EN REGARDANT VIVRE ET MOURIR LES GENS, on se rend compte que la majorité d’entre eux meurt trop tard, et qu’il n’y a que quelques rares personnes qui meurent au contraire trop tôt. L’enseignement qui dit « Meurs au bon moment ! » n’est visiblement pas encore entré dans les mœurs. Il apparaît encore étrange.
Or tel est justement l’enseignement de Zarathoustra : il apprend à mourir ni trop tard, ni trop tôt, mais au bon moment. Juste quand il faut.
Bien sûr, pour mourir au bon moment, il faut aussi savoir vivre au bon moment. Comment celui qui passe à côté de sa vie pourrait-il ne pas passer également à côté de sa mort ? Le conseil que je donne aux gens de trop, aux superflus, leur est malheureusement inatteignable : ne pas être né ! Comme dit une vieille sagesse grecque : « Le bien suprême ? Il t’est absolument inaccessible : c’est de ne pas être né, ne pas être, n’être rien. En revanche, le second des biens est pour toi – mourir sous peu. »
Mais même les superflus font grand cas de leur mort : ils en ont peur, la repoussent tant qu’ils peuvent. Même le plus superflu des superflus s’accroche désespérément à la vie. Même la plus creuse des noix veut encore être cassée : l’expérience du vide lui-même est pour la plupart préférable à la mort.
Tout le monde fait grand cas de la mort, mais personne n’en fait encore une fête. Alors que la mort devrait être une célébration festive : celle du retour à la terre, de la fusion avec le fond de la vie.
Je vous enseigne une nouvelle expérience de la mort, loin de votre vision égoïste, individualiste, chrétienne. L’expérience de la mort comme accomplissement de la vie, comme point d’orgue de la vie, et en même temps aiguillon et promesse pour les vivants.
Oui, celui qui s’accomplit dans la mort, qui parachève l’œuvre qu’est sa vie en mourant, vit et meurt sa vie et sa mort en vainqueur. Ayant vécu comme il faut, ayant sa vie durant cheminé vers son but – le dépassement de soi, et par suite de l’homme en direction du surhomme –, il meurt forcément entouré d’êtres qui espèrent avec lui et font avec lui des promesses à la vie – et à la mort.
C’est ainsi qu’on devrait apprendre à mourir. Au bon moment. Et il ne devrait finalement pas exister de fête, de célébration sans un tel mourant qui consacre les serments faits par les vivants à la vie – et à la mort ! Oui, la mort devrait être présente dans toutes les fêtes, comme partie intégrante de la vie, comme signe et guide de vie.
Mourir ainsi, en accomplissant sa vie, tel est ce qu’il y a de mieux. La deuxième meilleure manière de mourir est de mourir au combat, en gaspillant sa grande âme. La vie n’est pas comme on le voudrait un long fleuve tranquille, mais une lutte de tous les instants, non seulement pour la survie, mais pour le dépassement de soi-même. Les grandes âmes le savent : guidées qu’elles sont par des forces surhumaines, elles ne lésinent pas sur les moyens pour parvenir à se surmonter toujours et encore : les voilà donc qui dilapident la surabondance qui leur est propre – et précisément les pousse à se dépasser toujours elles-mêmes.
Mais sachez que votre mort grimaçante, ricaneuse, à vous autres superflus, sachez que le combattant et le vainqueur la haïssent. Oui, ils détestent cette mort dont vous ne voulez pas, que vous craignez, que vous fuyez, que vous repoussez sans cesse, et qui finit malgré tout par se glisser en vous comme un voleur – et vous prendre en maître.
Au contraire de cette vision de la vie et de la mort, je vous fais l’éloge de mon expérience de la vie et de la mort : de la mort libre qui me vient parce que je veux qu’elle vienne, de la mort libre que je me donne à moi-même.
Et quand est-ce que je vais vouloir me la donner ? – Quiconque est guidé par un but et possède un héritage a pour but et héritage la mort au bon moment. En vivant comme il faut, en expérimentant la vie en ce qu’elle est, en s’efforçant jour après jour à se dépasser soi-même et en partageant cette volonté avec autrui, on vise à mourir au moment où nous avons tout donné, où nos forces ne nous permettent plus d’avancer. Nous voilà donc prêts à laisser notre but en héritage.
Oui, par respect pour notre but et héritage, on ne va plus suspendre de couronnes sèches au sanctuaire de la vie. Contrairement à ce que font les superflus, on ne va pas prolonger indéfiniment, inutilement, vainement sa vie si celle-ci est en déclin.
En vérité, je ne veux pas ressembler aux tourneurs de cordes qui, pour étirer leur fil en longueur, sont contraints de marcher à reculons. Il ne faut pas confondre qualité et quantité.
Il y a un âge pour tout. Un âge pour vivre. Un âge pour mourir. Il y en a plus d’un qui devient trop vieux pour ses vérités et ses victoires. Oui, même ses vérités et ses victoires s’inscrivent dans un temps donné, limité. Elles ne sont crédibles que quand elles sont bien incarnées. Quel droit une bouche édentée a-t-elle par exemple de proférer des vérités qui exigent des dents solides?
Quiconque veut avoir du succès, être bien vu, faire honneur à la vie, doit se défaire à temps de sa gloire : ne pas s’y accrocher alors que ses forces déclinent, alors qu’on n’a plus le niveau. Il faut exercer l’art difficile de s’en aller au bon moment.
Pour que ce bon moment ne vienne pas trop vite, il faut arrêter de se laisser manger quand on a le meilleur goût. Sinon on a vite fait d’être complètement dévoré. Cela, ceux qui veulent être aimés longtemps le savent : ils ne se donnent jamais tout entier, même quand ils sont au meilleur de leur forme. Toujours, en même temps qu’ils se donnent, ils se retirent.
Bien sûr qu’il existe des pommes acides, dont le destin veut qu’elles attendent de mûrir jusqu’au dernier jour de l’automne. Aussi s’adoucissent-elles très lentement : et voilà qu’elles deviennent en même temps mûres, jaunes et fripées.
Chez les uns c’est le cœur qui vieillit d’abord, chez les autres c’est l’esprit. Et certains sont déjà vieux dans leur jeunesse. Mais sachez que le fait d’être jeune sur le tard, ou de devenir jeune sur le tard, permet d’être jeune longtemps. Sinon, on a tôt fait de vieillir : et les choses ont tôt fait de durcir, de se figer, ou de pourrir.
Il y en a plus d’un qui rate sa vie, rongé qu’il est par un ver venimeux qui lui dévore sans arrêt le cœur : insatisfaction, mélancolie, peur, etc. Voici mon conseil : si sa vie est déjà un échec, qu’il veille à ce qu’il réussisse au moins sa mort. Bref : qu’il disparaisse rapidement.
Alors qu’il y a des pommes et des gens acides, qui ne mûrissent que sur le tard, en automne, il y a des gens qui ne mûrissent jamais, qui ne deviennent jamais doux, tendres, suaves : des gens qui pourrissent avant l’heure, dès l’été. Alors qu’ils feraient mieux d’en finir au plus vite, quelque chose les retient à leur branche : la lâcheté. Ils ont peur de tomber. Peur de la mort.
D’une manière générale, il y a beaucoup trop de gens qui vivent. Beaucoup trop de gens qui s’accrochent beaucoup trop longtemps à leurs branches. Pourvu que vienne une grosse tempête qui secoue l’arbre et fasse tomber tous les fruits pourris et dévorés de vers !
Pourvu qu’apparaissent des prédicateurs de la mort rapide, qui viennent convaincre que la mort est bien souvent préférable à la vie ! Ils feraient office de justes tempêtes et secoueurs des arbres de la vie ! Ils débarrasseraient la vie de ses fruits pourris et dévorés de vers. Mais, autour de moi, je n’entends prêcher que la mort lente et la patience envers tout le « terrestre » : tu verras, ça ira mieux demain, l’espoir fait vivre, tout ça en vaut la peine, tu seras récompensé plus tard, dans « l’au-delà », etc. Prédication chrétienne.
Ah, vous prêchez vous aussi, bien que non chrétiens, la patience envers le terrestre ? Détrompez-vous : à voir comment vous vivez, c’est ce terrestre qui a trop de patience à votre égard, vous autres mauvaises langues, vous autres imposteurs : vous vous mentez à vous-mêmes !
En vérité, le fondateur de notre vision du monde, l’Hébreu honoré par les prédicateurs de la mort, Jésus, est mort trop tôt. L’image qu’on s’en est fait est erronée. Oui, pour beaucoup, il leur a été fatal qu’il soit mort trop tôt : les voilà qui se trompent du tout au tout.
Lorsqu’il est mort, Jésus n’avait connu que ses propres larmes et sa propre mélancolie – et bien sûr la haine des prétendus bons et justes à son égard. Et voilà qu’il a été submergé par la nostalgie d’un monde meilleur ; et voilà que le désir l’a poussé dans la mort. Trop tôt.
Si seulement il était resté plus longtemps dans le désert ! Si seulement il était resté plus longtemps loin des prétendus bons et justes ! Les choses se seraient sans doute passées tout autrement. Oui, peut-être qu’il aurait à la longue même appris à expérimenter et aimer la terre telle qu’elle est, en son va-et-vient tragique. Et peut-être qu’au lieu de rester toujours sérieux, il aurait avec cela même appris le rire ! Peut-être qu’il se serait mis à dire oui au tragi-comique de l’existence. Peut-être !
Croyez-le moi, mes frères : Jésus est mort trop tôt ! S’il avait atteint mon âge, il se serait rendu compte de son fourvoiement ; il aurait fini par désavouer lui-même ses enseignements ! Oui, il était suffisamment noble pour cela ; suffisamment noble pour avouer son erreur et se désavouer !
Mais il est mort alors qu’il n’était pas encore mûr. Il a aimé et détesté les hommes et la terre en jeune homme immature. Son âme et ses ailes de l’esprit étaient encore ligotées et lourdes. Il n’avait pas encore les moyens de prendre de la hauteur, de danser, de s’envoler.
Vous le savez : dans l’homme, il y a plus d’enfant – et donc plus de naïveté, d’innocence – que dans le jeune homme. Et moins de mélancolie aussi. Oui, l’homme s’y connaît mieux question vie et mort que le jeune homme. Et Jésus n’a jamais atteint le stade d’homme. Il est mort jeune homme, alors qu’il était encore en train de mûrir.
Soyez libres de mourir et libres dans la mort, tel est mon enseignement. La mort ne doit pas être un fardeau. Et vous ne devez pas la craindre. Comme la vie, il s’agit de la vivre, de l’aimer, de l’affirmer. Il s’agit de l’éprouver comme faisant partie intégrante de la vie. Après avoir dit oui à la vie, après avoir été un saint affirmateur de la vie, il faut, quand il n’est plus l’heure de dire oui, savoir dire non, se faire saint négateur. Voilà ce que dit celui qui s’y connaît en matière de vie – et de mort.
Que votre mort ne soit pas un blasphème contre l’homme et la terre, mes amis : voilà ce que je me souhaite du miel – la partie la plus sucrée, la plus mûre – de votre âme. Mettez tout en œuvre pour que votre mort ne fasse pas honte à la vie !
Votre esprit et vertu doit continuer à luire le jour de votre mort. Telle une rougeur du soir autour de la terre, votre sagesse et votre morale doivent honorer la vie. Et si ce n’est pas le cas, si votre esprit et votre vertu sont déjà éteints le jour de votre mort, c’est que vous aurez manqué votre mort – et par conséquent aussi votre vie.
C’est ainsi que je veux moi-même mourir : pour que vous autres amis aimiez davantage la terre grâce à moi. Et je veux de nouveau devenir terre, celle que je trouve en moi-même dans le calme, celle qui m’a enfanté.
En vérité, Zarathoustra avait un but, le surhomme : il a lancé sa balle dans sa direction. Et vous voilà, maintenant, vous autres mes amis, les héritiers de mon but : c’est à vous que je lance ma balle en or. A vous de la rattraper.
Et ce que j’aime par-dessus tout, mes amis, vous le savez, ce n’est pas vous voir la rattraper, la balle en or, mais vous voir la lancer à votre tour ! C’est pour cela que je m’attarde encore un peu sur terre : pour vous voir lancez au loin la balle dorée. Veuillez me le pardonner !
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Beaucoup de gens meurent trop tard, et quelques uns meurent trop tôt. L’enseignement qui dit « Meurt au bon moment ! » sonne encore étrangement.
Meurs au bon moment ; tel est l’enseignement de Zarathoustra.
Bien sûr, celui qui ne vit jamais au bon moment, comment pourrait-il jamais mourir au bon moment ? Si seulement il n’était jamais né ! – Tel est ce que je conseille aux superflus.
Mais les superflus font eux aussi grand cas de leur mort, et même la plus creuse des noix veut encore être cassée.
Tous font grand cas de la mort : mais la mort n’est pas encore une fête. Les hommes n’ont pas encore appris comment on célèbre les plus belles fêtes.
Je vous montre la mort qui est accomplissement, qui devient aiguillon et promesse pour le vivant.
Celui qui s’accomplit meurt sa mort, en vainqueur, entouré d’êtres qui espèrent et font des promesses.
Ainsi devrait-on apprendre à mourir ; et il ne devrait pas exister de fête sans un tel mourant qui consacre les serments des vivants !
Mourir ainsi est le meilleur ; ce qui vient en deuxième est par contre : mourir au combat et gaspiller une grande âme.
Mais votre mort ricaneuse est haïe du combattant comme du vainqueur, elle qui glisse vers vous comme un voleur – et qui arrive malgré tout en maître.
Je vous fais l’éloge de ma mort, de la mort libre qui me vient parce que je veux.
Et quand est-ce que je vais vouloir ? – Quiconque a un but et un héritage veut la mort au bon moment pour but et héritage.
Et par respect pour le but et l’héritage il ne va plus suspendre de couronnes sèches au sanctuaire de la vie.
En vérité, je ne veux pas ressembler aux tourneurs de cordes : ils étirent leur fil en longueur et, ce faisant, marchent eux-mêmes toujours à reculons.
Il y en a plus d’un qui devient aussi trop vieux pour ses vérités et victoires ; une bouche édentée n’a plus droit à chaque vérité.
Et quiconque veut avoir du succès doit se défaire à temps de l’honneur et exercer l’art difficile de s’en aller au bon moment.
On doit arrêter de se laisser manger quand on a le meilleur goût : cela, ceux qui veulent être aimés longtemps le savent.
Bien sûr qu’il existe des pommes acides, dont le destin veut qu’elles attendent jusqu’au dernier jour de l’automne : et en même temps elles deviennent mûres, jaunes et fripées.
Chez les uns c’est le cœur qui vieillit d’abord, chez les autres l’esprit. Et certains sont vieux dans leur jeunesse : mais être jeune tard permet d’être jeune longtemps.
Il y en a plus d’un qui rate sa vie : un ver venimeux lui dévore le cœur. Qu’il veille à ce qu’il réussisse d’autant mieux la mort.
Il y en a plus d’un qui ne devient jamais suave, il pourrit déjà en été. C’est la lâcheté qui le retient à sa branche.
Il y en a beaucoup trop qui vivent et ils sont suspendus beaucoup trop longtemps à leurs branches. Vienne une tempête qui secoue de l’arbre tout ce pourri et dévoré de vers !
Viennent des prédicateurs de la mort rapide ! Ils m’apparaîtraient comme les justes tempêtes et secoueurs des arbres de la vie ! Mais je n’entends prêcher que la mort lente et la patience envers tout le « terrestre ».
Ah, vous prêcher la patience envers le terrestre ? C’est ce terrestre qui a trop de patience à votre égard, vous autres mauvaises langues !
En vérité, cet Hébreu que les prédicateurs de la mort lente honorent est mort trop tôt : et pour beaucoup, cela leur a été fatal qu’il soit mort trop tôt.
Il n’a connu que les larmes et la mélancolie de l’Hébreu, y compris la haine des bons et des justes, – l’Hébreu Jésus : la nostalgie l’a alors submergé dans la mort.
S’il était resté dans le désert et loin des bons et justes ! Peut-être qu’il aurait appris à vivre et appris à aimer la terre – et le rire avec cela !
Croyez-le moi, mes frères ! Il est mort trop tôt : lui-même aurait désavoué ses enseignements s’il avait atteint mon âge ! Il était suffisamment noble pour se désavouer !
Mais il n’était pas encore mûr. C’est immature que le jeune homme aime, et c’est immature aussi qu’il déteste homme et terre. L’âme et les ailes de l’esprit sont chez lui encore ligotées et lourdes.
Mais dans l’homme il y a plus d’enfant que dans le jeune homme, et moins de mélancolie : il s’y connaît mieux question mort et vie.
Libre de mourir et libre dans la mort, un saint négateur quand il n’est plus l’heure de dire oui : ainsi s’y connaît-il question mort et vie.
Que votre mort ne soit pas un blasphème contre l’homme et la terre, mes amis : tel est ce que je me souhaite du miel de votre âme.
Votre esprit et votre vertu doit encore luire dans votre mort, telle une rougeur du soir autour de la terre : ou alors vous aurez manqué votre mort.
C’est ainsi que je veux moi-même mourir pour que vous autres amis aimiez davantage la terre à cause de moi ; et je veux de nouveau devenir terre, celle que j’ai dans le calme, qui m’a enfanté.
En vérité, Zarathoustra avait un but, il a lancé sa balle : vous êtes maintenant, amis, les héritiers de mon but, c’est à vous que je lance ma balle en or.
Ce que j’aime par-dessus tout, mes amis, c’est vous voir lancer la balle en or ! C’est pour cela que je m’attarde encore un peu sur terre : pardonnez-le moi !
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Vingt-et-unième et avant-dernier chapitre de la « Première partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les précédents se trouvent ici.
Qu’entends-tu par « superflus », « gens de trop »? Les superficiels qui cherchent le beau et l’agréable, s’accrochent à la vie, rejetant la souffrance et la mort en se voilant la face?
Mais ne le sont-ils et ne le font-ils pas justement pour échapper au vide. En rien ils ne cherchent à briser la noix, ils font au contraire tout pour renforcer la coquille, pour être sûrs qu’elle ne se casse pas, et éviter d’affronter le vide, expérience pire encore que la mort. Non?
Les superflus sont les gens de trop, les personnes inutiles: celles qui, par leur existence, leur manière de vivre, nuisent à la vie. Notamment en faisant croire (et en finissant par croire eux-mêmes) que leur coquille n’est pas vide, alors qu’ils ne font aucun effort pour se donner du contenu, se dépasser soi-même.
Les superflus voient en fait tout à l’envers. Pour eux, le pire est la mort et le vide (ce qui revient d’ailleurs au même). Donc ils s’en détournent, se voilent la face, font semblant, s’agitent pour en échapper. Alors que pour Zarathoustra, la mort et le vide sont à valoriser comme les ressources mêmes de toute vie. En les rejetant, on finit par rejeter la vie elle-même – et empêcher son développement.
Mon explication est-elle compréhensible?
Oui, compréhensible.
S’ils ont peur de la mort et du vide, s’en détournent et s’accrochent à la vie, pourquoi les superflus chercheraient-ils à briser la noix vide?
« Mais les superflus font eux aussi grand cas de leur mort, et même la plus creuse des noix veut encore être cassée. »
Et qu’elle est cette cette coquille de noix? Faite des valeurs morales traditionnelles, qui sont devenues vide de sens?
Je le vois la chose comme ça: en faisant semblant de valoir quelque chose, les superflus se survalorisent. Eux et leur vie – ou plutôt le substitut de vie qu’ils sont. Au point de finir par croire qu’ils ne sont pas que des coquilles vides. Et donc de vouloir vivre le plus longtemps possible, sous prétexte de vouloir consommer jusqu’à la dernière goutte de ce qu’ils appellent vie, mais qui n’est somme toute que vide. Et finalement, même ce vide leur est préférable à la mort, dont ils ont extrêmement peur.
Ah je vois. Les superflus sont les noix vides. Mais en fait, ils se voilent si bien la face qu’ils ne le voient pas et pensent que c’est justement là qu’est la vie. Au point qu’ils préfèrent largement se briser et le révéler plutôt que de mourir. S’ils se rendaient compte de leur vide, ils préfèraient certainement mourir…
Il me semble que c’est ça, en effet. Joli débroussaillage!
Attendre, jusqu’à ce que l’heure passe, et arriver dans le territoire de la dépendance totale, imposant ainsi à ses enfants et son entourage des souffrances et des responsabilités inutiles, voilà ce que j’appelle mourir trop tard!
Au sommet de la falaise, il y a l’oiseau insouciant qui joue et qui tombe par surprise dans la vide, il y a le réfractaire qui s’accroche désespérément au sol et qu’il faut tirer par la queue mais qui finit aussi par tomber dans le vide. Puis il a celui qui voit le bord arriver, qui déploie ses ailes et s’envole libre, heureux, en laissant derrière lui des étincelles dans les yeux de ceux qui restent…