IL FAUT QUE TU SACHES, MON FRÈRE, que la force morale, la vertu qui te caractérise, tu ne l’as en commun avec personne. Bien sûr, comme elle est ton guide de vie, tu en es fier et tu voudrais pouvoir l’appeler par son nom, lui parler et la cajoler ; tu voudrais pouvoir parfois lui tirer l’oreille et te divertir, faire équipe, t’amuser avec elle, également aux yeux du monde.
Mais regarde : dès que tu la nommes, dès que tu essaies d’en faire part aux gens qui t’entourent, voilà que toi et ta vertu perdez ce qui vous distingue ; voilà que vous devenez foule et troupeau ! En cherchant à vous décrire, en employant un mot qui appartient au vocabulaire courant, vous avez tôt fait d’être réduits à ce que tout le monde met sans réfléchir sous ce nom. Et n’avez aucune chance de vous faire entendre comme ceux que vous êtes.
Tu ferais mieux de dire, quitte à intriguer la foule : « Ce qui fait souffrir mon âme, et ce qui en même temps l’adoucit et donne faim à mes entrailles est impossible à nommer, indicible, hors des catégories langagières communes. »
Raconte simplement que ta vertu, ta force morale n’a pas d’équivalent, qu’elle est trop haute pour la familiarité des noms. Et si vraiment tu dois en parler, alors ne te gênes pas de bafouiller quelque chose à son propos. Quelque chose du genre : « Ceci est mon bien, je l’aime, c’est comme ça qu’il me plaît complètement, c’est comme ça que je le veux, moi, sans rien y changer, sans rien y retrancher.
Je ne veux pas qu’il apparaisse comme une loi de Dieu ; je ne veux pas non plus qu’il passe pour une règle et nécessité édictées par les hommes : je ne veux pas qu’on y reconnaisse un panneau indicateur de régions supraterrestres et de paradis.
Non, ma vertu, je l’aime parce qu’elle est terrestre ; c’est une force morale issue de l’ici et maintenant de mon expérience sensible. Elle contient peu d’intelligence rationnelle, et moins encore de raison commune. Je n’ai pas choisi : mais cet oiseau a fait son nid près de moi : c’est assez pour que je l’aime et le porte dans mon cœur, – et le voilà qui couve près de moi ses œufs dorés. »
C’est comme ça que tu es sensé bafouiller quand il s’agit de louer ta vertu.
Voici le chemin que tu as parcouru. Tu as toujours eu des passions, des impulsions et sensations corporelles et morales très fortes. En les regardant à partir des valeurs ou vertus communes, tu n’as pu faire autrement que les appeler méchantes, mauvaises ; parce qu’elles n’entrent pas dans le cadre de ce que la tradition t’a enseigné comme étant le bien. Mais c’en est fini : tu as réussi à changer, à surmonter les vieilles valeurs ancestrales : au lieu de dire « oui » à tes vertus et « non » à tes passions, tu t’es mis à faire le contraire : affirmer tes passions et reléguer tes vertus aux oubliettes.
Ton plus grand but, tu l’as placé au cœur de tes passions : et voilà que ces dernières sont devenues tes nouvelles vertus et joies les plus amicales. Au point de n’avoir en toi plus que des vertus – qui ne sont autres que tes passions, jadis recalées, aujourd’hui affirmées.
Qu’importe que tu sois du genre coléreux, voluptueux, fanatique, ou encore vindicatif : à la fin, toutes tes passions se sont muées en vertus et tous tes démons se sont transformés en anges.
Tu avais jadis des chiens sauvages dans ta cave : mais ils se sont pour finir métamorphosés en oiseaux et en charmantes chanteuses.
C’est en brassant tes poisons – tes passions que la tradition te forçait à considérer comme mauvaises – que tu as produit le baume qui adoucit tes peines. Tu as trait ta vache Tristesse, – et te voilà qui boit désormais le lait suave de ses mamelles. Tu te nourris désormais des passions qui, jadis, te rendaient triste.
Et, à la longue, tu t’es de part en part assumé comme tel ; tu ne voyais plus rien de mauvais en toi, sortir de toi, ne serait-ce le mal qui émerge du combat de tes vertus. Car nous le savons, les vertus sont de sages petites femmes : elles ne peuvent se retenir de se chamailler. Et pas seulement les vertus ancestrales, réactives, mais aussi les vertus nouvelles, affirmatrices.
Mon frère, si tu as de la chance, tu n’as qu’une vertu, et pas une de plus. C’est la seule manière d’éviter toute bagarre, et de pouvoir en toute facilité t’avancer sur le pont qui conduit de l’homme au surhomme.
C’est certes une distinction, un honneur d’avoir beaucoup de vertus, mais c’est en même temps un sort pénible. Tellement pénible qu’il y en a plus d’un qui n’ont pu faire autrement que de s’en aller dans le désert et finir par se suicider, épuisés d’être la bataille et le champ de bataille incessants de leurs vertus.
Tu me demandes si la guerre et la bataille sont mauvaises, mon frère ? Non pas en soi, bien sûr : la lutte, la dispute sont des maux nécessaires, elles font parties intégrantes de la vie. Mais pour ce qui concerne les vertus, l’envie, la méfiance et la calomnie qui les caractérisent finissent toujours par devenir insupportables. Même quand il s’agit des plus grandes vertus.
Regarde comme chacune de tes vertus veut être la plus importante, la meilleure ! Regarde comme elle veut s’accaparer ton esprit, tout ton esprit ; comme elle veut en faire son héraut ; comme elle veut s’emparer de toute ta force, qu’importe que ce soit dans la colère, dans la haine ou encore en amour !
Chaque vertu n’arrête pas de jalouser l’autre ; et la jalousie est chose terrible. Les vertus elles-mêmes en viennent à décliner, à périr de jalousie.
Quiconque est enveloppé par la flamme de la jalousie est comme le scorpion : il finit par utiliser contre lui-même son dard empoisonné.
Ah, mon frère, n’as-tu encore jamais vu de vertu se calomnier et se poignarder elle-même ?
L’homme est quelque chose qui doit être surmonté : raison pour laquelle tu dois aimer tes vertus, toutes tes vertus, sans exception – car elles vont finir par te faire décliner, périr. Porte ouverte sur de nouveaux horizons ; pont jeté en direction du surhomme.
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Mon frère, si tu possèdes une vertu, et que c’est ta vertu, tu ne l’as en commun avec personne.
Bien sûr, tu veux l’appeler par son nom et la cajoler ; tu veux lui tirer l’oreille et te divertir avec elle.
Et regarde ! Voilà que tu partages son nom avec la foule et que tu es, avec ta vertu, devenu foule et troupeau !
Tu ferais mieux de dire : « Ce qui fait souffrir et rendre doux mon âme et ce qui est encore la faim de mes entrailles est indicible et sans nom. »
Que ta vertu soit trop haute pour la familiarité des noms : et si tu dois en parler, alors ne te gênes pas de bredouiller à son propos.
Parle et bredouille donc : « Ceci est mon bien, je l’aime, c’est ainsi qu’il me plaît complètement, c’est tout comme ça que Je veux ce bien.
Je ne le veux pas comme une loi de dieu, je ne le veux pas comme un statut et un besoin humains : qu’il ne soit pas un panneau indicateur pour des régions supraterrestres et des paradis.
C’est une vertu terrestre, que j’aime : elle contient peu d’intelligence, et moins encore de raison commune.
Mais cet oiseau s’est fait son nid près de moi : c’est pourquoi je l’aime et le porte dans mon cœur, – le voilà qui couve près de moi ses œufs dorés. »
Voilà comment tu es sensé bredouiller et louer ta vertu.
Tu avais jadis des passions et tu les appelais méchantes. Mais tu n’as désormais plus que tes vertus : elles ont émergé de tes passions.
Tu plaçais ton plus grand but au cœur de ces passions : voilà qu’elles sont devenues tes vertus et tes joies.
Et qu’importe que tu sois du genre des coléreux, des voluptueux, ou des fanatiques de croyance, ou encore des vindicatifs :
A la fin, toutes tes passions sont devenues des vertus et tous tes démons des anges.
Tu avais jadis des chiens sauvages dans ta cave : mais à la fin ils se sont métamorphosés en oiseaux et charmantes chanteuses.
C’est en brassant tes poisons que tu as produit ton baume ; tu as trait ta vache tristesse, – tu bois désormais le lait suave de ses mamelles.
Et il n’y a plus rien de mal qui émane de toi, ne serait-ce le mal qui émerge du combat de tes vertus.
Mon frère, si tu as de la chance, tu n’as qu’une vertu, et pas plus : il t’est ainsi plus facile de traverser le pont.
C’est une distinction d’avoir beaucoup de vertus, mais un sort pénible ; et plus d’un s’en est allé dans le désert et s’est suicidé, parce qu’il était fatigué d’être la bataille et champ de bataille de vertus.
Mon frère, la guerre et la bataille sont-elles mauvaises ? Mais ce mal est nécessaire, nécessaire est l’envie et la méfiance et la calomnie parmi tes vertus.
Regarde comme chacune de tes vertus est avide du plus haut : elle veut tout ton esprit, qu’il soit son héraut, elle veut toute ta force, en colère, haine et amour.
Chaque vertu jalouse l’autre, et la jalousie est une chose terrible. Les vertus peuvent elles aussi décliner, périr de jalousie.
Quiconque est enveloppé par la flamme de la jalousie finit par utiliser contre lui-même, comme le scorpion, son dard empoisonné.
Ah, mon frère, n’as-tu encore jamais vu de vertu se calomnier et poignarder elle-même ?
L’homme est quelque chose qui doit être surmonté : raison pour laquelle tu dois aimer tes vertus – : car elles vont te faire décliner, périr. –
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée du Zarathoustra de Nietzsche. Cinquième chapitre des Discours de Zarathoustra. Les précédents se trouvent ici.