J’AI MON MOT À DIRE À CEUX QUI DÉNIGRENT LE CORPS. Non pas que je leur demande de bouleverser ce qu’ils savent et enseignent ; non pas que je les pousse à ce qu’ils aient moins de mépris pour le corps, ou à ce qu’ils fassent, par leurs enseignements, par les exemples qu’ils donnent, qu’on méprise moins le corps. Non, je souhaite bien plutôt qu’ils soient plus radicaux que ce qu’ils sont déjà dans leur rapport au corps, qu’ils le dénigrent plus encore.
Il n’y a pas de compromis qui vaille : au point où ils en sont, ce qu’ils ont de mieux à faire est de dire adieu au corps. Ce n’est que quand ils seront devenus suffisamment radicaux dans leur dénigrement, quand ils auront complètement écarté leur corps, qu’ils n’auront plus de mauvaise influence. Ils seront alors tellement loin de leur corps qu’ils ne sauront même plus parler : ils seront devenus muets – et donc incapables de raconter leurs histoires.
« Je suis corps et âme » – voilà ce que dit l’enfant. Pourquoi ne devrait-on pas parler comme les enfants ? La réponse est simple : parce que ceux qui disent cela ne font que répéter ce qu’on leur a enfoncé dans la tête.
Au contraire de ces enfants, l’être éveillé dira : « Je suis de part en part corps, et rien que corps. Et ce qu’on appelle traditionnellement l’âme n’est qu’un mot pour exprimer quelque chose qui fait partie intégrante du corps ».
Oui, le corps est un grand tout, une grande raison, fait d’une multiplicité de parties et de phénomènes qui, bien que toujours en lutte, bien que toujours en même temps en guerre et en paix, toujours en même temps troupeaux et bergers, en train d’obéir et en train de diriger, vont tous dans le même sens, visent tous le même but : celui du corps lui-même.
Ce que tu appelles « esprit », mon frère, et que tu vois comme force directrice de tout ce que tu es, n’est autre que ta petite raison : la petite raison de la grande raison du corps, le troupeau du berger. Tu as beau croire le contraire, ton esprit n’est qu’un outil de ton corps, un petit outil et jouet de ta grande raison corporelle.
Tu a beau dire « Je » et être fier de ce mot : être sûr que ton Je est le plus grand, la base de ce que tu es. Tu te trompes, le plus grand n’est pas ton Je, mais ton corps et sa grande raison : grande raison qui ne fait pas que dire Je, mais qui fait véritablement Je. Dis-moi ce que fait ton corps et je te dirai qui tu es.
Les perceptions sensibles et les reconnaissances intellectuelles de ton Je sont tellement vaniteuses qu’elles veulent te convaincre qu’elles sont la fin de toutes choses. Mais ce n’est pas vrai : ce que tu perçois par les sens et ce que ton esprit reconnaît n’a jamais sa fin en soi ; ils ne sont toujours qu’un moyen pour le corps de réaliser sa grande raison.
Les perceptions sensibles et l’esprit de ton Je sont des outils et des jouets. Derrière eux – et donc aussi derrière le Je –, se trouve une autre instance, plus puissante, à l’origine de ce que tu es, de ce que tu veux, de ce que tu fais : le Soi. Le Soi de la grande raison. Soi qui cherche lui aussi avec les yeux des sens, qui écoute lui aussi avec les oreilles de l’esprit ; mais pour un but qui dépasse le Je de la petite raison, pour une fin propre à la grande raison corporelle elle-même.
Le Soi est aux aguets : il écoute et cherche sans cesse. Il compare les divers phénomènes dont il est la proie. Il les force à aller dans la direction qu’il veut. Il en conquiert également de nouveaux. Et, s’il le faut, si telle est la fin de la grande raison, il est aussi prêt à les détruire. Bref : le Soi règne sur tous les phénomènes qui lui sont propres. Il est donc aussi le maître du Moi.
Oui mon frère, derrière tes pensées et tes sensations, derrière ton Moi, se trouve un puissant maître, un sage inconnu – qui s’appelle le Soi. Il habite dans ton corps ; et même plus : il est ton corps.
Il y a tout compte fait plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. Et ton Moi est à mille lieues de savoir pourquoi ton corps a justement besoin de ta meilleure sagesse. Cela, seule ta grande raison le sait. C’est elle qui te pousse à ressentir et penser tout ce que tu ressens et penses.
Ton Moi peut faire autant de bonds orgueilleux qu’il veut, ton Soi s’en moque : « Que sont pour moi ces bonds et ces envols de pensée de la petite raison ? », se demande le Soi, avant de répondre : « Un détour sur le chemin de mon but. Nul ne s’en rend compte, mais je suis la lisière du Moi, je l’entoure de part en part ; et je suis aussi le souffleur de ses concepts : c’est de moi que proviennent toutes ses idées. »
Si le Soi, la grande raison du corps, dit au Moi : « Ressens maintenant la douleur ! », ce dernier ne tarde pas à avoir mal et à se mettre, par réflexe, à réfléchir comment faire pour ne plus souffrir – c’est pour cela, justement, qu’il doit penser, pour ne plus souffrir.
De même, si le Soi dit au Moi : « Ressens maintenant du plaisir ! », ce dernier a tôt fait de se réjouir et de se mettre, par réflexe, à réfléchir comment faire pour qu’il puisse se réjouir souvent à l’avenir – c’est pour cela, justement, qu’il doit penser, pour pouvoir se réjouir souvent.
J’ai un mot à dire aux contempteurs du corps. Ils attirent l’attention en ce qu’ils méprisent le corps. Mais qu’est-ce qui a, au juste, façonné leur attention, leur mépris, la valeur qu’ils donnent aux choses, et la volonté qui les guide ?
Le Soi créateur lui-même. C’est lui qui s’est façonné attention et mépris. C’est lui qui s’est façonné plaisir et souffrance. La grande raison du corps s’est façonné l’esprit tels une main, un outil, un jouet de sa volonté.
Même dans votre folie intellectuelle et votre mépris du corps, vous autres contempteurs du corps, vous servez sans le savoir votre Soi, le but secret, caché, du Soi. Mais je vais vous le dire, moi, ce qu’il veut, votre Soi : ce qu’il veut, c’est mourir, et se détourner de la vie.
Pourquoi ? Parce qu’il n’arrive plus à faire ce qu’il voudrait le plus au monde, parce qu’il n’a plus chez vous la force nécessaire pour réaliser sa fin ultime, qui consiste à se dépasser, se surmonter soi-même : créer quelque chose par-delà lui-même. Tel est ce qu’il veut le plus, telle est toute la ferveur qui le caractérise.
Mais il est chez vous, vous autres contempteurs du corps, devenu incapable de le faire ; le Moi de votre petite raison orgueilleuse est devenu trop puissant. Alors votre Soi veut décliner, périr.
C’est, même plus, parce que votre Soi veut décliner que vous êtes devenus des contempteurs du corps ! Parce que vous n’êtes que l’ombre de vous-mêmes ; parce que vos aspirations idéales vous font régresser au singe, sinon au ver ; parce que vous n’êtes plus capables de créer quelque chose par-delà vous-mêmes.
Voilà pourquoi vous vous fâchez maintenant contre la vie et la terre. Une envie, ou jalousie inconsciente se cache dans le regard tordu de votre mépris. Vous savez très bien qu’au fond, vous êtes autre chose, vous avez d’autres possibilités, d’autres pouvoirs que ceux dont vous jouissez.
Comme je ne vous ressemble pas, vous autres contempteurs du corps ! Je ne m’avance pas sur votre chemin. Vous n’êtes pas pour moi des ponts en direction du surhomme ! –
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
J’ai mon mot à dire aux contempteurs du corps. Ils ne doivent pas, à cause de moi, bouleverser ce qu’ils savent et enseignent, mais simplement dire adieu à leur corps – et donc devenir muets.
« Je suis corps et âme » – voilà ce que dit l’enfant. Et pourquoi ne devrait-on pas parler comme les enfants ?
Mais l’être éveillé, celui qui sait dit : je suis de part en part corps, et rien à part lui ; et l’âme n’est qu’un mot pour un quelque chose du corps.
Le corps est une grande raison, une multiplicité avec un sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger.
Ta petite raison, que tu appelles « esprit », mon frère, est aussi un outil de ton corps, un petit outil et jouet de ta grande raison.
Tu dis « Je » et tu es fier de ce mot. Mais le plus grand – auquel tu ne veux pas croire – est ton corps et sa grande raison : elle ne dit pas Je, mais fait Je.
Ce que le sens expérimente, ce que l’esprit reconnaît, cela n’a jamais sa fin en soi. Mais sens et esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toutes choses : ils sont tellement vaniteux.
Le sens et l’esprit sont des outils et des jouets : derrière eux se trouve encore le Soi. Le Soi cherche aussi avec les yeux des sens, il écoute aussi avec les oreilles de l’esprit.
Le Soi écoute et cherche toujours : il compare, oblige, conquiert, détruit. Il règne et est aussi le maître du Moi.
Derrière tes pensées et tes sensations, mon frère, se trouve un puissant maître, un sage inconnu – et qui s’appelle Soi. Il habite dans ton corps, il est ton corps.
Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. Et qui sait donc pourquoi ton corps a justement besoin de ta meilleure sagesse ?
Ton Soi rit de ton Moi et de ses bonds orgueilleux. « Que sont pour moi ces bonds et vols de la pensée ? se dit-il. Un détour pour atteindre mon but. Je suis la lisière du Moi et le souffleur de ses concepts. »
Le Soi dit au Moi : « Ressens ici la douleur ! » Et le voilà qui souffre et réfléchit à un moyen de ne plus souffrir – et c’est pour cela, justement, qu’il doit penser.
Le Soi dit au Moi : « Ressens ici du plaisir ! » Et le voilà qui se réjouit et réfléchit comment faire pour se réjouir souvent – et c’est pour cela, justement, qu’il doit penser.
Je veux dire un mot aux contempteurs du corps. Leur mépris fait leur estime. Qu’est-ce qui a façonné l’estime et le mépris et la valeur et la volonté ?
Le Soi créateur s’est façonné lui-même l’estime et le mépris, il s’est façonné plaisir et souffrance. Le corps créateur s’est façonné l’esprit telle une main de sa volonté.
Même dans votre folie et mépris, vous autres contempteurs du corps, vous servez votre Soi. Je vous le dis : votre Soi lui-même veut mourir et se détourne de la vie.
Il ne supporte plus ce qu’il voudrait le plus : – créer par-delà de lui-même. C’est là ce qu’il veut le plus, c’est là toute sa ferveur.
Mais il est maintenant trop tard pour le faire : – alors votre Soi veut décliner, vous autres contempteurs du corps.
Votre Soi veut décliner, c’est pourquoi vous êtes devenus des contempteurs du corps ! Car vous n’êtes plus capables de créer par-delà vous-mêmes.
Et c’est pourquoi vous vous fâchez contre la vie et la terre. Une envie [ou jalousie ?] inconsciente se trouve dans le regard tordu de votre mépris.
Je ne m’avance pas sur votre chemin, vous autres contempteurs du corps ! Vous n’êtes pas pour moi des ponts en direction du surhomme ! –
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée du Zarathoustra de Nietzsche. Quatrième chapitre des Discours de Zarathoustra. Les précédents se trouvent ici.
Remarquable, précis. C’est un travail bien fait. Je vous remercie.