DE TOUT CE QU’ON ÉCRIT, JE N’AIME QUE CE QUI L’EST AVEC SON SANG ; non pas avec l’intelligence et la rationalité éveillées qui caractérisent tout homme occidental, mais avec le véhicule de la vie qu’est le sang. Ecris avec ton sang : et tu apprendras que le sang est esprit. Un esprit bien différent de notre logique consciente, un esprit qui ne calcule pas, qui ne triche pas : l’esprit de la vie.
Bien sûr, il n’est pas facile de comprendre le sang d’autrui. Donc il ne faut pas lire n’importe comment. Il faut se prendre le temps, lire lentement, attentivement, faire tous les efforts pour parvenir à se plonger dans les textes, à pénétrer en eux, à fusionner avec eux. Je déteste les lecteurs superficiels, qui flânent, qui ne font que manipuler, objectiver et traiter de manière informative et utilitaire ce que recèlent les livres.
La grande majorité croit que l’écrivain écrit pour le lecteur, qu’il aiguise sa plume pour plaire à son public qu’il veut logiquement le plus large possible. Mais c’est tout faux : l’écrivain ne choisit pas ; il compose parce que son sang l’exige. Même celui qui est conscient de l’état du lecteur actuel, de sa mentalité, de ses attentes, de son rapport à l’écriture, ne s’en soucie guère ; il ne fait plus rien pour lui. Encore un siècle de lecteurs de bazar – et l’esprit lui-même puera.
La lecture est chose rare et précieuse, et en même temps dangereuse. Le fait que la bonne volonté de notre société démocratique et humaniste donne à tout un chacun le droit d’apprendre à lire gâche à la longue non seulement l’écriture, mais encore la pensée. Si tout le monde sait lire et écrire, forcément, le niveau général de lecture et d’écriture, et donc de pensée, baisse : l’offre s’adapte à la demande et au gain majoritaires, en l’occurrence de facilité, d’utilité et de plaisir, sinon d’argent et de gloriole. Dégénérescence.
Jadis, l’esprit était Dieu. L’écriture – et par suite la lecture – en était le vecteur. Les textes mettaient en œuvre les forces divines supérieures ; forces morales auxquelles l’homme se soumettait. Puis l’esprit est devenu homme. Emancipation de l’homme vis-à-vis de Dieu. Certains hommes ont commencé à voler de leurs propres ailes, à n’en faire qu’à leur tête. Et voilà que l’esprit devient maintenant populace. Ce ne sont plus les paroles divines ou alors les livres des grands hommes qui guident la pensée humaine, mais les écrits du peuple lui-même. La foule écrit pour la foule, les gens pour les gens : prolifération des livres, multiplication des revues, des journaux, des articles, etc.
Les auteurs qui écrivent avec leur sang sont devenus bien rares. Et de plus en plus difficile à découvrir. Forcément, ils n’intéressent pas la plupart. Ils sont trop difficiles à suivre, à comprendre, à expérimenter. Ils demandent trop d’efforts de la part du lecteur. Car celui qui écrit avec son sang, celui dont les sentences sont marquées par la pulsivité de la vie, n’écrit pas pour les lecteurs pressés. Il ne veut pas même être lu, mais bien plutôt appris par cœur. Seuls les textes incorporés ont une réelle influence : pas seulement de façade, de surface, mais de fond, sur l’esprit et le sang.
Dans les montagnes, le chemin le plus court d’un sommet à l’autre est la ligne droite : mais pour le suivre, il faut avoir de longues jambes. Les sentences doivent être des sommets : et ceux à qui elles s’adressent des hommes de grande et haute nature.
Quand on est dans un grand texte, il y va comme en montagne : l’air est rare et pur, le danger proche, et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté : ivresse de la vie. Voilà qui va bien ensemble.
Je suis courageux : je veux être entouré, avoir des lutins autour de moi. Mon courage fait fuir les apparences, les fantômes, les artifices de ma pensée, et me permet de créer moi-même des compagnons. Pas n’importe lesquels, des lutins – car le courage veut rire, et ne pas le faire tout seul.
Je ne ressens plus rien comme vous, avec vous : je vole dans d’autres sphères. Ce nuage que je vois en-dessous de moi, cette noirceur et lourdeur me font rire, – et il s’agit justement de votre nuage d’orage, chargé et prêt à éclater !
Vous regardez vers le haut, quand vous exigez de la hauteur, pour vous fixer un but. Et moi je regarde en bas, parce que je suis élevé, parce que je suis déjà en hauteur.
Qui d’entre vous peut en même temps rire et être élevé ? Celui qui grimpe sur la plus haute montagne rit de tous les jeux et sérieux de deuil. Toute la morosité, les peines, les révoltes, les plaisirs, les jouissances, l’affairement généralisé font rire.
Insouciant, moqueur, violent – voilà comment nous veut la sagesse. La sagesse qui nous prend est une femme. Elle nous aime toujours uniquement comme guerrier, comme celui qui affronte les problèmes, toujours en souriant.
Vous me dites : « La vie est difficile à porter. » Mais pourquoi auriez-vous le matin votre fierté et le soir votre résignation ? Et si vous étiez toujours fiers ? Et si vous affirmiez toujours la vie ?
La vie est dure à porter : mais ne me faites pas les délicats comme ça ! Nous sommes tous de charmants ânes et ânesses qu’on peut charger. Laissez-vous charger ! Apprenez à supporter jusqu’aux plus grandes souffrances ! Et affirmez-les !
Qu’avons-nous en commun avec le bouton de rose qui tremble parce qu’il a une goutte de rosée sur le corps ? Rien. Nous pouvons faire de nous-mêmes ce que nous voulons, ou presque. Nous pouvons maîtriser nos forces, les canaliser. Nous sommes capables de nous surmonter.
Il est vrai : nous aimons la vie, nous lui disons « oui ». Non pas parce que nous sommes habitués à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour. Depuis tout petit, nous aimons ; plein de choses ; le plein de choses incompréhensibles qui font la vie. En toute innocence.
Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours aussi un peu de raison dans la folie. Union des contraires. Dans la vie. Dans nos corps. Dans nos pensées profondes.
Pour moi aussi, moi qui suis bien dans la vie, ce sont les papillons, les bulles de savon et autres légèretés du même genre qui semblent en savoir le plus long sur le bonheur des hommes.
Voir voleter ces petites âmes légères, folles, menues et mobiles – voilà qui transporte Zarathoustra et l’entraîne en même temps aux larmes et aux chants.
Je ne croirais qu’à un dieu qui s’entende à danser. Non pas le Dieu chrétien, sérieux, architecte moral du monde, mais un dieu tout autre.
Et lorsque, à ce stade d’imagination, j’ai vu son opposé, mon diable, je l’ai trouvé terriblement sérieux, rigoureux, profond, solennel : c’était l’esprit de lourdeur – qui fait tomber toutes les choses.
Ce n’est pas par la colère, mais par le rire qu’on tue. Allez, laissez-nous tuer l’esprit de lourdeur !
J’ai appris à marcher : depuis je me laisse aller à courir. J’ai appris à voler : depuis je ne veux plus me faire pousser pour changer de place.
Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi, maintenant un dieu danse à travers moi.
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce qu’on écrit avec son sang. Ecris avec ton sang : et tu apprendras que le sang est esprit.
Il n’est pas facile de comprendre le sang étranger : je déteste les lecteurs qui flânent.
Celui qui connaît le lecteur ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs – et l’esprit lui-même puera.
Que chacun ait le droit d’apprendre à lire ne gâche à la longue pas seulement l’écriture, mais aussi la pensée.
Jadis l’esprit était Dieu, puis il est devenu homme, le voilà qui devient maintenant même populace.
Celui qui écrit en sang et en sentences ne veut pas être lu mais appris par cœur.
Dans les montagnes, le chemin le plus court va d’un sommet à un autre sommet : mais pour le prendre, il faut avoir de longues jambes. Les sentences doivent être des sommets : et ceux à qui elles s’adressent grands et de haute nature.
L’air rare et pur, le danger proche et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté : voilà qui va bien ensemble.
Je veux avoir des lutins autour de moi, car je suis courageux. Le courage qui fait fuir les fantômes se crée lui-même des lutins, – le courage veut rire.
Je ne ressens plus avec vous : ce nuage que je vois en-dessous de moi, cette noirceur et lourdeur qui me fait rire, – telle est précisément votre nuage d’orage.
Vous regardez vers le haut, quand vous exigez de la hauteur. Et moi je regarde en bas, parce que je suis élevé.
Qui d’entre vous peut en même temps rire et être élevé ?
Celui qui grimpe sur la plus haute montagne rit de tous les jeux de deuil et sérieux de deuil.
Insouciant, moqueur, violent – voilà comment nous veut la sagesse : elle est une bonne-femme et n’aime toujours qu’un guerrier.
Vous me dites : « La vie est difficile à porter. » Mais pourquoi auriez-vous le matin votre fierté et le soir votre résignation ?
La vie est dure à porter : mais ne me faites pas les délicats comme ça ! Nous sommes tous de charmants ânes et ânesses qu’on peut charger.
Qu’avons-nous en commun avec le bouton de rose qui tremble parce qu’une goutte de rosée se trouve sur le corps ?
Il est vrai : nous aimons la vie, non pas parce que nous sommes habitués à la vie, mais parce que nous sommes habitués à l’amour.
Il y a toujours un peu de folie dans l’amour. Mais il y a toujours aussi un peu de raison dans la folie.
Pour moi aussi, moi qui suis bien dans la vie, les papillons, les bulles de savon et les choses du même genre parmi les hommes semblent en savoir le plus sur le bonheur.
Voir voleter ces légères, folles, menues et mobiles petites âmes – voilà qui entraîne Zarathoustra aux larmes et chants.
Je ne croirais qu’à un dieu qui s’entende à danser.
Et lorsque j’ai vu mon diable, je l’ai trouvé sérieux, rigoureux, profond, solennel : c’était l’esprit de lourdeur – par lui tombent toutes les choses.
Ce n’est pas par la colère, mais par le rire qu’on tue. Allez, laissez-nous tuer l’esprit de lourdeur !
J’ai appris à marcher : depuis je me laisse aller à courir. J’ai appris à voler : depuis je ne veux plus me faire pousser pour changer de place.
Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au-dessous de moi, maintenant un dieu danse à travers moi.
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée du Zarathoustra de Nietzsche. Septième chapitre des Discours de Zarathoustra. Les précédents se trouvent ici.
« Quand on est dans un grand texte, il y va comme en montagne : l’air est rare et pur, le danger proche, et l’esprit plein d’une joyeuse méchanceté »
Etrange, ce passage, et surtout la « joyeuse méchanceté »…
Autre passage étrange : « Je veux avoir des lutins autour de moi, car je suis courageux ». Le courageux ne serait pas plutôt celui qui a besoin de personne ?
Mon cher Paul, ça faisait bien longtemps! Trop longtemps, pour sûr!
1. « Joyeuse méchanceté »: je lis l’expression comme une formule phusique, qui exprime l’union des contraires. En montagne, l’esprit ne devient-il pas soudain joyeux et méchant à la fois? Fini les tristesses, les pleurnicheries, la moraline et autres petites histoires insignifiantes; place aux grands mouvements de pensées, quitte à ce qu’ils poussent à faire, de-ci delà, quelques coups de balais! Non?
2. Dans la perspective de Zarathoustra, il n’y a selon moi pas de contradiction à ce qu’il faille être courageux, être rempli de sagesse, de richesse, de force, pour parvenir à supporter de ne pas être seul, d’être entouré de petits démons espiègles et malicieux, qui n’attendent qu’une chose, nous faire un croche-patte…
Etrange pour notre vision et expérience du monde.
Pour ma part, la joyeuse méchanceté n’est pas une union des contraires (c’est la raison pour laquelle je trouve ce passage étrange). La méchanceté est toujours joyeuse, non ? Elle n’est pas triste ?
Paul a raison: la méchanceté des montagnes est toujours joyeuse, affirmative. En plaine, elle est par contre bien souvent triste, réactive…