« A QUOI BON VIVRE ? TOUT EST VAIN ! La vie ne vaut pas la peine d’être vécue ! Vivre – c’est battre la paille. Vivre – c’est travailler et souffrir sans raison. Vivre – c’est brûler pour rien, se consumer sans jamais se réchauffer. »
Aujourd’hui encore, ce type de bavardage vieillot passe pour de la « sagesse ». Mais si on honore de tels propos, c’est uniquement parce qu’ils sont vieux et sentent le renfermé ; et qu’on a la fâcheuse habitude de vénérer tout ce qui est vieux et sent le renfermé. C’est chez nous devenu un réflexe : par définition, tout ce qui est ancien est noble ; tellement qu’on va jusqu’à dire que la moisissure ennoblit.
Sur ce point, les enfants disent spontanément exactement la même chose que les prétendus sages. Ils se prononcent comme eux : s’ils craignent le feu, c’est parce qu’il les a brûlés ! Avant que ça arrive, ils ne s’en soucient pas. Regardez les vieux livres de la sagesse : on y trouve beaucoup d’enfantillages de ce genre.
Mais celui qui, jour après jour, « bat la paille », travaille et souffre, comment se peut-il qu’il dénigre le battage, le travail et la souffrance ! C’est une aberration : il faut être un bouffon pour réagir de la sorte. Et savez-vous ce que mérite un tel bouffon ? Qu’on lui muselle la gueule, qu’on lui ferme le caquet – tant il est néfaste pour la bonne évolution des choses, qui passe forcément par le battage, le travail et la souffrance !
De tels gens, de tels bouffons, de tels négateurs de vie sont pauvres : quand ils se mettent à table, ils n’apportent rien avec eux, pas même une bonne faim. Tout ce qu’ils savent faire, c’est dénigrer, critiquer ce qui les entoure. Pour eux en effet : « Tout travail est vain ! Rien ne sert à rien. La vie ne vaut pas la peine d’être vécue ! »
Mais ils se trompent du tout au tout : en vérité, ô mes frères, travailler et souffrir, c’est comme bien manger et bien boire, ce n’est pas un art qui est vain, mais un art qui est sain ! C’est ni plus ni moins notre vie, notre art de vivre, notre manière à nous les hommes de vivre – et de faire honneur à notre nature.
Allez, brisez les vieilles tables des valeurs ! Brisez-moi les vieilles tables des valeurs des oisifs qui ne recherchent que la facilité et le confort et ne sont jamais contents de rien !
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Traduction littérale
« A quoi bon vivre ? Tout est vain ! Vivre – c’est battre de la paille ; vivre – c’est se consumer et quand même ne pas devenir chaud. » –
Un tel bavardage vieillot passe toujours pour de la « sagesse » ; mais c’est parce qu’il est vieux et sent le renfermé qu’on l’honore mieux. Même la moisissure ennoblit. –
Les enfants pouvaient parler comme ça : ils craignent le feu parce qu’il les a brûlés ! Il y a beaucoup d’enfantillages dans les vieux livres de la sagesse.
Et celui qui, toujours, « bat la paille », comment pourrait-il pouvoir dénigrer le battage ! A un tel bouffon, on devrait museler la gueule !
De tels gens se mettent à table et n’apportent rien, pas même la bonne faim : – et les voilà qui dénigrent « Tout est vain ! »
Mais bien manger et boire, ô mes frères, n’est vraiment pas un art vain ! Brisez, brisez-moi les tables des jamais contents !
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Il s’agit ci-dessus de la partie 13 (sur 30) du douzième chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.