VOUS AVEZ BEAU PRÉTENDRE LE CONTRAIRE, sages illustres, scientifiques, spécialistes et autres journalistes, tous que vous êtes, vous avez été utiles au peuple – et non à la vérité ! Au contraire de ce que vous dites, tout ce que vous avez fait n’a nullement servi la vérité, mais n’a fait que jouer le jeu du peuple. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on vous a témoigné tant de respect et vous a placé si haut.
Et c’est aussi pour cette raison qu’on a été jusqu’à supporter votre scepticisme, votre incroyance : en tant que plaisanterie et détour vers le peuple ; comme le maître laisse faire ses esclaves et va même jusqu’à se délecter de leur exubérance. Vous ne vous en êtes peut-être pas même rendu compte, au fond, vous n’êtes rien d’autre que le jouet du peuple.
Alors que vous, le peuple vous aime – forcément, vous lui êtes utiles –, il y en a d’autres qu’il déteste. Qu’il déteste comme les chiens détestent un loup : l’esprit libre est de ceux-là, en tant qu’ennemi des chaînes, de personne qui n’adore pas, qui refuse de faire des courbettes, et qui préfère crécher dans les forêts plutôt que dans les villes.
Vis-à-vis de lui, le peuple n’a qu’un but : le traquer, le faire sortir de son refuge pour s’en débarrasser. Contre lui, il excite ses meilleurs chiens, ceux qui ont les dents les plus acérées. Voilà ce qu’il appelle le « sens pour le juste » ; voilà ce qu’il considère comme étant la justice.
La clameur qui résonne dans sa bouche et ses oreilles n’est d’ailleurs pas nouvelle ; elle retentit en effet depuis la nuit des temps : « La vérité est là : puisque le peuple est là ! Malheur, malheur à celui qui cherche ! » Le vrai chercheur, qui ne se plie pas à la volonté du peuple, qui ne se conforme pas à l’opinion courante, qui ne se plie pas à la volonté du peuple, a de tout temps été écarté, écrasé, sinon déchiqueté par ce dernier ou les chiens de ce dernier.
Vous avez beau parler de « volonté de vérité », ce que vous avez voulu faire, vous autres sages illustres, c’est simplement donner raison au peuple ; conforter le peuple, votre peuple, dans sa vénération, dans sa drôle de vénération de ses travers, le bien, le vrai, le beau, l’amour, etc.
Toujours, votre cœur s’est dit : « Je suis venu du peuple : de là aussi m’est venue la voix de Dieu ». En d’autres termes : rien ne dépasse le peuple qui m’a fait naître ; Dieu lui-même s’exprime par sa bouche.
En tant que défenseurs du peuple, vous avez toujours, sous vos airs de lions, été têtus et prudents comme l’âne.
Et votre attitude n’a pas manqué de porter ses fruits : plus d’un puissant qui voulait bien voyager avec le peuple, qui voulait faire son chemin avec le peuple, briller aux yeux du peuple, s’est emparé de vos services ; nombre d’hommes d’importance ont attelé devant leur grands chevaux un petit âne, un sage illustre tel celui que vous êtes. Vous leur permettez de se mettre en valeur, de faire bonne figure, sinon d’avoir bonne conscience.
Mais je voudrais maintenant que vous vous débarrassiez enfin de la peau du lion par laquelle vous cachez votre vraie nature d’âne !
Je voudrais que vous arrêtiez de faire semblant d’être des esprits libres, des chercheurs, des conquérants ; que vous vous montriez tels que vous êtes, sans peau tachetée et bariolée, sans crinière de carnassier, comme les ânes que vous êtes !
Ah, pour que je puisse croire à votre « véracité », vous devez d’abord mettre fin à votre hypocrisie, briser votre volonté de vénérer, de n’affirmer que ce que tout le monde affirme.
Car celui que j’appelle vérace, c’est l’esprit libre, celui qui a brisé son cœur de vénérateur et qui, sans dieu, accepte de se mouvoir dans des déserts : celui qui s’est libéré des chaînes traditionnelles, qui les a surmontées.
Il est facile à reconnaître : dans le sable jaune et brûlé par le soleil, il reluque, assoiffé, vers les îles florissantes, pleines de sources jaillissantes, où tout ce qui vit se repose paisiblement sous des arbres sombres.
Mais sa soif, son immense soif d’idéal ne le détourne pas de son chemin, ne le convainc pas de devenir pareil aux êtres satisfaits, jouisseurs vautrés dans la passivité des sens, l’utile, le confortable, l’agréable. Car il n’est pas dupe : il sait que là où il y a des oasis, il y a aussi des idoles : des croyances fausses, des mensonges.
Voici en effet comment se veut la volonté du lion : affamée, violente, solitaire, sans dieu.
Libre du bonheur des valets, des esclaves, délivrée des dieux et de toute forme d’adoration, à la fois sans crainte et effrayant, grand et solitaire : telle est la volonté de l’homme vérace, de l’homme qui ne chercher pas à plaire et à servir autrui, mais qui cherche la vérité, qui cherche à se plonger dans la vérité.
C’est un fait : les esprits libres, véraces, ont de tout temps vécu dans le désert, telles des bêtes de proie, en maîtres du désert. Loin d’eux, les sages illustres ont par contre toujours habité dans les villes ; bien-nourris, ils sont pour leur part plutôt des animaux de trait.
En tant qu’ânes, en tant qu’esclaves, leur tâche est toujours de rendre service ; ils sont engagés – pour ne pas dire programmés – pour faire ce qui fait plaisir et est utile aux gens : tirer la lourde charrette du peuple ! Le but est simple : rendre la vie des gens plus facile, plus agréable, moins fatigante !
Ne croyez pas que je leur en tienne rigueur. Non, loin de là : je concède que ce qu’ils font est bien utile ! Le problème est que, bien qu’ils prétendent le contraire, ils restent des serviteurs. Non pas des esprits libres, aspirés par la vérité, mais des serviteurs, des esclaves du peuple. Leur harnachement a beau les faire briller, leu permettre de parader, ils restent pour moi des harnachés.
Et il n’y a rien à dire, ils ont souvent été de bons serviteurs, dignes d’éloges. Comme ils ne sont pas stupides, leur vertu leur a toujours parlé en ces termes : « S’il faut que tu sois serviteur, cherche alors celui à qui ton service est le plus utile ! » C’est ainsi qu’ils ont mis leurs qualités au service de ceux qui en avait le plus besoin : les gens du peuple.
« Le simple fait que tu sois le serviteur de ton maître doit faire croître son esprit et sa vertu : en même temps que tu fais grandir son esprit et sa vertu, tu grandis toi-même ! »
Et il ne est bien ainsi : vous avez vous-mêmes, vous autres sages illustres, vous autres serviteurs du peuple, grandi avec l’esprit et la vertu du peuple – et le peuple a fait de même par votre intermédiaire ! Vous vous êtes stimulés réciproquement vers des sommets. Je le dis tout à votre honneur !
Mais le problème est que, jusque dans vos vertus, vous êtes restés peuple, peuple aux yeux stupides ; peuple qui ne sait pas ce qu’est l’esprit ; peuple qui se trombe complètement sur ce qu’est l’esprit ! Je vais vous le dire, moi, ce qu’il est, l’esprit :
L’esprit n’est autre que la vie, la vraie vie. Non pas la vie idéale, où tout le monde il est beau et gentil, mais la vie de l’ici et maintenant, la vie tragique, qui n’a pas peur de se faire mal : la vie qui coupe elle-même dans la vie, vie dont le savoir de l’esprit se multiplie à sa propre souffrance. Saviez-vous déjà cela ?
Et tel est le bonheur de l’esprit : être pommadé, chouchouté et consacré par les larmes à devenir animal sacrificiel. Pour trouver la voie, le chemin qui nous revient. Saviez-vous déjà cela ?
Et la cécité de l’aveugle, sa recherche et avancée à tâtons, loin d’être un signe d’injustice, doit elle-même encore ratifier le pouvoir du soleil que l’homme devenu aveugle a osé regarder en face. Le Saviez-vous déjà cela ?
Et l’être de la connaissance doit apprendre à bâtir avec des montagnes ! Il faut qu’il soit fort, qu’il voie grand ! C’est finalement peu de choses pour l’esprit de déplacer des montagnes. Saviez-vous déjà cela ?
Vous ne connaissez, vous autres sages illustres, de l’esprit que les étincelles : mais vous ne voyez pas l’enclume qu’il est ; et vous ne voyez pas non plus la cruauté de son marteau !
En vérité, vous ne connaissez pas la fierté, la grandeur de l’esprit ! Et moins encore que sa fierté, vous ne supporteriez sa modestie, si elle se mettait tout à coup à parler !
Jamais encore vous n’avez pu jeter votre esprit dans une fosse remplie de neige ! Normal : vous n’êtes pas assez chauds pour cela ! Aussi ne connaissez-vous pas non plus les ravissements de sa froideur.
En tout ce que vous faite, en tout ce que vous dites, vous m’apparaissez trop familiers avec l’esprit ; et souvent, vous faites de la sagesse, de la vraie sagesse, une maison de pauvres et de malades pour mauvais poètes.
Vous n’êtes pas des aigles : ainsi n’avez-vous pas non plus pu faire expérience du bonheur qui siège dans l’effroi de l’esprit. Même quand il a peur, voire même surtout quand il a peur, l’esprit jubile, car c’est là qu’il peut montrer sa force, sa grandeur. Vous le savez que trop bien : qui n’est pas un oiseau ne doit pas nicher sur des abîmes.
Vous m’apparaissez tièdes, alors que toute connaissance profonde est froide, se déverse avec toute sa froideur. Les fontaines les plus intérieures de l’esprit, les sources les plus profondes de la vie sont glacées : un baume rafraîchissant pour les mains chaudes et les hommes d’action.
Vous voilà devant moi, vous autres sages illustres, respectables et rigides, le dos droit ! Mais je le vois : aucun vent fort et nulle grande volonté ne vous pousse.
N’avez-vous jamais vu de voile s’avancer sur la mer ? Voile arrondie, gonflée et tremblante sous l’impétuosité du vent ?
Moi, ma sagesse s’avance semblable à la voile sur la mer. Comme elle, elle tremble devant l’impétuosité de l’esprit – ma sagesse sauvage !
Mais je suis bête : comment, vous autres serviteurs du peuple, vous autres sages illustres – comment pourriez-vous avancer avec moi ! A quoi bon m’évertuer à vous enseigner ce que vous ne pourrez jamais atteindre !
Parole de Zarathoustra.
***
Vous avez tous, vous autres sages illustres, été utiles au peuple et à la superstition du peuple ! – et non à la vérité ! Et c’est précisément pourquoi on vous a témoigné du respect.
Et c’est aussi pourquoi on a supporté votre incroyance, parce qu’elle était une plaisanterie et un détour vers le peuple. C’est ainsi que le maître laisse faire ses esclaves et se délecte encore de leur exubérance.
Mais celui qui est détesté par le peuple comme un loup par les chiens : c’est l’esprit libre, l’ennemi des chaînes, celui qui n’adore pas, celui qui crèche dans les forêts.
Le traquer hors de son refuge – cela le peuple l’appelle toujours « sens pour le juste » : il excite toujours encore contre lui ses chiens aux dents les plus acérées.
Car cette clameur a retenti de tout temps : « La vérité est là : puisque le peuple est là ! Malheur, malheur à celui qui cherche ! »
Vous avez voulu donner raison à votre peuple dans sa vénération : c’est ce que vous avez appelé « volonté de vérité », vous autres sages illustres !
Et votre cœur s’est toujours dit : « Je suis venu du peuple : de là aussi m’est venue la voix de Dieu ».
En tant que défenseurs du peuple, vous avez toujours été têtus et intelligents comme l’âne.
Et plus d’un puissant qui voulait bien voyager avec le peuple a encore attelé devant ses chevaux – un petit âne, un sage illustre.
Et maintenant je voudrais que vous autres sages illustres vous vous débarrassiez enfin de la peau du lion !
La peau tachetée et bariolée du carnassier, et la crinière de celui qui cherche, qui cherche à trouver, du conquérant !
Ah, pour que j’apprenne à croire à votre « véracité », vous devez d’abord me briser votre volonté de vénérer.
Vérace – ainsi j’appelle celui qui se meut dans des déserts sans dieu et qui a brisé son cœur vénérant.
Dans le sable jaune et brûlé par le soleil, il reluque assoiffé vers les îles pleines de sources où ce qui vit se repose sous des arbres sombres.
Mais sa soif ne le convainc pas de devenir pareil à ces satisfaits ; car où il y a des oasis, il y a aussi des idoles.
Affamée, violente, solitaire, sans dieu : c’est ainsi que se veut la volonté du lion.
Libre du bonheur des valets, délivré des dieux et des adorations, sans crainte et effrayant, grand et solitaire : c’est ainsi qu’est la volonté du vérace.
Les véraces ont de tout temps vécu dans le désert, les esprits libres, en tant que maîtres du désert ; mais les sages illustres ont toujours habité dans les villes, bien-nourris, – les animaux de trait.
Car, en tant qu’ânes, ils tirent toujours – la charrette du peuple !
Non pas que je leur en tienne rigueur : mais ils restent pour moi des serviteurs et des harnachés, bien que leur harnachement les fasse briller.
Et ils ont souvent été de bons serviteurs, dignes d’éloges. Car ainsi parle la vertu : « S’il faut que tu sois serviteur, cherche alors celui à qui ton service est le plus utile !
« L’esprit et la vertu de ton maître doivent croître en ce que tu es son serviteur : ainsi croîs-tu toi-même avec son esprit et sa vertu ! »
Et en vérité, vous autres sages illustres, vous autres serviteurs du peuple ! Vous-mêmes avez grandi avec l’esprit et la vertu du peuple – et le peuple par vous ! Je le dis à votre honneur !
Mais vous me restez encore peuple jusque dans vos vertus, peuple aux yeux stupides, – peuple qui ne sait pas ce qu’est l’esprit !
L’esprit est la vie qui coupe elle-même dans la vie : son propre savoir se multiplie à sa propre souffrance – le saviez-vous déjà ?
Et tel est le bonheur de l’esprit : être pommadé et consacré par les larmes à devenir animal sacrificiel, – le saviez-vous déjà ?
Et la cécité de l’aveugle et sa recherche et son avancée à tâtons doit encore attester du pouvoir du soleil qu’il a regardé en face, – le saviez-vous déjà ?
Et l’être de la connaissance doit apprendre à bâtir avec des montagnes ! C’est peu de choses pour l’esprit de déplacer des montagnes, – le saviez-vous déjà ?
Vous ne connaissez de l’esprit que les étincelles : mais vous ne voyez pas l’enclume qu’il est, et pas la cruauté de son marteau !
En vérité, vous ne connaissez pas la fierté de l’esprit ! Mais moins encore vous supporteriez la modestie de l’esprit, si elle voulait une fois parler !
Et jamais encore vous n’avez pu jeter votre esprit dans une fosse remplie de neige : vous n’êtes pas assez chauds pour cela ! Aussi ne connaissez-vous pas non plus les ravissements de sa froideur.
Mais en tout, vous m’êtes trop familiers avec l’esprit ; et vous faites souvent de la sagesse une maison de pauvres et de malades pour mauvais poètes.
Vous n’êtes pas des aigles : ainsi n’avez-vous pas non plus fait expérience du bonheur dans l’effroi de l’esprit. Et qui n’est pas un oiseau ne doit pas nicher sur des abîmes.
Vous m’apparaissez tièdes : mais froide se déverse toute connaissance profonde. Les fontaines les plus intérieures de l’esprit sont glacées : un baume rafraîchissant pour les mains chaudes et ceux qui agissent.
Vous voilà devant moi, respectables et rigides, le dos droit, vous autres sages illustres ! – vous n’êtes poussés par nul vent fort et volonté.
N’avez-vous jamais vu de voile s’avancer sur la mer, arrondie et gonflée et tremblante sous la fougue du vent ?
Semblable à la voile, tremblant devant la fougue de l’esprit, s’avance ma sagesse sur la mer – ma sagesse sauvage !
Mais vous autres serviteurs du peuple, vous autres sages illustres, – comment pourriez-vous avancer avec moi ! –
Parole de Zarathoustra.
***
Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Huitième chapitre de la « Deuxième partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les précédents se trouvent ici.