« II Y A TOUJOURS QUELQU’UN DE TROP AUTOUR DE MOI » – voilà ce que se dit le solitaire. Donc il cherche à être le plus souvent possible seul. Mais : « A la longue, une fois un finit toujours par faire deux ! » A force d’être seul, le solitaire vient à parler avec lui-même : d’un côté parle « Je », de l’autre « Moi ». Et les deux de discuter.
Mais le « Je » et le « Moi » ont tendance à être trop assidus dans la discussion. Leur engagement perturbe sa solitude et la sérénité du solitaire. Au point qu’il lui faut un ami, pour que la discussion ne décline pas.
Pour le solitaire, l’ami est toujours le troisième : le bouchon qui empêche que la discussion des deux autres s’enfonce dans les profondeurs. Il permet au solitaire de ne pas couler, de garder la tête haute.
Hélas, tous les solitaires sont marqués par trop de profondeur. Et ont tendance à s’y enfoncer. Telle est la raison pour laquelle ils aspirent à trouver un ami, un ami qui a de la hauteur, qui leur redonne de la hauteur. Un ami qui fait en sorte qu’ils ne sombrent pas dans leur propre abîme.
Les espoirs que nous plaçons dans notre prochain témoigne de ce à quoi nous aimerions nous-mêmes croire nous concernant : pouvoir garder en toute occasion une certaine hauteur. Notre aspiration à avoir un ami témoigne à vrai dire du gouffre que nous sommes et dans lequel nous risquons toujours de nous noyer.
Nos sentiments, nos actes sont souvent le signe d’autre chose que ce que nous croyons. Souvent, quand on aime, par exemple, on ne fait que sauter par-dessus l’envie, la jalousie : ce qu’on appelle amour n’est que désir sublimé. De même : souvent, quand on se met à attaquer quelqu’un ou quelque chose, quand on s’en fait l’ennemi, c’est pour cacher qu’on est attaquable, pensant que l’attaque est la meilleure défense.
Quelqu’un me touche mais je n’arrive pas à en faire mon ami ? J’ai de l’affection pour lui, mais il ne me la rend pas ? « Sois au moins mon ennemi ! » – voilà comment parle le vrai respect qui n’ose pas implorer l’amitié.
L’amitié n’est pas chose légère, facile, simplement agréable. Si on veut avoir un ami, on doit aussi vouloir faire la guerre pour lui. Et avec lui. On doit aussi pouvoir être son ennemi.
Le but ne doit jamais être la fusion avec autrui. Dans son ami, on doit toujours honorer son ennemi. La question est de savoir si tu peux t’approcher tout près de ton ami sans empiéter sur lui, sans fondre sur lui, sans l’étouffer.
Son meilleur ami doit être son meilleur ennemi : son plus grand danger. De peur de le décevoir, il nous pousse à nous élever vers les sommets. Jamais tu n’es aussi proche de ton ami, aussi près de son cœur que quand tu lui répugnes. Tu le touches comme nul autre quand tu le déçois.
Tu ne veux pas porter d’habits en présence de ton ami ? Tu veux te montrer nu à lui ? Et tu voudrais qu’il en soit honoré ? Erreur : voilà qu’il t’envoie au diable ! Il ne veut pas être ami avec un gouffre, un chaos. Il ne veut pas risquer de sombrer avec toi.
Quiconque ne fait pas de soi un mystère indigne son entourage. Quiconque ne se compose pas, ne se masque pas indigne son entourage. Vous avez donc bien raison de craindre la nudité ! Oui, seuls les dieux peuvent avoir honte de leurs vêtements, peuvent vouloir se déshabiller ! Comme le dieu chrétien, par exemple, qui n’a de cesse de se retrouver caché sous d’innombrables noms flatteurs : pure lumière, identité, vérité, beauté, bonté suprême, etc. Noms flatteurs dont il a honte, tellement ils ne disent qu’un côté de la vie.
Pour ton ami, tu dois te nettoyer comme tu astiques tes armes. Jamais tu ne te prépares assez joliment. Pour lui, tu dois être une flèche et une aspiration vers le surhomme. Tu dois être pointu, vif, rapide, ciblé.
As-tu déjà vu dormir ton ami ? Tu verras alors à quoi ressemble son visage ; tu verras ce qu’il est : ton propre visage sur un miroir rugueux et imparfait.
As-tu déjà vu dormir ton ami ? N’as-tu pas été effrayé par son air ? Oh, mon ami, l’homme est quelque chose qui doit être surmonté.
L’ami doit être un maître dans l’art de deviner et dans celui de se taire : il doit savoir quand tu as besoin de lui, quand il doit te parler pour que tu ne s’enfonces pas ; et quand tu as besoin d’être seul, quand il n’a pas envie de te voir et de t’entendre. D’ailleurs, ce serait une erreur de vouloir tout voir ce que fait son ami ; de vouloir tout savoir de lui. Fais plutôt confiance à ton imagination : c’est ton rêve qui doit te dire ce que fait ton ami durant le jour quand tu n’es pas là.
Si tu as pitié de ton ami, ne te précipite pas auprès de lui pour chercher à le soulager. Que ta pitié soit avant tout un art de deviner : la première chose à savoir est dans quelle mesure ton ami veut ton sentiment de sympathie, de commisération à son égard. Mesure qui dépend du stade auquel il se trouve sur le pont en direction du surhomme. Plus il est avancé, plus il aimera en toi l’œil intact et le regard de l’éternité.
Donc, il faut que la pitié envers son ami se cache sous une épaisse coquille. Avant de te précipiter au chevet de ton ami, il faut d’abord que tu te casses une dent sur cette coquille. Il faut que tu fasses tout un travail, tout un effort. Pour que ta pitié ne soit pas déplacée, mièvre, stupide, mais soit faite de finesse et de douceur.
Qu’est-ce que tu es pour ton ami ? Air pur, solitude, pain, médicament ? Voilà comment tu dois te montrer : régénérateur, solide, nourrissant, dangereux. Inutile d’ailleurs que tu le sois au fond ; il suffit que tu te montres ainsi. Il n’est pas nécessaire de savoir défaire ses propres chaînes pour savoir libérer son ami des siennes.
Es-tu un esclave ? Es-tu sans liberté ? Sans capacité de jeu ? Alors tu ne peux être un ami pour personne. Es-tu au contraire un tyran ? N’as-tu qu’un seul rôle dans un seul jeu ? Alors tu ne peux pas avoir d’amis non plus.
Pendant trop longtemps s’est caché dans la femme un esclave et un tyran. C’est pourquoi la femme n’est pas encore capable d’amitié – et ne connaît que l’amour : l’amour idéaliste, l’amour fusion. Loin de l’amitié, et de la quête du surhomme.
Dans l’amour de la femme, il y a injustice et aveuglement face à tout ce qu’elle n’aime pas. Quand elle aime, la femme se voile la face et devient injuste. Le plus souvent inconsciemment. Tout ce qu’elle n’aime pas, elle le voit de travers et le condamne. D’ailleurs, l’amour conscient de la femme est lui aussi toujours ambivalent : il y a toujours de l’agression, des éclairs, de la nuit à côté de la lumière. L’idéalisme conduit aux pires excès, tellement le monde est loin de l’idée qu’on s’en fait.
La femme n’est pas encore capable d’amitié : les femmes sont toujours et encore des chats – êtres frotteurs – et des oiseaux – êtres craintifs. Ou dans le meilleur des cas des vaches – êtres ruminants.
La femme n’est pas encore capable d’amitié. Mais dites-moi, vous autres hommes, qui d’entre vous en est capable ?
Oh, vous autres hommes, vous n’êtes pas assez riches, pas assez généreux. Mais passez donc outre votre pauvreté et votre avarice de l’âme ! Les petites choses que vous donnez à votre ami, je les donne pour ma part à mon ennemi. Et sans vouloir devenir plus pauvre pour autant. Cultivez votre richesse, votre hauteur, votre capacité à être un ami !
Il y a de la camaraderie : puisse-t-il exister de l’amitié ! Vous êtes certes gentils, polis avec autrui, mais vous ne connaissez pas l’amitié.
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
« Il y a toujours quelqu’un de trop autour de moi » – voilà comment pense le solitaire. « Toujours une fois un – à la longue, ça fait deux ! »
Je et Moi sont toujours trop assidus dans la discussion : comment pourrait-on le supporter s’il n’y avait pas un ami ?
Pour le solitaire, l’ami est toujours le troisième : le troisième est le liège qui empêche que la discussion des deux autres sombre dans les profondeurs.
Hélas, il y a trop de profondeurs pour tous les solitaires. C’est pourquoi ils désirent tant un ami et sa hauteur.
Notre croyance à autrui trahit ce à quoi nous aimerions nous-mêmes croire nous concernant. Notre désir d’avoir un ami est notre traître.
Et souvent on ne veut avec l’amour que sauter par-dessus la jalousie. Et souvent on attaque et se fait un ennemi pour cacher qu’on est attaquable.
« Sois au moins mon ennemi ! » – voilà comment parle le vrai respect qui n’ose pas implorer l’amitié.
Si on veut avoir un ami, on doit aussi vouloir faire la guerre pour lui : et pour faire la guerre, on doit pouvoir être ennemi.
On doit encore honorer l’ennemi dans son ami. Peux-tu t’approcher tout près de ton ami sans empiéter sur lui ?
Il faut avoir dans son ami son meilleur ennemi. Tu dois lui être au plus près de son cœur quand tu lui répugnes.
Tu ne veux pas porter d’habit en face de ton ami ? Il faut que ce soit l’honneur de ton ami que tu te donnes à lui tel que tu es ? Mais c’est pour cela qu’il t’envoie au diable !
Quiconque ne fait pas de soi un mystère indigne : vous avez donc bien raison de craindre la nudité ! Oui, si vous étiez des dieux, vous pourriez avoir honte de vos vêtements !
Tu ne peux te nettoyer assez joliment pour ton ami : car tu dois être pour lui une flèche et une aspiration vers le surhomme.
As-tu déjà vu dormir ton ami, – afin de d’apprendre à quoi il ressemble ? Qu’est donc sinon le visage de ton ami ? C’est ton propre visage, sur un miroir rugueux et imparfait.
As-tu déjà vu dormir ton ami ? N’as-tu pas été effrayé que ton ami ait cet air-là ? Oh, mon ami, l’homme est quelque chose qui doit être surmonté.
L’ami doit être le maître dans l’art de deviner et de se taire : tu ne dois pas tout vouloir voir. Ton rêve doit te trahir ce que ton ami fait quand il veille.
Que ta pitié soit un art de deviner : que tu saches d’abord si ton ami veut de la pitié. Peut-être aime-t-il en toi l’œil intact et le regard de l’éternité.
Que la pitié envers un ami se cache sous une épaisse coquille, il faut que tu t’y casses une dent. C’est ainsi qu’elle aura sa finesse et sa douceur.
Es-tu pour ton ami air pur et solitude et pain et médicament ? Il y en a plus d’un qui ne peut pas défaire ses propres chaînes, et pourtant il est pour l’ami un libérateur.
Es-tu un esclave ? Alors tu ne peux pas être ami. Es-tu un tyran ? Alors tu ne peux pas avoir d’amis.
Trop longtemps s’est caché dans la femme un esclave et un tyran. C’est pourquoi la femme n’est pas encore capable d’amitié : elle ne connaît que l’amour.
Dans l’amour de la femme il y a injustice et aveuglement devant tout ce qu’elle n’aime pas. Et aussi dans l’amour conscient de la femme, il y a toujours agression et éclair et nuit à côté de la lumière.
La femme n’est pas encore capable d’amitié : les femmes sont toujours encore des chats, et des oiseaux. Ou dans le meilleur des cas des vaches.
La femme n’est pas encore capable d’amitié. Mais dites-moi, vous-autres hommes, qui d’entres-vous est capable d’amitié ?
Oh, par-dessus votre pauvreté, vous autres hommes, et votre avarice de l’âme ! Ce que vous donnez à l’ami, je veux encore le donner à mon ennemi, sans vouloir devenir plus pauvre pour autant.
Il y a de la camaraderie : puisse-t-il exister de l’amitié !
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Quatorzième chapitre des « Discours de Zarathoustra » (« Première partie »). Les précédents se trouvent ici.
En course, il s’agit d’être ami avec ses concurrents pour ne pas se retrouver assis ou pire: plongé en soi-même… Sans trop les attaquer pour autant, au risque d’être soi-même attaqué… Et tout cela dans une habile combinaison dont le but est de prendre de la hauteur?!