APRÈS AVOIR DIT CES MOTS, Zarathoustra s’est de nouveau tu, comme quelqu’un qui n’a pas encore dit son dernier mot. Longtemps, il est resté silencieux, dubitatif, soupesant dans ses mains le bâton au manche doré et au serpent que lui ont offert ses disciples. Quand il a enfin repris la parole, il leur a parlé ainsi, d’une voix une nouvelle fois transformée :
Je m’en vais seul maintenant, mes disciples ! Vous aussi, partez maintenant. Et seuls ! Je veux qu’il en soit ainsi. Bien sûr, il nous serait plus commode, plus agréable de rester ensemble, mais il ne faut pas confondre l’agréable avec ce qu’il convient de faire.
En vérité, je vous conseille de vous éloigner de moi, de vous défendre contre Zarathoustra ! Et même mieux : d’avoir honte de lui ! Qu’est-ce qui vous dit que je ne raconte pas n’importe quoi ? Qu’est-ce qui vous dit que je ne vous ai pas trompé ? L’heure est venue d’aller vérifier ce que valent mes enseignements. Vérification qui ne peut se faire que seul.
L’homme de la connaissance, l’homme qui reconnaît le sens de la terre, ne doit pas seulement être capable d’aimer ses ennemis, mais aussi, en temps voulu, de détester ses amis. Sinon il a toutes les chances de retomber dans ses vieux travers, de voir ses vieux démons idéalistes, d’admiration et de catégorisation binaire, le reprendre.
On récompense mal un maître en restant son disciple. Le plus grand bonheur de l’enseignant n’est-il pas d’être dépassé par son élève, quitte à se faire corriger, et même écarter par ce dernier ? Mais pourquoi me regardez-vous d’en bas ? Pourquoi avez-vous tant de respect pour ma personne ? Pourquoi ne voulez-vous pas plumer ma couronne ?
Vous me vénérez ? Mais que se passera-t-il si un jour votre vénération s’écroule ? Avez-vous déjà pensé à ce qui arrivera quand la statue que vous voyez en moi s’effondrera ? Prenez garde de ne pas vous trouver en-dessous ! Attention de ne pas vous faire écraser par une statue !
Vous dites que vous croyez en Zarathoustra ? Mais qu’importe Zarathoustra ! Vous êtes mes fidèles ? Mais qu’importent tous les fidèles ! Ce qui compte n’est pas le maître, l’individu, mais ce qu’il enseigne, la vie qui le traverse, qu’il transmet et qu’il libère.
Avant de me rencontrer, vous n’étiez pas encore à la recherche de vous-mêmes. Il en va ainsi avec tous les fidèles : ils sont d’abord perdus pour eux-mêmes ; puis ils trouvent un maître, quelqu’un en qui ils se mettent à croire. C’est pourquoi toute foi est finalement si peu de chose : elle n’est ancrée que dans la croyance en des individus, en des idées – et non dans les forces qui les traversent et qu’ils transmettent, dans les puissances de la terre, du corps.
A présent, je vous ordonne de me perdre et de vous trouvez vous-mêmes. Je vous préviens : ce n’est que quand vous m’aurez tous reniés, quand vous serez tous loin de moi, que je vous reviendrai.
En vérité, c’est avec de nouveaux yeux, mes frères, que je me mettrai à votre recherche après vous avoir perdus ; que je vous retrouverai. Et c’est avec un autre amour que je vous aimerai alors.
Un jour, plus tard encore, vous serez alors vraiment devenus mes amis, et les enfants d’un unique espoir. Dès ce moment, je viendrai pour la troisième et dernière fois auprès de vous, pour fêter avec vous le grand midi.
Le grand midi ? Le moment où l’homme se trouve au milieu de son chemin entre l’animal et le surhomme ; le moment où le soleil est au zénith ; le moment où la clarté est la plus grande, et l’ombre la plus infime. Le moment où le soleil est sur le point de commencer à décliner, où il célèbre comme son plus grand espoir son cheminement vers le soir, le crépuscule, la mort. Comme son plus grand espoir car il s’agit en même temps du chemin vers un nouveau matin, une nouvelle aurore, une nouvelle naissance.
Celui qui décline va alors se sanctifier lui-même d’être un passage, un chemin en direction de quelque chose d’autre que lui-même, un pont qui conduit au-delà, qui mène à un au-delà dans l’ici et maintenant. C’est alors que le soleil de sa connaissance – non pas comme lumière aveuglante de la raison absolue, mais comme symbole du cheminement de toute chose – va se trouver pour lui à midi. Pour un instant. Un instant seulement. Avant de poursuivre sa route. Avant de décliner, de disparaître. Pour renaître à nouveau.
« Tous les dieux sont morts : nous voulons maintenant que vive le surhomme » – que ceci soit un jour, à l’heure du grand midi, à l’heure de la plus grande connaissance, notre dernière volonté !
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Quand Zarathoustra a dit ces mots, il s’est tu, comme quelqu’un qui n’a pas dit son dernier mot ; longtemps, dubitatif, il a soupesé le bâton dans sa main. Enfin il a parlé ainsi : – et sa voix s’était transformée :
Je m’en vais maintenant seul, mes disciples ! Vous aussi partez maintenant, et seuls ! Je le veux ainsi.
En vérité, je vous conseille : éloignez-vous de moi et défendez-vous contre Zarathoustra ! Et mieux encore : ayez honte de lui ! Peut-être vous a-t-il trompés.
L’homme de la connaissance ne doit pas seulement pouvoir aimer ses ennemis, mais aussi détester ses amis.
On récompense mal un maître en restant toujours son élève. Et pourquoi ne voulez-vous pas plumer ma couronne ?
Vous me vénérez ; mais que se passera-t-il si un jour votre vénération s’écroule ? Gardez-vous de ne pas être écrasés par une statue !
Vous dites que vous croyez en Zarathoustra ? Mais qu’importe Zarathoustra ! Vous êtes mes fidèles : mais qu’importent tous les fidèles !
Vous ne vous étiez pas encore cherché : alors vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les fidèles ; c’est pourquoi toute foi est si peu de chose.
A présent je vous ordonne de me perdre et de vous trouvez ; et ce n’est que quand vous m’aurez tous reniés que je vous reviendrai.
En vérité, c’est avec d’autres yeux, mes frères, que je vais alors me chercher mes perdus ; avec un autre amour que je vais alors vous aimer.
Et un jour encore vous serez devenus mes amis et les enfants d’Un espoir : alors je veux être pour la troisième fois auprès de vous, pour fêter avec vous le grand midi.
Et tel est le grand midi, quand l’homme se trouve au milieu de son chemin entre l’animal et le surhomme et qu’il fête son chemin vers le soir comme son plus grand espoir : car il s’agit du chemin vers un nouveau matin.
Celui qui décline va alors se sanctifier lui-même d’être un passant au-delà ; et le soleil de sa connaissance va se trouver pour lui à midi.
« Tous les dieux sont morts : nous voulons maintenant que vive le surhomme » – que ceci soit un jour, au grand midi, notre dernière volonté ! –
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Troisième et dernière partie du vingt-deuxième et dernier chapitre de la « Première partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les précédents se trouvent ici.
Photo (du haut) : René Magritte, Le domaine d’Arnheim, 1962.