est en effet difficile pour les peuples, étant donné qu’ils se sont « construits » en démarcation les uns des autres.
– A l’origine des peuples, il y a des évaluations de valeurs. Autrement dit: chaque peuple a, au début, évalué les choses. Il s’est par là dépassé lui-même et a dépassé les autres.
– Le monde occidental est marqué par quantité de peuples qui se sont « retrouvés » dans certaines valeurs (dites occidentales: valeurs judéo-platonico-aristotélo-chrétiennes).
– Bonheur suprême des chrétiens comme dépassement de l’ici-bas? Oui: mais est-ce vraiment la question…
– C’est dans l’idée (en général, pas seulement de paradis d’ailleurs) que l’Occident trouve sa plus grande volonté de puissance: maîtrise de soi et des autres. A des fins idéales.
– Individu créateur. Zarathoustra dit que l’individu est une création du peuple créateur (il pense d’ailleurs sûrement à l’Occident, où l’individualité prime). Mais il ne dit pas que l’individu créé par le peuple est lui-même créateur. Il insinue plutôt le contraire.
– Question mauvaise conscience: bien que le Moi (= l’individu) prime, ce sont toujours les valeurs du peuple qui triomphent. Raison pour laquelle le Moi, en suivant ses propres plaisir (et non ceux du peuple) se sentira-t-il mal vu et aura mauvaise conscience, sentiment de ne pas vivre comme il devrait.
– Le plaisir du Moi ne peut être synonyme de bien que s’il correspond au plaisir du peuple (et donc aux valeurs établies). Si son plaisir s’en distingue, il se sentira en marge et aura donc mauvaise conscience (bis). Pour que ce ne soit pas le cas, le Moi doit lui-même être créateur, ce qu’il n’est pas.
– L’individu apparaît non seulement comme le fruit (une création) du peuple (occidental), mais encore comme une excroissance (pour ainsi dire malade) de ce dernier. En créant l’individu, le peuple a créé la possibilité pour l’homme de se détacher du peuple: de chercher son propre plaisir – qui finit par le faire sombrer dans la mauvaise conscience.
– L’amour des créateurs: amour passionné qui se distingue de l’absence d’amour des individus intelligents. L’amour du créateur, à l’origine des valeurs du peuple, est un amour pour la vie, pour le monde, pour le peuple – non pour l’humanité toute entière. Le créateur est pris de passion, porté par des forces (amoureuses) qui le dépassent.
– Le peuple ne fait qu’une chose: suivre les valeurs établies. Persuadé que les siennes sont les meilleures, l’Occident s’est mis à les imposer à travers le monde. Mais ce ne sont pas les valeurs du monde, mais les valeurs occidentales.
– Ce que cherche somme toute Zarathoustra, ce sont des individus créateurs de nouvelles valeurs, cette fois pour l’humanité entière: des valeurs mondiales qui font tenir ensemble (et qui n’écrasent pas) toutes les valeurs du peuple.
– En gros, ce qu’il propose, c’est un cosmopolitisme phusique (création de nouvelles valeurs de la part d’un Moi capable de rassembler tous les peuples sous une nouvelle idée d’humanité – en chemin vers le surhomme) en réponse à la mondialisation occidentale (imposition des valeurs d’un peuple outrecuidant, guidé par l’idée de l’homme comme être rationnel, sur tous les autres)…
Peut-il/doit-il vraiment y avoir une humanité avec un but qui rassemble tout le monde?
Je vois mal comment des peuples qui valorisent des choses totalement différentes peuvent réussir une synthèse, si ce n’est en faisant des compromis ou en choisissant arbitrairement un modèle. Ce qui ne parait pas aller vers le surhomme.
Le fait qu’il y ait plein d’humanités n’est il pas le garant que cette humanité existe, le meilleure moyen pour elle de survivre?
L’idée de passer une corde autour des nuques de cet immense monstre est de maîtriser le chaos pour avancer vers le surhomme?
Mais si c’est le cas il y a tellement de manière de se tromper, de mal comprendre, ça semble impossible…
Zarathoustra ne dirait par le contraire: les peuples eux-mêmes sont bien incapables de réussir à créer une synthèse. D’ailleurs, une fois que le peuple a créé ses valeurs, il se met en veille: utilise les valeurs qu’il a créées. Non sans chercher à les imposer au-delà de ses frontières.
Tel est bien ce qui se passe avec nos valeurs: créées qu’elles ont été il y a des centaines d’années, elle ne sont nullement remises en cause, et par suite continuent à nous guider. Et ne cessent en même temps de chercher à s’imposer partout. Elles renvoient d’ailleurs une telle image, toute de brillance (faite de bonté, de beauté, de vérité, de liberté, d’efficacité, de confort) que les peuples eux-mêmes se mettent à se débarrasser de leurs valeurs au profit des nôtres (Tunisie, Egypte, et ce n’est pas fini…).
Le problème, avec nos valeurs, dirait Nietzsche, c’est que, aussi brillantes et parfaites qu’elles paraissent, elles sont somme toute vides, vides de sens: le fruit d’idées purement intellectuelles, complètement abstraites, finalement détachée de toute de vie: idées méta-physiques, sans rapport avec la vie ici et maintenant.
Aussi, plaqué qu’il est sur tout ce qui bouge et vit, notre modèle idéal (démocratique, humaniste, égalitariste, droit-de-l’hommiste, scientifique, technique, etc.) est toujours de nouveau – oui, toujours de nouveau – contraint de faire des compromis. Des compromis monstres.
Loin de ce modèle, ce que Zarathoustra cherche (à promouvoir) est l’individu créateur capable de donner – par la création de nouvelles valeurs, de nouvelles tables du bien et du mal – à l’humanité dans son ensemble son but: but qui est bel et bien le surhomme.
Alors que ce sont les valeurs de l’homme occidental défini comme « être vivant doué de raison » (guidé par l’idéal) qui triomphent partout et écrasent au passage toutes les différences; Nietzsche souhaite l’apparition d’un individu capable de créer des valeurs nouvelles qui conduisent l’homme, non pas vers l’idéal (qui n’est finalement qu’un dangereux fantasme de l’esprit rationnel: une erreur, un mensonge), mais vers le surhomme.
La tâche de cet individu créateur serait de façonner des valeurs non pas pour son propre peuple, mais pour tous les peuples, pour le monde entier: valeurs qui correspondent à tous les hommes, quels qu’ils soient, d’où qu’ils viennent. C’est en ce sens qu’il faut comprendre qu’il sera en mesure de lier ensemble les mille nuques des mille peuples. Pour ce faire, il ne partira évidemment pas de la définition de l’homme en termes d' »être vivant doué de raison », mais sans doute de quelque chose comme d’une expérience… phusique de tout phénomène.
Les perspectives et les enjeux sont immenses! Et la discussion très stimulante!
Première mesure à prendre:
faire remplacer Google par « www.phusis.ch ». Le problème (qui n’en est pas un) serait ensuite de traduire l’entier du site dans toutes les langues qui existent. En fait non, même pas: juste en espéranto (et en anglais pour les fâcheux).
Très stimulant effectivement.
Les nouvelles valeurs créées par l’individu (capable de création) seraient donc une sorte de lien entre les hommes, entre les peuples, tous les peuples. Elles rassemblent tous les hommes, les guident au surhomme, tout en préservant les valeurs des peuples de chacun. Mais comment ces valeurs nouvelles peuvent-elles, pour préserver toutes celles de tous les peuples, ne pas interférer avec ces dernières au risque de les étouffer et les faire disparaître ? Elles doivent se créer sur un plan nouveau, lier les nuques mais ne pas les serrer pour ne pas les briser, ne pas les détuire ?
Par exemple, de nouvelles valeurs, qui partent de l’homme comme « expérience phusique », peuvent-elles vraiment faire le lien entre les peuples, en respectant et préservant les valeurs de chacun : c’est-à-dire en préservant également, par exemple, celles du peuple occidental et sa définition de l’homme comme « être doué de raison » ?
Nietzsche n’inclue-t-il pas la destruction dans la création? « … avant de pouvoir se mettre à créer de nouvelles tables, il faut en effet d’abord détruire les anciennes ». Alors, détruire les anciennes valeurs (considérer les valeurs de tous les peuples comme anciennes?), ou lier tous les peuples en respectant leurs différentes valeurs ?
Et si le surhomme était un idéal…
Bonne nouvelle: les trop scolaires reprise et pointage des problèmes ont porté leur fruits. La discussion devient toujours plus excitante.
Oui, c’est vrai: toute création implique une destruction. Aussi pour ce qui est des valeurs. Pour pouvoir créer de nouvelles valeurs, l’individu créateur de valeurs doit d’abord détruire les anciennes. Comme le chameau doit devenir lion pour finalement se faire enfant. Mais attention: cette action de destruction en vue de la production ne se fait pas d’emblée à échelle mondiale, mais d’abord uniquement personnelle: la destruction des valeurs ne concerne en premier lieu que le créateur lui-même.
Guidé qu’il est pas le cheminement vers le surhomme – ouvert qu’il est à l’expérience du monde comme phusis, disons-nous -, les nouvelles valeurs créées feront alors inévitablement écho aux valeurs des divers peuples – pour autant qu’on puisse encore, aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation de nos valeurs, parler de divers peuples.
Chacun devra en somme dépasser ses propres valeurs au profit des nouvelles, plus englobantes, plus ouverte, plus vraies, pour ne pas dire encore une fois… phusiques.
Bien sûr que le dépassement des vieilles valeurs au profit des nouvelles ne va pas aller sans remises en question et sans destructions. Mais tout porte à croire que les nouvelles valeurs vont finalement s’imposer d’elles-mêmes. Pourquoi? Parce que tout le monde reconnaîtra qu’elles sont meilleures.
Nouvel idéalisme? Oui, mais tragique: ce ne sera plus la vie en sa bonté, beauté et vérité (vie métaphysique, abstraite, finalement parfaite, paradisiaque telle que l’a conçue l’animal doué de raison) qui guidera l’homme, mais la vie en ce qu’elle a trait au bouc (tragos, compagnon de Dionysos), la vie en le va-et-vient incessant des phénomènes (vie phusique, sensible comme union de ce que notre raison nous fait voir comme des contraires mais qui ne sont à vrai dire que deux faces extrêmes du même).
Ainsi l’humanité aura trouvé son but: permettre à l’homme de se dépasser lui-même en direction du surhomme.
Je ne suis pas sûr de saisir pleinement la signification du mot « surhomme »: s’agit-il de la « version » de l’homme porté par ces nouvelles valeurs (j’aurais pu écrire « ses »…pour autant qu’il se les soit appropriées)?
Hem hem hem: le surhomme a depuis longtemps été défini par Zarathoustra (cf. le prologue).
Il s’agit de l’homme de l’avenir: de l’homme qui dépasse l’homme tel qu’il est (devenu). L’homme ne doit plus être compris en termes d’animal doué de raison (définition traditionnelle), mais en termes de pont en direction du surhomme (nouvelle définition).
Comme l’homme traditionnel a dépassé le simple animal qu’il a d’abord et avant tout été, il doit maintenant se dépasser en direction du surhomme. De manière d’autant plus urgente que son précédent dépassement est en train de le conduire à dégénérer en une affreuse espèce de singe imitateur, consommateur, jouisseur et utilisateur de machines…