LA VISION CHRÉTIENNE DU MONDE A DONNÉ NAISSANCE À DES HOMMES inspirés par des forces divines mortifères : les prédicateurs de la mort. Ne nous en plaignons pas. Heureusement qu’ils existent. La terre est tellement remplie d’êtres superflus, qui nuisent à l’évolution des phénomènes, que le prêche du renoncement à la vie est une aubaine. Oui, la terre est si corrompue par la foule, par les beaucoup trop nombreux, que la doctrine de la « vie éternelle » qui pousse les gens à se détourner de la vie ici et maintenant apparaît comme un bienfait nécessaire !
On appelle les prédicateurs de la mort par deux noms de couleurs : « jaunes », ou alors « noirs ». « Jaune », couleur la plus chaude, intense, violente et aveuglante ; couleur du métal en fusion, du soleil ; symbole de la puissance des dieux du ciel, de la jeunesse et de l’éternité divine ; couleur synonyme de lumière, d’intelligence et de vie. Couleur des prédicateurs lorsqu’ils louent leurs arrière-mondes. « Noir », absence ou somme de toutes les couleurs ; symbole de la terre, des ténèbres originelles, de la négation, de la condamnation, du renoncement, de la mort, des forces chtoniennes, indifférenciées. Couleur des prédicateurs en tant que destructeurs du monde ici-bas. Mais en plus de ces deux types, extrêmes, il en existe de bien d’autres couleurs encore.
Voici par exemple les terribles, qui portent en eux une bête de proie. Jamais ils n’ont de choix, pris qu’ils sont par leurs pulsions sauvages. Leurs possibilités d’existences sont pauvres : soit ils se vautrent dans le plaisir de déchiqueter autrui ; soit ils se déchirent eux-mêmes. Et à bien y regarder, les deux ne font qu’un : leur plaisir est autodestruction. En déchiquetant autrui, ils se pulvérisent eux-mêmes. Comme ils sont loin du surhomme, ces terribles ! Ils ne sont pas même devenus des hommes ; ils ne sont que des animaux ! La meilleure chose qui puisse leur arriver est de prêcher le renoncement à la vie – et se rendre eux-mêmes dans la mort.
Et voici les phtisiques de l’âme, sans force de vie, dont l’esprit se consume, dessèche et meurt depuis la naissance. Ils aspirent dès le début à des doctrines de la fatigue et du renoncement à la vie. A vrai dire, ils voudraient être déjà morts. Et nous devrions les approuver dans leur volonté ! Gardons-nous de réveiller ces morts et d’endommager les cercueils ambulants qu’ils sont !
Quand ils rencontrent un malade, un vieillard ou encore un cadavre, ils ne peuvent se retenir de dire : « La vie est réfutée ! » Mais eux seuls sont réfutés, eux qui coupent le monde en deux, qui ne veulent voir qu’un visage des choses. Leur croyance et aspiration au monde des apparences, de la beauté et du bonheur est telle qu’ils en viennent à oublier que toute existence est faite de l’union de ce qu’ils appellent des contraires. Ils oublient que la maladie, la vieillesse et la mort sont finalement les conditions mêmes de la santé, de la jeunesse et de la vie. Que l’un ne va pas sans l’autre, jamais, nulle part. Que les prétendus contraires sont finalement deux faces du mêmes qui se ressourcent réciproquement.
Enveloppés qu’ils sont dans une épaisse mélancolie – état de tristesse accompagné de rêverie –, ils guettent les moindres petits hasards qui conduisent à la mort : c’est ainsi qu’ils attendent la mort, les dents serrées, et plein de faux espoirs sur ce qui est sensé arriver une fois cette vie terminée.
Ou alors ils s’infantilisent, attrapent des sucreries, s’amusent tant qu’ils peuvent. Non sans qu’à la fois leur intelligence se moque de leur puérilité. La vie agréable est leur planche de salut, leur suprême appui, leur dernier recours. Non sans se moquer en même temps d’être encore suspendus à une telle planche de salut. Ils se déchirent eux-mêmes.
Leur sagesse leur fait dire qu’« il faut être fou pour continuer à vivre ». Et en même temps, ils s’étonnent d’être « aussi fous pour continuer à vivre ! » – et y reconnaissent justement « le plus fou de la vie ! » Drôle de folie, égocentrique, stérile, loin de la folie de la vie.
D’autres disent que « la vie n’est que souffrance ». Sans mentir. Sans faux-semblant. Sans faire les malins. Mais alors faites donc, vous autres, en sorte de mettre fin à vos jours ! Si la vie n’est que supplice, ne tardez pas à faire qu’elle s’arrête ! Écoutez ce que vous dit, au fond, à chacun d’entre vous, de manière larvée, la doctrine de votre vertu : « Tu devrais te tuer toi-même ! Tu devrais t’esquiver toi-même ! » Allez, disparaissez !
« La volupté est un pêcher », voilà ce que disent certains qui prêchent la mort, avant d’ajouter : « Laissez-nous marcher en marge et ne pas engendrer d’enfants ! » Et les autres affirment qu’« enfanter est pénible », et se demandent « à quoi bon encore donner la vie, si on n’enfante que des malheureux ! » Ces autres sont eux aussi des prédicateurs de la mort.
« La pitié est nécessaire », disent des troisièmes : il faut avoir de la sympathie pour son prochain, souhaiter que ses souffrances cessent. « Prenez donc ce que j’ai ! Prenez donc ce que je suis ! Prenez-moi tout : plus vous me prendrez, moins je serai lié à la vie ! », voilà ce qu’ils disent. Mais leur pitié n’est que superficielle, centrée sur eux-mêmes. Si elle venait vraiment du fond du cœur, ils ne joueraient pas les bons princes samaritains, mais s’efforceraient de dégoûter leur prochain de la vie. Être méchants – telle serait leur véritable bonté : et ils feraient tout pour nuire à leur prochain, pour qu’il désire lui aussi en finir.
Mais que leur importe finalement d’aider leur prochain, de les lier plus encore à la vie avec leurs chaînes du bonheur et autres cadeaux. A vrai dire, tout ce qui compte pour eux, c’est qu’ils puissent, eux, se débarrasser de la vie, du poids de la vie.
Et vous aussi, vous pour qui la vie est travail sauvage et inquiétude : n’êtes-vous pas épuisés de vivre ? N’êtes-vous pas mûrs pour entendre et proférer vous-mêmes le prêche de la mort ?
Vous tous, qui aimez le travail sauvage et tout ce qui est rapide, nouveau, étranger, regardez les choses en face. En vérité, vous ne faites que fuir. Vous vous fuyez vous-mêmes. Vous vous supportez si mal que vous vous fuyez vous-mêmes. Dans le travail, le divertissement, l’utile, l’agréable. Votre zèle n’est que malédiction et volonté de vous oublier vous-mêmes.
Si vous croyiez davantage à la vie, vous vous abandonneriez moins à l’instant : vous vous perdriez moins dans les futilités passagères, dans le tout, tout de suite. Vous auriez simplement confiance en la vie, vous diriez oui à ce qui arrive – et à ce qui n’arrive pas. Mais vous n’êtes pas assez riches pour attendre. Vous êtes trop vides pour être patients – et pour être paresseux ! Vous n’avez pas confiance ; vous n’aimez pas la vie.
Partout résonne la voix de ceux qui prêchent la mort. Et ça tombe bien : la terre est remplie de personnes auxquelles il faut prêcher la mort. Ou « la vie éternelle ». Que m’importe comment on l’appelle : tout ce qui compte, c’est qu’ils s’y rendent rapidement, qu’ils libèrent la place ! Au plus vite !
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Il existe des prédicateurs de la mort : et la terre est remplie de personnes auxquelles il faut prêcher le renoncement à la vie.
La terre est remplie d’êtres superflus, la vie est corrompue par les beaucoup trop nombreux. Puisse-t-on les éloigner de cette vie avec l’appât de la « vie éternelle » !
« Jaunes » : voilà comment on appelle les prédicateurs de la mort, ou « noirs ». Mais je veux vous les montrer dans d’autres couleurs encore.
Voici les terribles, qui portent en eux une bête de proie et qui n’ont d’autre choix que celui entre les plaisirs et l’auto-déchiquetage. Et leurs plaisirs sont eux-mêmes auto-déchiquetage.
Ils ne sont pas même encore devenus des hommes, ces terribles : puissent-ils prêcher le renoncement à la vie et s’y rendre eux-mêmes.
Voici les phtisiques de l’âme : à peine sont-ils nés qu’ils commencent déjà à mourir et à aspirer à des doctrines de la fatigue et du renoncement.
Ils voudraient bien être morts, et nous devrions approuver leur volonté ! Gardons-nous de réveiller ces morts et d’endommager ces cercueils vivants !
S’ils rencontrent un malade ou un vieillard ou un cadavre, ils disent aussitôt : « La vie est réfutée ! »
Mais eux seuls sont réfutés et leur œil qui ne voit qu’un visage de l’existence.
Enveloppés dans une épaisse mélancolie et avides des petits hasards qui amènent la mort : ainsi attendent-ils et serrent les dents.
Ou alors : ils attrapent des sucreries et se moquent de leur puérilité : ils sont suspendus à la planche de salut qu’est leur vie et se moquent d’être encore suspendus à une planche de salut.
Leur sagesse dit : « Un fou, celui qui continue à vivre, mais nous sommes tellement fous ! Là est justement le plus fou de la vie ! » –
« La vie n’est que souffrance » – voici ce que disent d’autres et sans mentir : mais alors faites donc, vous, en sorte d’arrêter ! Mais faites donc en sorte que la vie qui n’est que souffrance s’arrête !
Et voici ce que dit la doctrine de votre vertu : « Tu devrais te tuer toi-même ! Tu devrais t’esquiver toi-même ! » –
« La volupté est un pêcher, – voilà comment parlent ceux qui prêchent la mort –, laissez-nous marcher en marge et ne pas engendrer d’enfants ! »
Enfanter est pénible – disent les autres – à quoi bon encore enfanter ? On n’enfante que des malheureux ! » Eux aussi sont des prédicateurs de la mort.
« La pitié est nécessaire – voici ce que disent les troisièmes. Prenez ce que j’ai ! Prenez ce que je suis ! D’autant moins je suis lié à la vie ! »
Si leur pitié venait du fond, ils dégoûteraient leur prochain de la vie. Être méchants – telle serait leur juste bonté.
Mais ils veulent se débarrasser de la vie : que leur importe d’attacher plus encore d’autres avec leurs chaînes et cadeaux.
Et vous aussi, pour qui la vie est travail sauvage et inquiétude : n’êtes-vous pas très fatigués de la vie ? N’êtes-vous pas très mûrs pour le prêche de la mort ?
Vous tous, qui aimez le travail sauvage et ce qui est rapide, nouveau, étranger, – vous vous supportez mal, votre zèle est malédiction et volonté de s’oublier soi-même.
Si vous croyiez davantage à la vie, vous vous abandonneriez moins dans l’instant. Mais vous n’avez pas en vous assez de contenu pour attendre – et pas non plus pour la paresse !
Partout résonne la voix de ceux qui prêchent la mort : et la terre est remplie de personnes auxquelles il faut prêcher la mort.
Ou « la vie éternelle » : cela m’est égal, – pourvu qu’ils s’y rendent rapidement !
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée du Zarathoustra de Nietzsche. Neuvième chapitre des Discours de Zarathoustra (Première partie). Les précédents se trouvent ici.
Très difficile… et je ne suis pas la mieux placée pour le dire!!
« La doctrine de la vie éternelle pousse les gens à se détourner de la vie ici et maintenant », à ne plus y croire. Un peu plus loin, on apprend que l’on s’abandonne à l’instant (vie ici et maintenant ?) car on ne croit pas à la vie. Quelle différence entre dire oui à ce qui arrive (et à ce qui n’arrive pas, la vie ici et maintenant, et s’abandonner à l’instant ? Est-ce dans la précipitation ? La volonté du tout, tout de suite ?
Les phtisiques de l’âme : quel lien chez eux entre leur aspiration à la fatigue, au renoncement à la vie et leur croyance du monde des apparences, de la beauté, recherche de vie agréable ? N’aspirent-ils pas à la vie (même s’ils n’en veulent que l’agréable) ? Ou est-ce justement parce qu’il n’en voit qu’un côté qu’au fond on peut dire qu’ils préféreraient mourir bien qu’ils prétendent le contraire?
Je comprend les choses de la manière suivante:
« La doctrine de la vie éternelle pousse les gens à se détourner de la vie ici et maintenant », La vie ici et maintenant devient juste un moyen pour passer à la suite ou tout sera beau. Et comme le voyage est parfois un peu pénible on cherche à se distraire et à s’occuper, à occuper l’instant présent. C’est un peu comme un voyage en train. La fuite en avant pour ne pas voir le temps passer, pour ne pas s’ennuyer. le but c’est d’arriver à destination de manière agréable. C’est pour ça que l’on se consacre à l’instant présent ne laissant aucune place à ce que la vie pourrait vouloir nous montrer.
Pour les phtisiques de l’âme c’est la même chose, ils acceptent que le voyage soit un peu pénible, ils acceptent de faire quelques sacrifices parce que la destination semble si merveilleuse. Ils n’aspirent pas au coté agréabable de la vie, puisque ils ne croient pas que la vie ait un quelconque coté agréable! Ils ne vivent que pour la suite. Alors du coup il faut croire très fort à la suite!
Ca paraît clair. Je vais essayer d’y penser demain matin dans le train, au lieu de m’endormir pour que ça passe plus vite!
Il semble tout de même que les phtisiques de l’âme, bien qu’ils aient renoncé à la vie dès le début, aspirent au côté agréable de la vie, à ses sucreries et divertissements. C’est leur folie, celle qui les fais continuer à vivre. Au point qu’ils prétendent aimer la vie et ne pas vouloir mourir. Et il me semble qu’on voit cela partout autours de nous. Non?
Je rentre de deux jours sur l’alpage, lis avec plaisir et attention vos commentaires, et remarque que je peux sans autre retourner d’où je viens. B-Boule vise dans le 1000 pour la première question; Perrinysos tout autant dans sa dernière remarque. Jolis coups de fusils, fistons!