LÀ OÙ ON PEUT MARCHER SUR L’EAU, sur des planches posées sur l’eau, là où des rampes et des passerelles enjambent le fleuve, celui qui déclare que « Tout est dans le fleuve » passe logiquement pour un fou. En vérité, même s’il a raison, celui qui prend là à son compte le fameux « Tout coule » attribué à Héraclite se décrédibilise auprès de ses congénères.
Même les moins avisés, les balourds le contrediront : « Comment, tout est dans le fleuve, tout coule ? Mais ouvrez donc les yeux, mon cher ami : les planches, les rampes et les passerelles placées par-dessus le fleuve ne coulent pas le moins du monde, non ? »
« Regardez ! Par-dessus le fleuve tout est ferme : tous les ponts, tous les concepts, toutes les valeurs traditionnelles des choses, tout le « bien » et le « mal » : tout ce qui est placé sur le fleuve est bien ferme ! »
Et c’est plus vrai encore quand vient l’hiver, quand le dur hiver, le dompteur de fleuve transforme les abords du fleuve en glace. Les balourds ne sont alors plus les seuls à contredire la vérité qui dit que tout coule. Même les plus rusés, même les plus fins, les plus drôles deviennent soudain méfiants. Et voilà que tout le monde se trouve attiré par la même stabilité et vient à se poser la même question : « Tout ne devrait-il pas se tenir immobile, être et rester immobile ? »
« Au fond, dans la vie, dans la vraie vie, idéale, tout se tient immobile » : tel est le juste enseignement que nous livre l’hiver. Et c’est là certes un bon enseignement, mais uniquement pour les périodes pauvres, les temps stériles : une bonne consolation pour les hibernants, les casaniers qui, assis près d’un fourneau bien chaud, ne visent que calme et confort.
« Au fond, dans la vie, dans la vraie vie, idéale, tout se tient immobile » : voici une position bien agréable, bien confortable, mais seulement pour un temps. Gare au vent du dégel : il prêche cruellement contre la vie idéale, contre la tradition !
Le vent du dégel, c’est un taureau. Non pas un taureau de labour, un taureau de somme, mais un taureau furieux, un destructeur qui brise la glace avec ses cornes colériques ! Et à bien y regarder, avec le temps, la glace elle-même brise les rampes !
Oh mes frères, suite au gel et au dégel, tout n’est-il pas maintenant dans le fleuve ? Toutes les planches, passerelles et rampes ne sont-elles pas tombées dans l’eau ? Tout ne s’écoule-t-il pas désormais ? Dites-moi : qui, aujourd’hui, se tient encore aux valeurs traditionnelles du « bien » et du « mal » ?
« Malheur à nous autres, hommes traditionnels ! Gloire à nous autres, hommes de l’avenir ! Le vent de dégel souffle, de nouvelles valeurs sont sur le point de naître ! » – Mes frères, c’est ainsi que vous devez prêcher par les rues !
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Traduction littérale
Quand l’eau a des planches, quand des rampes et des passerelles sautent par-dessus le fleuve : en vérité, il ne trouve pas de crédit, celui qui dit : « Tout est dans le fleuve ».
Même les balourds le contredisent. « Comment ? Disent les balourds, tout serait dans le fleuve ? Les planches et les passerelles sont pourtant par-dessus le fleuve ? »
« Par-dessus le fleuve tout est ferme, toutes les valeurs des choses, les ponts, les concepts, tout le « bien » et le « mal » : tout cela est ferme ! » –
Que vienne le dur hiver, le dompteur de fleuve : alors même les plus drôles apprennent la méfiance ; et, en vérité, il n’y a alors pas que les balourds qui disent : « Tout ne devrait-il pas – se tenir immobile ? »S
« Au fond, tout se tient immobile » – il s’agit là d’un juste enseignement d’hiver, une bonne chose pour les temps stériles, une bonne consolation pour les hibernants et ceux qui sont assis près du fourneau.
« Au fond, tout se tient immobile » – ; mais là-contre prêche le vent du dégel !
Le vent du dégel, un taureau qui n’est pas un taureau de labour – un taureau furieux, un destructeur qui brise la glace avec des cornes colériques ! Mais la glace – – brise les rampes !
Ô mes frères, tout n’est-il pas maintenant dans le fleuve ? Toutes les passerelles et rampes ne sont-elles pas tombées dans l’eau ? Qui encore se tiendrait au « bien » et au « mal » ?
« Malheur à nous ! Gloire à nous ! Le vent de dégel souffle ! » – Prêchez-moi ainsi, mes frères, par toutes les rues !
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Il s’agit ci-dessus de la partie 8 (sur 30) du douzième chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.
Au coeur de l’hiver, l’impression est celle de l’immobilité. La terre voudrait devenir cristal. Mais par ailleurs, c’est un moment clé pour la phusis. Un moment où tout est en devenir, où la terre et les organismes reçoivent les multiples influences astrales. Encore plus fort qu’à aucun autre moment. En témoigne la vieille tradition des paysans de sortir les céréales et de les brasser au grand air, au froid, au coeur de l’hiver, afin de les vernaliser.