ÊTRE VRAI, CE N’EST PAS FACILE ; c’est même tellement difficile qu’il n’y a que peu de personnes qui en sont capables ! Et parmi ceux qui en ont les moyens, seuls quelques-uns veulent et choisissent de l’être ! Et de tous, ce sont ceux qu’on appelle les bons, les hommes de bien, qui ont le moins le moyen d’être vrais : les hommes qui, façonnés par la morale traditionnelle, tendent aveuglément au Bien.
Oh les hommes de bien ! Guidés qu’ils sont par la raison et les idées morales, ils sont bien incapables de dire la vérité ; quoi qu’ils fassent, ils mentent ; chez eux, tout est automatiquement mensonge ; leur esprit est comme une maladie pour le corps et pour le tout.
Si les bons sont incapables d’être vrais, c’est qu’ils sont faibles, c’est qu’ils ne supportent pas la vie ; aussi s’inventent-ils des histoires : ils cèdent volontiers, n’ont pas de courage, se rendent facilement à l’opinion d’autrui ; leur cœur ne fait que répéter ce qui se dit ; leur fond qu’obéir aux diverses lois et autres commandements établis. Et il n’y a rien à faire : celui qui se ment, se rend, répète, obéit, forcément, il ne s’entend pas lui-même ; forcément, il ne peut être vrai !
C’est le monde à l’envers : pour qu’une vérité naisse, il faut que tout ce que les bons appellent mauvais, tout ce qu’ils appellent méchant, se rassemble, se glisse sous un seul chapeau : il faut que ce ne soit pas la vie de la raison, de la morale, mais la vie des instincts, des mystères qui soit prépondérante. Ô vous, mes frères, êtes-vous à leurs yeux suffisamment mauvais, suffisamment méchants pour cette vérité non traditionnelle, non morale, mais tragique ?
L’audace téméraire, le courage, la méfiance qui dure, le cruel « Non », le dégoût de la facilité, le fait de trancher dans le vif, sans hésiter, au lieu de tourner autour, de ménager sa proie – ah, comme tout cela se rassemble rarement ! Mais c’est pourtant d’une telle semence, mes frères, que pousse la vérité de la vie !
Jusqu’à présent, tout le savoir de l’Occident a poussé loin de la vérité, loin de la vie en sa nature d’enfantin jeu divin ; tout le savoir de l’Occident est né de la quête du bien et de la mauvaise conscience ! Or il est grand temps que ça change ! Allez : brisez, brisez-moi les vieilles tables des valeurs, vous autres êtres de la connaissance tragique !
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Traduction littérale
Etre vrai – bien peu le peuvent ! Et quiconque le peut ne le veut pas encore ! Mais ceux qui le peuvent le moins sont les bons.
Oh ces bons ! Les hommes bons ne disent jamais la vérité ; pour l’esprit, être bon de la sorte est une maladie.
Ils cèdent, ces bons, ils se rendent, leur cœur répète, leur fond obéit : mais qui obéit ne s’entend pas lui-même !
Tout ce que le bon appelle méchant doit se rassembler pour qu’une vérité naisse : ô mes frères, êtes-vous aussi suffisamment méchants pour cette vérité ?
L’audace téméraire, la longue méfiance, le cruel Non, le dégoût, le fait de trancher dans le vif – comme cela vient rarement ensemble ! Mais c’est d’une telle semence – qu’est engendrée la vérité !
A côté de la mauvaise conscience a jusqu’à présent poussé tout savoir ! Brisez, brisez-moi les vieilles tables, vous autres êtres de la connaissance !
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Il s’agit ci-dessus de la partie 7 (sur 30) du douzième chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.