ENTRE-TEMPS, LE SOIR EST TOMBÉ SUR LA PLACE DU MARCHÉ. La foule s’est progressivement dispersée. Même la curiosité et l’effroi finissent par fatiguer les hommes. Zarathoustra, lui, est resté assis à côté du mort. Seul, plongé dans ses pensées, il a oublié le temps. Ce n’est que quand il a fait complètement nuit et qu’un vent froid s’est levé que le solitaire s’est relevé. « Belle pêche, en vérité, pour Zarathoustra aujourd’hui ! Bon, c’est vrai, il n’a pas attrapé d’homme, mais il ramène au moins un cadavre ».
« L’existence humaine est inquiétante, toujours dénuée de sens ». Difficile, de nos jours, d’avoir un chez soi dans le monde. Depuis que le guide suprême de nos valeurs et de nos faits et gestes n’est plus que l’ombre de lui-même, l’homme est bien démuni. Les choses n’ont plus guère de sens. Du moins au-delà de nos faibles volontés de confort, de jouissance, de possession, de richesse ou encore de gloriole. On a beau se donner de la peine, on a beau se donner à fond, nos actions paraissent le plus souvent vides, vides de sens. De plus, on n’est jamais sûr de bien faire. On a même plutôt toujours peur de faire mal. Prisonniers qu’on est dans nos structures de pensée dénuées de contenu – le bien, le mal, le vrai, le faux, etc. –, on vit dans un équilibre précaire. On a vite fait de s’encoubler, de tomber, de s’écraser. « Un simple clown peut être fatal à l’homme ».
Zarathoustra s’est alors rappelé sa tâche : « Je veux apprendre aux hommes le sens de leur existence : qui est le surhomme – l’éclair jailli du sombre nuage qu’est l’homme. » Le surhomme est le seul avenir pour l’homme, la seule manière pour lui de retrouver un sens à sa vie. Mais je suis encore éloigné d’eux. Mon sens ne parle pas à leurs sens. Pour les hommes, je suis encore à mi-chemin entre un bouffon et un cadavre ». C’est vrai : pour les gens, Zarathoustra n’existe pas, sinon comme une anecdote ou alors, à la limite, comme personnage de fiction, sinon comme objet de moquerie. Sa bouche n’est pas faite pour les oreilles humaines. Pas du tout ? Ou pas encore ?
Pour l’heure, « la nuit est sombre, sombres sont les chemins de Zarathoustra. Viens, froid et raide compagnon ! Que je te porte là où je vais t’enterrer de mes propres mains. »
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Traduction littérale
Entre-temps, le soir tombait et le marché se cachait dans l’obscurité : alors la foule s’est dispersée, car même la curiosité et l’effroi fatiguent. Mais Zarathoustra était assis sur le sol à côté du mort et s’était plongé dans des pensées : au point d’oublier le temps. Mais voilà enfin qu’il a fait nuit, et un vent froid soufflait sur le solitaire. Voilà que Zarathoustra s’est relevé et a dit à son cœur :
« Belle pêche en vérité pour Zarathoustra aujourd’hui ! Il n’a pas attrapé d’homme, mais par contre un cadavre »
Inquiétante est l’existence humaine et toujours dénuée de sens : un clown peut lui être fatal.
Je veux apprendre aux hommes le sens de leur existence : qui est le surhomme, l’éclair jailli du sombre nuage qu’est l’homme.
Mais je suis encore éloigné d’eux, et mon sens ne parle pas à leurs sens. Pour les hommes, je suis encore un milieu entre un bouffon et un cadavre.
La nuit est sombre, sombres sont les chemin de Zarathoustra. Viens, froid et raide compagnon ! Je te porte là où je vais t’enterrer de mes propres mains. »