ZARATHOUSTRA S’EST MIS EN CHEMIN, SEUL, SANS CROISER PERSONNE. Arrivé dans les bois, il s’est tout à coup retrouvé en face du vieillard qu’il avait déjà rencontré dix ans plus tôt, alors qu’il grimpait vers les sommets. Le vieil homme avait quitté sa cabane pour chercher des racines dans la forêt. Il a tout de suite reconnu Zarathoustra : « Ce voyageur ne m’est pas étranger : il est passé par ici il y a de nombreuses années. Mais il s’est métamorphosé. Tu portais jadis tes cendres à la montagne : veux-tu aujourd’hui porter ton feu dans les vallées ? Ne crains-tu pas la punition de l’incendiaire ? »
Le vieil homme ne pensait pas si bien dire : Zarathoustra est comme Prométhée porteur de feu ; sans crainte, débordant de sagesse et d’enthousiasme. L’œil pur, sans trace de dégoût aux lèvres, il se déplace d’un pas léger, comme un danseur. Il est devenu sage : « Zarathoustra est métamorphosé, Zarathoustra est devenu enfant, Zarathoustra est éveillé », remarque le vieillard. « Que veux-tu désormais parmi ceux qui dorment ? » René de ses cendres, Zarathoustra a retrouvé dans les hauteurs l’innocence, la santé, la sérénité perdue, consumée au contact de ses congénères.
Le vieil homme semble bien cerner son parcours : « Comme dans la mer, tu as vécu dans la solitude, et la mer t’a porté. Tu t’es senti comme un poisson dans l’eau, tout seul, là-haut ». Avant d’ajouter : « Malheureux, tu veux retourner sur la terre ferme ? Malheureux, tu veux de nouveau devoir toi-même traîner ton corps ? » Selon lui, rien de tel que de se laisser bercer, seul et sans souci, par les ondoiements de la vie.
Naïf, Zarathoustra répond : « J’aime les êtres humains. » Oui, s’il est descendu de la montagne, s’il cherche des mains qui se tendent, c’est parce qu’il aime les êtres humains, parce qu’il veut partager avec eux la sagesse dont il déborde. Mais son interlocuteur ne le comprend pas, juge ce qu’il entend à l’aune de sa petite personne. Il se reconnaît en Zarathoustra et lui fait part de sa propre expérience : « Pourquoi suis-je donc, moi, allé dans la forêt, me sois-je plongé dans la solitude ? N’était-ce pas parce que j’aimais trop les êtres humains ? » Le vieillard en a été terriblement déçu, au point de ne plus les supporter. « Maintenant, j’aime Dieu : je n’aime plus les humains. L’être humain m’apparaît comme une chose trop imparfaite. L’amour pour l’humain me tuerait. »
A ce moment, Zarathoustra s’est rendu compte que le vieil homme ne faisait qu’employer des métaphores vides. Ils ne parlent, au fond, pas la même langue. Ils ne suivent pas le même destin. Si le vieillard est marqué par la désillusion, la fuite du monde, le « non », Zarathustra est quant à lui guidé par l’espoir, l’affirmation, le « oui ». Voilà que Zarathoustra se ravise : « Qu’ai-je parlé d’amour ! J’amène aux êtres humains un cadeau » : la sagesse de vie glanée là-haut.
Là aussi, le vieil homme ne comprend rien. Pris par ses principes, il conseille à Zarathoustra de ne rien leur donner : « Décharge-les plutôt de quelque chose, lui dit-il. Ils ont tellement de fardeaux. Et porte-le avec eux, c’est ce qui leur fera le plus de bien. Mais ne le fais que si tu es sûr que ça te fait du bien à toi aussi ! Si tu veux vraiment leur donner quelque chose, contente-toi de leur donner une aumône. Et laisse-les d’abord t’en supplier ! »
Le vieil homme est à mille lieues de la sagesse dont déborde Zarathoustra. « Non, répond ce dernier, je ne donne pas d’aumône. Je ne suis pas assez pauvre pour ça ». Le plus souvent, les gens donnent pour gagner, sinon l’admiration, une bonne conscience. Et le vieil homme de continuer sa rengaine, de s’adresser à Zarathoustra, mais en parlant à vrai dire tout seul : « Alors prends garde qu’ils acceptent tes trésors ! Ils sont méfiants envers les solitaires, tu sais. Et ils ne croient pas que nous venons vers eux pour leur donner quelque chose. Ils ont peur du bruit de nos pas. Ils les trouvent trop solitaires. Quand, dans leur lit, ils entendent marcher un homme bien avant le lever du soleil, ils le prennent pour un voleur. Ne retourne pas chez les humains, reste dans la forêt ! Rends-toi plutôt chez les animaux, tu auras plus de succès auprès d’eux ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi : un ours parmi les ours, un oiseau parmi les oiseaux ? »
Zarathoustra l’a laissé parler sans l’interrompre. Avant de lui demander ce qu’il fait, lui, de son temps, dans la forêt. Réponse : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je rigole, je pleure et je fredonne : voilà comment je loue Dieu. En chantant pleurant et fredonnant, je loue le Dieu qui est le mien. »
Le vieil homme ne se sent pas investi d’une tâche, d’une mission. Centré sur lui-même, il ne s’occupe pas des autres, il n’y a que lui qui compte, lui et… son Dieu. Il est égoïste, cherche à se complaire dans sa solitude, à se convaincre de ses choix. Peu sûr de lui, curieux, il ne peut se retenir d’interroger Zarathoustra sur le cadeau qu’il apporte aux hommes : « Mais que nous apportes-tu comme cadeau ? », demande-t-il en se comptant soudain parmi les hommes vers lesquels Zarathoustra descend.
Mais à ces mots, Zarathoustra en a eu assez. Il a coupé court à la discussion, a salué le saint en lui disant : « Qu’aurais-je à te donner, à vous donner ! » Le vieil homme est bien semblable à ceux qu’il critique. « Mais laissez-moi vite partir, termine Zarathoustra, de sorte que je ne vous prenne rien ! »
Les deux hommes se sont séparés en riant de ce bon mot, tels des enfants : le vieillard en se moquant de Zarathoustra, sûr qu’il se fourvoie ; Zarathoustra en s’amusant de sa propre naïveté qui lui a fait croire qu’ils étaient sur la même longueur d’onde.
Une fois seul, Zarathoustra s’est interrogé, incrédule : « Est-ce possible que ce vieux saint dans sa forêt n’ait pas encore entendu dire que Dieu est mort » ? Que les valeurs suprêmes, de vérité, de beauté, de bonté qui ont guidé l’humanité occidentale pendant plus de deux millénaires ont péri ? Que ce sont d’autres instances, d’autres valeurs qui imprègnent et guident aujourd’hui la vie humaine, lui donnent sa direction. La nouvelle n’était pas encore arrivée aux oreilles du vieillard. D’où ses métaphores, ses conseils, ses chants, ses rires, ses pleurs, ses fredonnements vides.
***
Traduction littérale
ZARATHOUSTRA EST DESCENDU SEUL DE LA MONTAGNE ET SANS RENCONTRER PERSONNE. Mais une fois arrivé dans les bois, il s’est tout à coup retrouvé en face d’un vieillard, vieillard qui avait quitté sa sainte cabane pour chercher des racines dans la forêt. Et voilà ce que le vieux a dit à Zarathoustra :
« Ce voyageur ne m’est pas étranger : il est passé par ici il y a de nombreuses années. Il s’appelait Zarathoustra ; mais il s’est métamorphosé.
Tu portais jadis tes cendres à la montagne : veux-tu aujourd’hui porter ton feu dans les vallées ? Ne crains-tu pas la punition de l’incendiaire ?
Oui, je reconnais Zarathoustra. Son œil est pur, et nul dégoût ne se cache sur sa bouche. Ne se déplace-t-il pas comme un danseur ?
Zarathoustra est métamorphosé, Zarathoustra est devenu enfant, Zarathoustra est éveillé : que veux-tu désormais parmi ceux qui dorment ?
Comme dans la mer, tu as vécu dans la solitude, et la mer t’a porté. Malheur, tu veux retourner sur la terre ? Malheur, tu veux toi-même de nouveau traîner ton corps ?
Zarathoustra a répondu : « J’aime les hommes. »
« Pourquoi », a dit le saint, « suis-je donc allé dans la forêt et dans la solitude ? N’était-ce pas parce que j’aimais trop les hommes ?
Maintenant, j’aime Dieu : je n’aime pas les hommes. L’homme m’apparaît comme une chose trop imparfaite. L’amour de l’homme me tuerait.
Zarathoustra a répondu : « Qu’ai-je parlé d’amour ! J’amène aux hommes un cadeau. »
« Ne leur donne rien », a dit le saint. « Décharge les plutôt de quelque chose et porte-le avec eux – c’est ce qui leur fera le plus de bien : pour autant que ça te fasse du bien à toi !
Et si tu veux leur donner quelque chose, ne leur donne pas plus qu’une aumône, et laisse-les d’abord t’en supplier ! »
« Non », a répondu Zarathoustra, « Je ne donne pas d’aumône. Je ne suis pas assez pauvre pour cela. »
Le saint s’est moqué de Zarathoustra et voilà ce qu’il lui a dit : « Alors, regarde qu’ils acceptent tes trésors ! Ils sont méfiants envers les solitaires et ne croient pas que nous venons pour donner.
Le bruit de nos pas leur semble trop solitaire. Et quand, la nuit, dans leur lit, ils entendent marcher un homme bien avant le lever du soleil, ils se demandent à coup sûr : où s’en va le voleur ?
Ne vas pas chez les hommes et reste dans la forêt ! Rends-toi plutôt chez les animaux ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, – un ours parmi les ours, un oiseau parmi les oiseaux ? »
« Et que fait le saint dans la forêt ? » a demandé Zarathoustra ?
Le saint de répondre : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je rigole, pleure et fredonne : voilà comment je loue Dieu.
En chantant pleurant et fredonnant, je loue le Dieu qui est le mien. Mais que nous apportes-tu comme cadeau ? »
Après avoir entendu ces mots, Zarathoustra a salué le saint et a dit : « Qu’aurais-je à vous donner ! Mais laissez-moi vite partir, histoire que je ne vous prenne rien ! » – Et c’est ainsi qu’ils se sont séparés, le sage et l’homme, en riant, comme rient deux enfants.
Mais quand Zarathoustra s’est retrouvé seul, voilà comment il a parlé à son cœur : « Est-ce vraiment possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort. »
***
Texte allemand
Zarathustra stieg allein das Gebirge abwärts und niemand begegnete ihm. Als er aber in die Wälder kam, stand auf einmal ein Greis vor ihm, der seine heilige Hütte verlassen hatte, um Wurzeln im Walde zu suchen. Und also sprach der Greis zu Zarathustra:
»Nicht fremd ist mir dieser Wanderer: vor manchem Jahre ging er hier vorbei. Zarathustra hieß er; aber er hat sich verwandelt.
Damals trugst du deine Asche zu Berge: willst du heute dein Feuer in die Täler tragen? Fürchtest du nicht des Brandstifters Strafen?
Ja, ich erkenne Zarathustra. Rein ist sein Auge, und an seinem Munde birgt sich kein Ekel. Geht er nicht daher wie ein Tänzer?
Verwandelt ist Zarathustra, zum Kind ward Zarathustra, ein Erwachter ist Zarathustra: was willst du nun bei den Schlafenden?
Wie im Meere lebtest du in der Einsamkeit, und das Meer trug dich. Wehe, du willst ans Land steigen? Wehe, du willst deinen Leib wieder selber schleppen?«
Zarathustra antwortete: »Ich liebe die Menschen.«
»Warum«, sagte der Heilige, »ging ich doch in den Wald und in die Einöde? War es nicht, weil ich die Menschen allzusehr liebte?
Jetzt liebe ich Gott: die Menschen liebe ich nicht. Der Mensch ist mir eine zu unvollkommene Sache. Liebe zum Menschen würde mich umbringen.«
Zarathustra antwortete: »Was sprach ich von Liebe! Ich bringe den Menschen ein Geschenk!«
»Gib ihnen nichts«, sagte der Heilige. »Nimm ihnen lieber etwas ab und trage es mit ihnen – das wird ihnen am wohlsten tun: wenn es dir nur wohltut!
Und willst du ihnen geben, so gib nicht mehr als ein Almosen, und laß sie noch darum betteln!«
»Nein«, antwortete Zarathustra, »ich gebe kein Almosen. Dazu bin ich nicht arm genug.«
Der Heilige lachte über Zarathustra und sprach also: »So sieh zu, daß sie deine Schätze annehmen! Sie sind mißtrauisch gegen die Einsiedler und glauben nicht, daß wir kommen, um zu schenken.
Unsre Schritte klingen ihnen zu einsam durch die Gassen. Und wie wenn sie nachts in ihren Betten einen Mann gehen hören, lange bevor die Sonne aufsteht, so fragen sie sich wohl: wohin will der Dieb?
Gehe nicht zu den Menschen und bleibe im Walde! Gehe lieber noch zu den Tieren! Warum willst du nicht sein wie ich – ein Bär unter Bären, ein Vogel unter Vögeln?«
»Und was macht der Heilige im Walde?« fragte Zarathustra.
Der Heilige antwortete: »Ich mache Lieder und singe sie, und wenn ich Lieder mache, lache, weine und brumme ich: also lobe ich Gott.
Mit Singen, Weinen, Lachen und Brummen lobe ich den Gott, der mein Gott ist. Doch was bringst du uns zum Geschenke?«
Als Zarathustra diese Worte gehört hatte, grüßte er den Heiligen und sprach: »Was hätte ich euch zu geben! Aber laßt mich schnell davon, daß ich euch nichts nehme!« – Und so trennten sie sich voneinander, der Greis und der Mann, lachend, gleichwie zwei Knaben lachen.
Als Zarathustra aber allein war, sprach er also zu seinem Herzen: »Sollte es denn möglich sein! Dieser alte Heilige hat in seinem Walde noch nichts davon gehört, daß Gott tot ist!« –
Merci pour cette retraduction commentée: elle aide bien à entrer dans et suivre un texte pas évident, mais passionnant! Je me réjouis de la suite…