Z-De la béatitude contre-volonté
APRÈS AVOIR ABANDONNÉ LES ÎLES BIENHEUREUSES et s’être séparé de ses amis, c’est ainsi, le cœur rempli d’énigmes – du genre de celles du nain et du portique instant, ou alors du chien hurlant aux côtés du jeune berger mordu en plein gosier par un terrible serpent –, c’est ainsi, le cœur rempli de telles énigmes et débordant d’amertumes solitaires, que Zarathoustra a vogué sur sa nouvelle mer en direction de nouveaux horizons. Mais quelques jours de voyage en haute mer lui ont permis se refaire. A quatre jours seulement de distance de ses amis, il avait en effet déjà surmonté toute sa souffrance. Alors qu’il a été d’abord en retrait, courbé et réticent, l’esprit lourd et plein de mystères, il se tenait désormais de nouveau debout, en vainqueur, le pied fermement posé sur son destin. Voilà comment il a alors parlé à sa conscience réjouie :
*
Me voici de nouveau seul. Et voulant être seul. Me voici de nouveau sans attaches, dans une nouvelle situation : sous un ciel pur et sur une mer ouverte. La nuit, le matin et le midi sont passés : c’est de nouveau l’après-midi, l’heure de l’apaisement, autour de moi.
C’est de nouveau l’après-midi, comme à deux reprises déjà, quand j’ai trouvé pour la première et pour la deuxième fois mes amis. Oui, c’est de nouveau l’après-midi : l’heure où toute lumière devient plus douce, plus calme.
Je sens qu’il y a encore du bonheur dans l’air, entre ciel et terre. Bonheur qui est en route, en pleine mer, à la recherche d’un gîte, d’une âme de lumière capable de l’héberger. Si la lumière a précédemment été vive et stridente, la voilà désormais par bonheur modérée : plus paisible, plus silencieuse.
Oh, après-midi de ma vie ! Comme je me rappelle mon bonheur passé : quand, en quête de mains qui se tendent, mon trop-plein de sagesse m’a fait quitter pour la deuxième fois les montagnes, mon bonheur était alors descendu dans la vallée à la recherche d’un gîte. Et c’est précisément là, dans les vallées, qu’il avait trouvé ces âmes ouvertes et hospitalières, prêtes à l’accueillir.
Oh, après-midi de ma vie ! Qu’est-ce que je n’ai pas donné pour avoir cette seule et unique chose qui m’intéresse : cette vivante plantation de pensées qui me travaille. Quels n’ont pas été mes efforts pour stimuler cette lumière matinale, cette aurore de mon plus haut espoir : l’apparition du surhomme !
Le créateur que je suis a certes commencé par chercher des compagnons de son espoir, des gens capables de l’épauler dans sa quête ; et aussi des enfants de son espoir, nés de lui, prêts à concrétiser son rêve, en mesure d’incarner le surhomme. Mais voyez, les choses ne sont pas si simples : j’ai dû me rendre à l’évidence qu’on ne trouvait pas comme ça, du jour au lendemain, de tels compagnons et de tels enfants. J’ai dû me faire à l’idée que pour qu’ils existent, pour pouvoir les rencontrer, il fallait d’abord – les créer.
Me voilà donc au milieu de mon œuvre, en même temps en train d’avancer vers mes enfants et en même temps en train de les quitter : de m’approcher des enfants que je dois créer et de me séparer de l’idée de pouvoir simplement les rencontrer. Ça ne fait aucun doute : je suis toujours en chemin ; j’ai encore bien des choses à surmonter pour accomplir ma tâche, et m’accomplir moi-même. Oui, car tel est le devoir de Zarathoustra : pour l’amour de ses enfants, il doit encore s’accomplir lui-même.
Car au fond, personne ne me contredira : il n’y a que son enfant, que son œuvre – fruit de ses propres entrailles – qu’on aime vraiment et qui nous réjouit vraiment. Toute satisfaction de soi, tout grand amour propre est le signe d’une grossesse, d’une œuvre en maturation, en cours de production, à l’intérieur de nous. Voilà ce que mon expérience m’a fait découvrir.
Ah, mes enfants sont en train de verdir : après l’automne, après l’hiver, voilà que la sève monte. Debout ensemble, les uns près des autres, les arbres de mon jardin, les enfants de mon meilleur terreau, sont secoués par des vents chauds. Ils sentent le printemps, le premier printemps.
Et en vérité, c’est là où nos arbres verdissent et se dressent ainsi, ensemble, là où la sève monte de la sorte, qu’il fait bon vire ! C’est là que sont les îles bienheureuses ! C’est là, auprès de ses enfants, de ses œuvres, qu’on trouve son plus grand bonheur !
Mais je ne veux et ne peux m’en contenter : ces arbres, il me faut encore les arracher, les arracher tous, pour mieux les replanter, un à un, à chacun son tour, seul à seul. Pour que chacun apprenne à vivre seul, séparément des autres : apprenne non seulement la solitude, mais encore l’équilibre nécessaire pour sa survie dans le monde, l’équilibre entre défi et prudence, entre trop et pas assez.
Noueux, tordu, à la fois dur et flexible, chaque arbre doit encore m’apparaître dressé, seul, en bord de mer, en guise de phare vivant et lumineux de la vie invincible.
A l’endroit même où les tempêtes se jettent du ciel dans la mer, et où la montagne vient, par la trompe que dessinent ses rivières, s’abreuver en eau, là, en bord de mer, chacun de mes enfants doit encore faire son tour de garde, de jour et de nuit, pour vivre son épreuve et faire sa reconnaissance.
Chacun d’entre eux doit se mettre à l’épreuve, se reconnaître et laisser reconnaître en sa nature. Pour qu’on sache s’il est, oui ou non, de mon espèce et de ma lignée. S’il est, oui ou non, comme moi, le maître d’une longue volonté ; s’il maîtrise les tendances ancestrales, non seulement pulsionnelles, mais aussi idéalistes. Pour qu’il montre au grand jour si, comme moi, il sait qu’il n’y a pas de contraires, mais uniquement des différences de degrés du même. Pour qu’on sache s’il est, comme moi, taciturne en même temps qu’il parle ; si, comme moi, il cède, il dérobe du fait qu’il prend en même temps qu’il donne.
Chaque arbre doit se mettre à l’épreuve, se reconnaître et laisser reconnaître en sa nature. Pour qu’il devienne un jour mon compagnon, le complice de Zarathoustra en matière de création et de célébration : celui qui non seulement m’épaule, mais encore me soutient ; celui dont les forces se confondent avec celles du monde, et donc les miennes ; celui qui, par suite, est capable d’écrire ma propre volonté sur mes propres tables, autrement dit d’énoncer comme il se doit les valeurs du monde lui-même ; celui donc qui contribue à un plus plein accomplissement de toutes choses.
Vous l’avez compris, c’est un jeu réciproque : c’est par amour pour lui et pour ses semblables que je dois moi-même m’accomplir. Voilà pourquoi il me faut maintenant me détourner de mon bonheur, du bonheur que j’ai réussi à atteindre jusqu’ici, notamment sur les îles bienheureuses, et que je croyais être le plus grand des bonheurs ; pour m’ouvrir à toutes les possibilités de la vie, et aussi à tout malheur – pour que je vive moi aussi, comme mes arbres, comme mes enfants en bord de mer, ma dernière épreuve, pour que je me reconnaisse et fasse reconnaître moi aussi, une dernière fois.
En vérité, il était grand temps que je parte. L’ombre du voyageur, le temps le plus long, l’heure la plus silencieuse, tout, à vrai dire, me disait : « Il est temps ! Il est grand temps, Zarathoustra ! »
Par le trou de la serrure, le vent lui-même me soufflait : « Allez, viens ! » Et voilà que la porte s’est soudain ouverte, sournoisement, devant moi et m’a dit, elle aussi : «Allez, vas-y ! »
Mais je ne pouvais pas. J’étais couché là, incapable de bouger, désespérément enchaîné à mon amour pour mes enfants. Oui, le désir, le désir d’amour m’avait tendu ce piège : il m’avait enchaîné, pour que je devienne la proie de mes enfants, pour que mon aspiration idéaliste me perde. Ah, le désir en général est un grand danger : il nous fait aspirer à des choses qui n’existent pas. Et le désir d’amour est un plus grand danger encore : il tend non seulement vers quelque chose qui n’existe pas, mais qui devrait, en plus, être partagé, être réciproque.
Désirer – voilà qui s’appelle déjà pour moi : me perdre, m’être perdu ! J’ai fini par comprendre, mes enfants, que je ne devais pas désirer vous avoir, mais être sûr de vous avoir. Oui, je vous ai, mes enfants ! Et dans cet avoir, dans cette possession, le doute n’est pas permis. Tout doit être certitude, tout doit être sûr – et rien n’a le droit d’être douteux, ou alors, ce qui revient finalement au même, de l’ordre du désir. Sinon on est perdu : si je doute de votre présence, mes enfants, si je ne fais que désirer vous avoir, vous ne viendrez jamais, je ne vous aurai jamais !
Mais le soleil de mon amour brillait alors de tous ses feux sur moi. Il me réchauffait, me couvait plus qu’il ne fallait. Au point que Zarathoustra a eu chaud, très chaud, tellement chaud qu’il s’est mis à cuire dans son propre jus ; et des ombres et des doutes de toutes sortes se sont mis à s’envoler au-dessus de moi.
J’avais tellement chaud que j’en étais devenu moite et mièvre ; que j’avais envie de gel et d’hiver : « Oh que le gel et l’hiver me rendent de nouveau craquant et crissant ! », soupirais-je. Et ce ne sont alors, par la simple force de ma volonté, non plus des ombres et des doutes suintant qui se sont dégagés de moi, mais des brouillards glacés. Je passais d’un extrême à l’autre.
Mon passé a alors froidement brisé ses tombes, mainte douleur enterrée vivante s’est soudain réveillée : elle avait simplement dormi un peu trop longtemps, fait la grâce matinée, enfouie dans des linceuls. Les souffrances étaient terribles.
Tout m’a alors appelé, par signes, en me disant : « Il est temps ! Il est grand temps, Zarathoustra » Mais – je n’ai d’abord rien entendu : jusqu’à ce que, enfin, mon abîme se bouge et que ma pensée vienne à me perdre, vienne à me morde.
Ah, mon abîme, ma pensée la plus profonde, ma pensée abyssale, toi ma pensée la plus propre ! Quand trouverai-je la force de t’entendre creuser au lieu de toujours seulement t’entendre trembler ? Quand, au lieu de craindre ton perpétuel approfondissement, de m’arrêter sur tes propres tremblements, serai-je en mesure de les affirmer ?
Pour l’heure, le cœur me bat jusque dans la gorge quand je t’entends creuser ! Ton silence et ton action ont un effet inhibant sur moi ; au fond, j’ai toujours estimé que l’abyssale pensée taciturne que tu es voulait… m’étrangler !
Voilà pourquoi jamais encore je n’ai osé t’appeler là-haut, à la surface, à ma conscience ! Voilà pourquoi jamais encore je n’ai réussi à te dire, à t’exprimer comme il faut ! Oui, c’était déjà assez difficile pour moi de te trainer, de te porter avec moi, de te supporter ! Oui, je n’ai jusqu’à présent pas encore été assez fort pour répondre à l’ultime surabondance de courage de lion que je suis, pour être à la hauteur de la malice ou volonté courageuse du fauve en moi.
Ta lourdeur a toujours déjà été bien assez terrible ; elle m’a toujours déjà assez fait souffrir. Mais je dois un jour encore trouver la force et la voix de lion qui t’appellent là-haut, à la surface, à ma conscience, toi ma pensée la plus abyssale !
Quand j’aurai réussi à me surmonter, quand je serai capable de t’appeler là-haut, je voudrai alors à coup sûr surmonter de plus grandes choses encore : chacune de mes victoires n’est-elle pas le sceau de mon cheminement vers mon accomplissement !
En attendant, je vogue, je dérive encore sur des mers incertaines. Le hasard et sa langue lisse, indifférente, me flatte. Je suis en route, tant bien que mal : je ne cesse de regarder en avant et en arrière, de faire ce que je peux – sans encore voir la fin de mon périple.
L’heure de mon dernier combat n’est pas encore arrivée – ou cette heure est-elle justement en train d’arriver ? En vérité, la mer et la vie alentour m’attirent et me font peur en même temps, tant elles me regardent avec leur beauté perfide !
Oh, après-midi de ma vie ! Oh bonheur d’avant le soir ! Oh port en haute mer ! Oh paix dans l’incertitude ! Comme je me méfie de vous tous !
En vérité, je suis méfiant envers votre beauté perfide, vous, ma mer et ma vie ! Oui, je ressemble à l’amoureux qui est en même temps attiré et méfiant envers le sourire trop velouté de sa bien-aimée.
Comme l’amoureux jaloux pousse devant lui sa meilleure amie, en étant tendre même dans sa dureté, je pousse, moi, cette heure béate, cette heure de bonheur devant moi.
Disparais donc, heure béate ! Tu as fait naître en moi une béatitude contre-volonté ! Tu as engendré en moi un faux bonheur, qui ne correspond pas à celui de ma volonté la plus profonde, de la volonté de la vie. Que ce soit clair : je ne me tiens pas ici pour jouir de mon plaisir ; je veux m’avancer vers ma plus profonde souffrance : tu es venue au mauvais moment !
Disparais donc, heure béate ! Héberge-toi plutôt là-bas, au loin – prends refuge là-bas, au loin, chez mes enfants ! Dépêche-toi ! Et fais en sorte, avec mon bonheur d’après-midi, de bénir mes enfants avant qu’il soit trop tard, avant le soir !
Le soir approche déjà : le soleil décline. Allez, vas-y, fonce – mon bonheur ! Va-t-en ! Laisse-moi seul, toi aussi. Laisse-moi m’ouvrir à ce qui doit advenir.
Parole de Zarathoustra. Et toute la nuit, Zarathoustra a alors attendu, et attendu encore son malheur. Mais en vain. Son malheur n’est pas venu. La nuit est bien plutôt restée claire et calme. Et contrairement à ce qu’il attendait, le bonheur s’est même toujours plus approché de lui. Et voilà qu’au petit matin, Zarathoustra a ri de bon cœur et a s’est dit d’un ton moqueur, léger : « Le bonheur me court après. Cela vient du fait que je ne cours pas après les femmes, car le bonheur est une femme. Heureux celui qui ne court pas après les femmes ! Qui ne court pas après son désir ! Après son bonheur ! En procédant de la sorte, ce sont les femmes, le désir et le bonheur eux-mêmes qui lui courent après. »
***
Traduction littérale
C’est avec de telles énigmes et amertumes dans le cœur que Zarathoustra a vogué sur la mer. Mais quand il a été à quatre jours de distance des îles bienheureuses et de ses amis, il avait surmonté toute sa souffrance : – il se tenait de nouveau victorieux et les pieds fermes sur son destin. Et voilà comment, à ce temps-là, Zarathoustra a parlé à sa conscience réjouie :
*
Seul, je suis à nouveau et veux l’être, seul avec le ciel pur et la mer ouverte ; et c’est de nouveau l’après-midi autour de moi.
C’est l’après-midi que j’ai jadis trouvé pour la première fois mes amis, et l’après-midi aussi l’autre fois : – à l’heure où toute lumière devient plus douce.
Car ce qu’il y a de bonheur encore en route entre ciel et terre, cela se cherche désormais une âme de lumière comme gîte : de bonheur toute lumière est maintenant devenue plus silencieuse.
Oh, après-midi de ma vie ! Jadis mon bonheur est lui aussi descendu dans la vallée pour se chercher un gîte : c’est là qu’il a trouvé ces âmes ouvertes et hospitalières.
Oh, après-midi de ma vie ! Que n’ai-je pas donné pour avoir Une chose : cette vivante plantation de mes pensées et cette lumière matinale de mon plus haut espoir !
Le créateur a d’abord cherché des compagnons, des complices, et des enfants de son espoir : et voyez, il s’est trouvé qu’il n’a pu les trouver, ne serait-ce s’il les créait d’abord lui-même.
Je suis donc au milieu de mon œuvre, avançant vers mes enfants et retournant d’eux : pour l’amour de ses enfants, Zarathoustra doit lui-même s’accomplir.
Car du fond on n’aime que son enfant et œuvre ; et là où il y a grand amour envers soi, il est le signe de la grossesse : c’est ainsi que je l’ai trouvé.
Mes enfants verdissent encore dans leur premier printemps, debout les uns près des autres et secoués ensemble par des vents, les arbres de mon jardin et meilleur domaine de la terre.
Et en vérité ! Là où de tels arbres se dressent ensemble, là sont des îles bienheureuses !
Mais un jour je veux les arracher et planter chacun pour soi seul : pour qu’il apprenne la solitude et le défi et la prudence.
Noueux et tordu et avec une dureté flexible il doit alors se dresser pour moi en bord de mer, une vivante tour lumineuse de la vie invincible.
Là où les tempêtes se jettent en bas dans la mer, et où la trompe de la montagne boit de l’eau, là chacun doit avoir une fois sa garde de jour et de nuit, pour son épreuve et reconnaissance.
Il doit devenir reconnu et éprouvé, pour qu’on sache s’il est de mon espèce et de ma lignée, – s’il est maître d’une longue volonté, taciturne, aussi quand il parle, et cédant en ce qu’il prend en donnant : –
– pour qu’il devienne un jour mon compagnon et un collaborateur et co-célébrateur de Zarathoustra – : un tel qui m’écrit ma volonté sur mes tables : pour un plus plein accomplissement de toutes choses.
Et par amour pour lui et ses semblables je dois moi-même m’accomplir : c’est pourquoi je me détourne maintenant de mon bonheur et m’offre à tout malheur – pour ma dernière épreuve et reconnaissance.
Et en vérité, il était temps que je parte ; et l’ombre du voyageur et le temps le plus long et l’heure la plus silencieuse – tous me disaient : « Il est grand temps ! »
Le vent me soufflait par le trou de la serrure et disait « Viens ! » La porte s’est ouverte sournoisement devant moi et m’a dit «Va ! »
Mais j’étais couché enchaîné à l’amour pour mes enfants : le désir m’avait tendu ce piège, le désir d’amour, que je devienne la proie de mes enfants et me perde auprès d’eux.
Désirer – ça s’appelle pour moi déjà : m’être perdu. Je vous ai, mes enfants ! Dans cet avoir tout doit être sécurité et rien désir.
Mais, couvant, le soleil de mon amour se trouvait sur moi, Zarathoustra cuisait dans son propre jus, – alors des ombres et des doutes se sont envolés au-dessus de moi.
Je désirais déjà le gel et l’hiver : « Oh que le gel et l’hiver me rendent de nouveau craquant et crissant », soupirais-je : – des brouillards glacés se sont alors élevés hors de moi.
Mon passé a brisé ses tombes, mainte douleur enterrée vivante s’est réveillée – : elle n’avait que fait la grâce matinée, cachée dans des linceuls.
Tout m’a alors appelé, par signes : « Il est temps ! » Mais – je n’entendais pas : jusqu’à ce que mon abîme se bouge et que ma pensée me morde.
Ah, pensée abyssale, toi qui es ma pensée ! Quand trouverai-je la force de t’entendre creuser et non plus trembler ?
Le cœur me bat jusqu’en haut dans la gorge quand je t’entends creuser ! Ton silence veut encore m’étrangler, toi abyssale taciturne !
Jamais encore je n’ai osé t’appeler là-haut : c’était déjà assez qu’avec moi je te – porte ! Je n’ai pas encore été assez fort pour la dernière exubérance et malice de lion.
Ta lourdeur m’a toujours déjà été assez terrible : mais je dois un jour encore trouver la force et la voix de lion qui t’appelle là-haut !
Quand je me serai surmonté à ce propos, je voudrai alors encore surmonter du plus grand ; et une victoire doit être le sceau de mon accomplissement ! –
Entre-temps je vogue encore sur des mers incertaines ; le hasard me flatte, lui la langue lisse ; je regarde devant et derrière – je ne vois pas encore de fin.
L’heure de mon dernier combat n’est pas encore arrivée – ou me vient-elle justement ? En vérité, la mer et la vie alentour me regardent d’une beauté perfide !
Oh, après-midi de ma vie ! Oh bonheur avant le soir ! Oh port en haute mer ! Oh paix dans l’incertitude ! Comme je me méfie de vous tous !
En vérité, je suis méfiant envers votre beauté perfide ! Je ressemble à l’amoureux qui se méfie du sourire trop velouté.
Comme il pousse la mieux-aimée devant lui, tendre même dans sa dureté, le jaloux –, je pousse cette heure béate devant moi.
Disparais, toi heure béate ! Avec toi m’est venue une béatitude contre-volonté ! Je me tiens ici voulant aller vers ma plus profonde souffrance : – tu es venue au mauvais moment !
Disparais, toi heure béate ! Prends plutôt refuge là-bas – chez mes enfants ! Dépêche ! Et bénis-les encore avant le soir avec mon bonheur !
Le soir approche déjà : le soleil décline. Parti – mon bonheur ! –
Parole de Zarathoustra. Et il a attendu toute la nuit son malheur : mais il a attendu en vain. La nuit est restée claire et calme, et le bonheur s’est toujours plus approché de lui. Mais vers le matin Zarathoustra a ri en son cœur et a dit d’un ton moqueur : « Le bonheur me court après. Cela vient du fait que je ne cours pas après les femmes. Mais le bonheur est une femme. »
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Troisième chapitre de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les précédents se trouvent ici.