Vivre ou mourir ?

VOICI LA BARQUE DE LA MORT. Et là-bas, en face, c’est peut-être l’entrée dans le grand néant de la mort. Mais qui donc veut grimper dans ce « peut-être » ? Qui donc veut se risquer dans l’incertitude de la mort ?

Nul d’entre vous n’est assez fort pour grimper dans la barque de la mort ! Pourquoi alors voulez-vous continuer à vous présenter comme ça, en pessimistes, en êtres fatigués du monde, fatigués de la vie ?

Vous avez les jambes lourdes, l’esprit lourd, vous vous dites fatigués du monde ! Mais vous continuez à vivre normalement ; vous ne vous êtes même pas retranchés du monde ! Au contraire : à chaque fois que je vous ai vu, je vous ai trouvés plein de désirs, plein de convoitises terrestres ; amoureux de tout, y compris de votre propre fatigue terrestre !

Ce n’est pas pour rien que votre lèvre pend, que vous faites la moue : un petit désir terrestre y est encore attaché ! Et dans votre œil – n’y flotte-t-il pas un petit nuage d’inoubliable plaisir terrestre ?

Ah, il existe de nombreuses bonnes inventions sur terre, les unes utiles, les autres agréables ! Elles sont autant de bonnes raisons de nous faire aimer la terre. Et il y a là tant de choses si bien trouvées, si bien trouvées qu’elles sont en même temps utiles et agréables, comme par exemple les seins d’une femme. Comment se retenir, non ?

Mais vous autres pessimistes, hommes fatigués du monde ! Vous autres paresseux de la terre ! Qu’on vous secoue, qu’on vous fouette avec des verges ! Qu’on vous redonne des jambes alertes ! Pour vous réapprendre à dire « oui » à la vie dans son ensemble, pas seulement pour ses petits plaisirs !

Car si vous n’êtes pas des vrais malades, des vrais faiblards usés dont la terre est fatiguée, alors vous n’êtes que des malins animaux paresseux, des chats passifs et voluptueux qui se blottissent de plaisir dans les coins. Quoi ? Vous ne voulez pas changer ? Vous ne voulez pas prendre le taureau par les cornes et vous remettre à courir gaiement ? Alors débarrassez le plancher, grimpez dans la barque et mourrez !

Vous savez ce qu’enseigne Zarathoustra ? Qu’il ne faut pas vouloir devenir le médecin de ceux qui ne veulent pas guérir. Pourquoi ? Parce qu’ils sont incurables ! Si vous ne voulez pas changer, vous ne changerez pas ! Alors vous feriez mieux de débarrasser le plancher, de grimper dans la barque et de mourir !

Mais tous les médecins et tous les poètes savent combien mon enseignement est difficile : oui, il faut plus de courage pour en finir que pour continuer à vivre ; plus de force pour abandonner son œuvre que pour écrire un nouveau vers… Allez, canalisez donc vos dernières énergies !

***

Traduction littérale

Ici se trouve la barque, – là-bas en face, ça va peut-être dans le grand néant. – Mais qui veut monter dans ce « peut-être » ?

Personne d’entre vous ne veut monter dans la barque de la mort ! Pourquoi alors voulez-vous être fatigués du monde !

Fatigués du monde ! Et vous n’êtes pas même encore devenus des retranchés du monde ! Je vous ai toujours encore trouvés plein de convoitise terrestre, amoureux même de la propre fatigue terrestre !

Ce n’est pas pour rien que votre lèvre pend : – un petit désir terrestre est encore assis dessus ! Et dans l’œil – n’y a-t-il pas un petit nuage d’inoubliable plaisir terrestre qui flotte ?

Il existe de nombreuses bonnes inventions sur terre, les unes utiles, les autres agréables : c’est à cause d’elles qu’il faut aimer la terre. Et il y a là tant de choses bien inventées qu’il en va comme des seins de la femme : en même temps utile et agréable.

Mais vous autres, hommes fatigués du monde ! Vous autres paresseux de la terre ! Vous, on doit vous caresser avec des verges ! Vous, on doit vous redonner des jambes alertes avec des coups verges.

Car : si vous n’êtes pas des malades et des freluquets pervertis dont la terre est fatiguée, vous êtes des malins animaux fainéants ou des chats de plaisir gourmettement recroquevillés. Et si vous ne voulez pas vous remettre à courir gaiement – alors déguerpissez !

On ne doit pas vouloir devenir le médecin des incurables : voilà ce qu’enseigne Zarathoustra : – donc vous devriez déguerpir !

Mais il faut plus de courage pour en finir que pour écrire un nouveau vers : tous les médecins et poètes le savent. –

***

Il s’agit ci-dessus de la partie 17 (sur 30) du douzième chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.