« APPRENDRE EST DANGEREUX POUR LA VIE : quand on apprend beaucoup de choses, on désapprend le désir, on endort la violence du désir pour devenir purement intellectuel » – voilà ce qu’on se chuchote aujourd’hui dans toutes les sombres ruelles.
« D’une manière générale, tout effort fatigue. La sagesse elle-même, qu’on peut atteindre par l’apprentissage, est fatigante. Rien, nul effort – ne vaut la peine. Ce qu’il faut, c’est ne rien désirer, ne rien vouloir, laisser les choses se faire et se défaire comme elles le veulent ! » – cette nouvelle doctrine de la passivité, cette nouvelle table de valeurs, se répand aujourd’hui un peu partout ; je l’ai trouvée suspendue jusque sur les marchés publics.
Ô mes frères, comme toutes les autres vieilles tables de valeurs, brisez-moi aussi celle-ci ! Vous savez qui l’a suspendue sur vos têtes ? Les fatigués du monde, les prédicateurs de mort, les maîtres ès bâton, les forces de l’ordre. Regardez-la bien, cette table de valeurs : elle veut faire de nous des esclaves ; elle est un prêche qui conduit à la servitude !
Ceux qui prônent ainsi la passivité doivent s’y être terriblement mal pris dans leur apprentissage : ils ont mal appris, n’ont pas appris le meilleur ; et ce qu’ils ont appris, ils l’ont fait trop tôt et trop vite. Ils se sont mal nourris, ont mal mangé – et voilà que leur estomac s’est gâté et qu’ils ne supportent plus les bonnes choses.
C’est bien vrai : leur esprit est un estomac gâté. Ce qu’il favorise, ce qu’il conseille, ce n’est pas l’activité, la lutte, la volonté de se dépasser, mais la passivité : les aliments les plus faciles, ceux qui ne demandent pas le moindre effort ! Et vraiment, mes frères, l’esprit n’est rien d’autre qu’un estomac qui reçoit des nourritures qu’il s’agit de digérer, d’assimiler et de surmonter !
Au fond, la vie est source de plaisir ; la vie veut le plaisir, se justifie par le plaisir. Mais chez ceux qui ont l’estomac gâté, chez ceux dont c’est l’estomac gâté qui parle – lui, le père de l’affliction –, toutes les sources sont empoisonnées.
La connaissance qui découle d’un bon apprentissage, la sagesse de reconnaître les choses en ce qu’elles valent et en ce qu’elles ne valent pas, c’est le plaisir de celui qui veut comme un lion ; le plaisir de celui qui est d’accord de dire « non » pour mieux dire « oui » ! Mais le fatigué, le faible, le passif, au lieu d’être un lion, au lieu de vouloir, n’est qu’un chameau qui dit « oui » à ce qu’on exige de lui. Il n’est pas celui qui veut, mais celui qui est « voulu ». Au lieu de jouer avec les vagues, de danser avec elles, ce sont les vagues, toutes les vagues, qui jouent avec lui.
Et voici comment, depuis toujours, se comportent ces hommes faibles, fatigués : ils suivent les routes qu’on leur impose jusqu’à s’y perdre. Et à la fin, à la toute fin, quand leur fatigue demande : « Mais où est-ce que nous cheminons comme ça ? », ils s’interrogent : « Est-ce que ça a finalement une importance ? » Et répondent finalement : « Non : tout ça est égal, tous les chemins se valent, tout revient au même ! »
Ces hommes-là sont tellement faibles qu’ils trouvent agréables qu’on leur enfonce un prêche de passivité dans les oreilles : « Rien ne vaut la peine ! Vous ne devez rien vouloir, juste vous laisser faire ! » Mais vous l’avez bien compris : ce prêche conduit à la servitude !
Ô mes frères, Zarathoustra parle bien autrement. Il se présente comme un coup de vent frais pour les gens fatigués de marcher sur leur chemin. Vous verrez, il va encore faire éternuer de nombreux nez !
Vous verrez, mon souffle n’est pas seulement libre, mais aussi puissant : il souffle aussi à travers les murs, et aussi dans les prisons et dans les esprits prisonniers !
Sachez-le : vouloir libère ; car vouloir, c’est créer ! Voilà mon enseignement à moi ! Et il n’y a qu’une seule raison pour laquelle vous devez vous mettre au travail, pour laquelle vous devez vous mettre à apprendre : pour créer ! L’enjeu de tout apprentissage est la production, la création qu’elle rend possible !
Et c’est de moi d’abord que vous devez apprendre à apprendre, apprendre à bien apprendre !
Que celui qui a des oreilles entende !
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Traduction littérale
« Qui apprend beaucoup désapprend tout désir violent » – voilà ce qu’on se chuchote aujourd’hui dans toutes les sombres ruelles.
« La sagesse fatigue, rien – ne vaut la peine ; tu ne dois rien désirer ! » – cette nouvelle table, je l’ai trouvée suspendue jusque sur des marchés publics.
Brisez-moi, ô mes frères, brisez-mois aussi cette nouvelle table ! Les fatigués du monde l’ont suspendue et les prédicateurs de mort et aussi les maîtres ès bâton : car regardez, c’est aussi un prêche à la servitude : –
Qu’ils aient mal appris et pas le meilleur, et tout trop tôt et tout trop vite : qu’ils aient mal mangé, raison pour laquelle cet estomac gâté leur est venu.
– car leur esprit est un estomac gâté : il conseille la mort ! Car vraiment, mes frères, l’esprit est un estomac !
La vie est une source de plaisir : mais de quiconque c’est l’estomac gâté qui parle, le père de l’affliction, toutes les sources sont empoisonnées.
Reconnaître : c’est le plaisir du voulant comme un lion ! Mais quiconque est devenu fatigué n’est que « voulu », avec lui jouent toutes les vagues.
Et c’est toujours là la manière des hommes faibles : ils se perdent dans leurs chemins. Et à la toute fin, c’est encore leur fatigue qui demande : « Où est-ce que nous cheminions alors ! Tout est égal ! »
Ceux-là trouvent agréables qu’on leur prêche dans les oreilles : « Rien ne vaut la peine ! Vous ne devez pas vouloir ! » Mais c’est là un prêche à la servitude.
Ô mes frères, Zarathoustra vient comme un coup de vent frais pour tous les fatigués du chemin ; il va encore faire éternuer beaucoup de nez !
Mon souffle libre souffle aussi à travers les murs, et dans les prisons et les esprits prisonniers !
Vouloir libère : car vouloir, c’est créer : voilà comment j’enseigne ! Et vous ne devez apprendre que pour créer !
Et c’est de moi d’abord que vous devez aussi apprendre à apprendre, le bien apprendre ! – Que celui qui a des oreilles entende !
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Il s’agit ci-dessus de la partie 16 (sur 30) du douzième chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.