IL Y VA DE NOS MEILLEURS ENNEMIS COMME DE NOS MEILLEURS AMIS : nous ne voulons pas qu’ils nous ménagent. Laissez-moi donc vous dire la vérité : il ne faut pas que les personnes que nous détestons ou aimons vraiment – pas seulement comme ça, en passant, de manière superficielle, mais vraiment, de fond en comble –, il ne faut pas qu’elles nous épargnent.
Mes frères de guerre, sachez-le : je vous aime du fond du cœur ; et je suis en même temps aussi votre meilleur ennemi. Les deux à la fois parce que je vous connais : je suis et ai été votre semblable. C’est pourquoi jamais je ne vous traiterai avec indulgence ; jamais je ne vous ménagerai. Laissez-moi donc vous dire la vérité !
Mieux que quiconque, je connais l’aversion et la jalousie qui habitent votre cœur. Oui, vous n’êtes pas assez grands pour ne pas connaître la haine et l’envie. Pas encore assez grands pour ne vous préoccuper que du bien de la vie. Mais soyez donc assez grands pour ne pas en avoir honte : affirmez-les ! Assumez-les sans rien en retrancher !
Si vous n’êtes pas – pas encore – capables de devenir des saints de la connaissance, des représentants de la sagesse de la vie, faites-moi au moins le plaisir de vous battre pour elle, de vous engager pour l’atteindre. D’être ses guerriers. Des guerriers du sens de la terre. Car en tant que tels, vous êtes les compagnons et précurseurs de la sainteté à venir.
Je vois partout autour de moi des soldats. Le monde est rempli de forces de l’ordre, de défenseurs de l’ordre établi, qui se distinguent par leur habit, leur « uni-forme ». Hélas, ce qu’ils cachent sous leur accoutrement est, lui aussi, uniforme. Et leur pensée elle aussi : d’une pièce, standardisée !
Ce que je voudrais voir partout, ce ne sont pas de tels soldats, policiers et autres hommes de pouvoir et d’affaires, mais des guerriers, des défenseurs multiformes de la sagesse de vie, de la fidélité à la terre !
Je voudrais que vous ne soyez pas passifs, indifférents. Je voudrais que vous soyez des guerriers de la vie, des guerriers aux aguets. Que vous soyez toujours en train de chercher. Non pas un mièvre ami, mais un bel ennemi – votre ennemi. Pour vous battre contre lui. Vous élever, vous surmonter grâce à lui. Et me voilà rassuré en vous regardant : chez certains d’entre vous la haine pointe au premier coup d’œil.
Qu’importe le lieu, qu’importe l’endroit, vous devez chercher votre ennemi. Partout et toujours. Et mener à bien votre guerre. Pour votre pensée, pour le bien de votre pensée ! Pour le bien de votre cheminement dans la vie et pour la vie elle-même. Et si vous tombez sur un ennemi plus fort que vous, pour l’heure encore plus fort que vous, ne vous en plaignez pas, gardez la tête haute : si votre pensée est défaite, laissez votre honnêteté en proclamer la victoire ! Même les échecs doivent être affirmés.
Vous devez aimer la paix non comme une fin, mais comme un moyen vers de nouvelles guerres. Et vous devez aimer la paix de courte durée plutôt que la longue. Pour que le cheminement de la vie se poursuive, pour que l’évolution des phénomènes aille bon train.
Vous autres guerriers, je ne vous conseille pas le travail, mais le combat. Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Allez : foncez ! Et que votre travail soit un combat, une lutte pour la sagesse de la vie ! Et que votre paix soit une victoire, une avancée vers la libération, de l’esprit – et du corps !
Pour pouvoir se taire et se tenir tranquille, il faut avoir arc et des flèches. Désarmé, on ne peut faire autrement que de s’agiter, de bavarder et se disputer à tout bout de champ. La paix originaire, idéale, le bonheur paisible, le plaisir sans faille qu’on nous montre et vend partout n’est qu’illusion : fiction, supercherie. Il nous pervertit l’esprit ; nous pousse à l’inaction, à la passivité. Allez : que votre paix soit une victoire ! Entrez en guerre, déployez vos armes : grâce à vos meilleurs ennemis et vos meilleurs amis, vous surmonterez votre haine et votre envie !
Vous vous appuyez sur ma doctrine qui enseigne l’affirmation de toute chose en son va-et-vient ? Vous dites qu’il s’agit de dire « oui » à tout, de tout sanctifier, jusqu’à la guerre ? Je dirais même plus : c’est la bonne guerre qui sanctifie tout. Oui : le combat pour la juste cause – la victoire de la terre, de la vie – est gage de sainteté de tout ce qui existe.
Jugez-en vous-même : la guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié mais votre bravoure qui a jusqu’ici sauvé les accidentés. L’amour idéal, le pur don, n’est lui aussi qu’illusion, fiction, supercherie. Tout comme la pitié. Dans tout amour, dans tout don et toute pitié, il y a de la haine, du retrait et de l’indifférence.
« Qu’est-ce qui est bon ? » demandez-vous. « Comment faut-il que je me comporte vis-à-vis d’autrui ? » Ne répondez pas : « Est bon ce qui est en même temps joli et touchant », comme le font les petites filles empreintes d’éducation traditionnelle et de morale chrétienne. Non : ce qui est bon, ce qui est juste, c’est la bravoure : être brave, être un bon guerrier qui se bat tant qu’il peut pour l’équilibre de la vie, voilà ce qui est bon.
On vous taxe de sans cœur, mais les gens n’ont rien compris : votre cœur est authentique. Vous êtes fidèles aux forces qui vous traversent. Et j’aime la pudeur de votre cordialité : comme tout phénomène, votre cordialité se cache en même temps qu’elle se montre. Quoi ? Vous êtes tellement riches, tellement pleins, surabondants, que vous êtes gênés par votre marée haute ? Regardez la plupart : elle est gênée par sa marée basse, sa pauvreté, ses manques, sa faiblesse.
Vous êtes laids ? Allons, mes frères : entourez-vous donc de sublime : le sublime est le manteau du laid ! Le plus haut dans la hiérarchie des valeurs ne tombe pas du ciel. Comme il n’y a pas de bonté toute pure, iI n’y a pas de beauté de la sorte. Le beau – et de surcroît le sublime – est le résultat de la victoire sur le laid. Il est son enveloppe. L’un ne va pas sans l’autre : toute belle apparence n’est que laideur surmontée, sublimée. Tant en surface qu’en profondeur.
Et quand votre âme devient grande, elle a tendance à devenir excessive, outrecuidante. Et dans votre grandeur, dans votre grandeur outrée, il ne faut pas croire : il y a aussi de la méchanceté. Je vous connais. Comme je vous aime et comme je vous déteste : je vous connais de fond en comble.
Dans la méchanceté, l’outrecuidant rencontre le faiblard : celui qui souffre de trop-plein croise celui qui souffre du manque. Vont-ils fusionner ? Vont-ils s’équilibrer mutuellement ? Non, ils ne réagissent pas. Ils ne se comprennent pas. Je vous connais. Les uns et les autres.
Attention de ne pas confondre aversion et indifférence : entourez-vous d’ennemis haïssables, jamais d’ennemi méprisables ! Vous devez être fiers de votre ennemi : ses succès doivent aussi être les vôtres ! Votre grandeur dépend aussi de celle de vos ennemis.
Ne confondez pas non plus votre noblesse avec celle de l’esclave : la sienne est réactive, elle s’exprime dans la rébellion. Que la vôtre soit affirmative, qu’elle soit obéissance ! En fin de compte, votre commandement lui-même doit être obéissance ! A qui ? A personne : aux forces de vie qui vous traversent et vous dépassent. A la multiplicité du sens de la terre en sa cohérence propre.
Le « Tu dois » sonne plus agréablement aux oreilles du bon guerrier que le « Je veux ». Non pas qu’il se plie à la loi morale traditionnelle ; non pas qu’il se laisse étourdir par le grand dragon. Non, le guerrier n’en est plus là. Le grand dragon, il l’a surmonté. Le « Je veux » a déjà pris la place du « Tu dois » : le chameau est déjà devenu lion. Mais il ne doit pas s’arrêter en si bon chemin. Il doit encore devenir enfant : innocence et oubli, recommencement, jeu, roue qui tourne toute seule, premier mouvement. Il doit devenir « oui » sacré à la vie. Au final, c’est le chant de la terre qui l’inspire. C’est lui qui lui dit « Tu dois » ; et c’est à lui qu’il obéit. Tout ce que vous aimez, tout ce que vous désirez, vous devriez d’abord vous le faire ordonner. Pas par votre petit moi, vos petites aspirations égoïstes de plaisir, d’amour, de bonheur, etc., mais par votre soi, le trait d’union qui vous lie à la vie en sa multiplicité propre.
Que votre amour de la vie soit amour pour votre plus haut espoir : et que votre plus haut espoir soit la plus haute pensée de la vie ! Vous suivez ? Ou alors vous hésitez ? Quel est votre plus haut espoir ? Quelle est votre plus haute pensée ?
Mais laissez-moi vous commander votre plus haute pensée, moi qui vous connais comme personne ! Laissez-moi vous rappeler ce que vous savez déjà : l’homme est quelque chose qui doit être surmonté. L’homme doit tendre au surhomme.
Vivez d’obéissance et de guerre ! Mettez-vous à l’écoute des forces qui vous traversent ! Laissez-vous emporter par elles ! Qu’importe de vivre longtemps ! Nul guerrier ne veut être ménagé ! Tout ce qui compte, c’est l’avancée vers la victoire, le cheminement de la vie, de l’homme, en direction du surhomme !
Je ne vous épargne pas, mes frères de guerre, car je vous aime de fond en comble !
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Nous ne voulons pas être ménagés par nos meilleurs ennemis, et pas non plus par ceux que nous aimons de fond en comble. Laissez-moi donc vous dire la vérité !
Mes frères de guerre ! Je vous aime de fond en comble, je suis et ai été votre semblable. Et je suis aussi votre meilleur ennemi. Laissez-moi donc vous dire la vérité !
Je connais la haine et l’envie de votre cœur. Vous n’êtes pas assez grands pour ne pas connaître la haine et l’envie. Soyez donc assez grand pour ne pas en avoir honte !
Et si vous ne pouvez pas devenir des saints de la connaissance, soyez-moi au moins ses guerriers. Ce sont les compagnons et précurseurs d’une telle sainteté.
Je vois de nombreux soldats : je voudrais voir beaucoup de guerriers ! Ce qu’ils portent, on l’appelle « une-forme » : pourvu que ce qu’ils cachent ne soit pas aussi uni-forme !
Je voudrais que vous soyez de ceux dont les yeux cherchent toujours un ennemi – votre ennemi. Et chez certains d’entre vous, la haine vient au premier coup d’œil.
Vous devriez chercher votre ennemi, vous devriez conduire votre guerre, et pour vos pensées ! Et quand votre pensée est défaite, votre honnêteté doit encore en proclamer la victoire !
Vous devriez aimer la paix comme moyen vers de nouvelles guerres. Et la paix courte plus que la longue.
A vous, je ne conseille pas le travail, mais le combat. A vous, je ne conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit un combat, votre paix une victoire !
On ne peut se taire et se tenir tranquille que quand on a un arc et des flèches : sinon on bavarde et se dispute. Que votre paix soit une victoire !
Vous dites que la bonne chose est de sanctifier jusqu’à la guerre ? Je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie tout.
La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. Ce n’est pas votre pitié, mais votre bravoure qui a jusqu’ici sauvé les accidentés.
« Qu’est-ce qui est bon ? » demandez-vous. Être brave est bon. Laissez parler les petites filles : « Est bon ce qui est en même temps joli et touchant. »
On vous appelle sans cœur : mais votre cœur est authentique, et j’aime la pudeur de votre cordialité. Vous avez honte de votre marée haute, et d’autres ont honte de leur marée basse.
Vous êtes laids ? Allons, mes frères ! Entourez-vous donc de sublime, le manteau du laid !
Et quand votre âme devient grande, elle devient outrecuidante, et dans votre grandeur il y a de la méchanceté. Je vous connais.
Dans la méchanceté, l’outrecuidant rencontre le faiblard. Mais ils ne se comprennent pas. Je vous connais.
Vous n’avez droit qu’à des ennemis haïssables, mais pas à des ennemis méprisables. Vous devez êtres fiers de votre ennemi : ainsi les succès de votre ennemi sont aussi vos succès.
La rébellion – telle est la noblesse de l’esclave. Que votre noblesse soit obéissance ! Que votre commandement soit lui-même une obéissance !
Pour un bon guerrier « Tu dois » sonne plus agréablement que « Je veux ». Et tout ce que vous aimez, vous devriez d’abord encore vous le faire ordonner.
Que votre amour de la vie soit amour pour votre plus haut espoir : et que votre plus haut espoir soit la plus haute pensée de la vie !
Mais vous devriez me laisser vous commander votre plus haute pensée – et elle s’énonce ainsi : l’homme est quelque chose qui doit être surmonté.
Vivez donc votre vie d’obéissance et de guerre ! Qu’importe de vivre longtemps ! Quel guerrier veut être ménagé !
Je ne vous ménage pas, je vous aime de fond en comble, mes frères de guerre ! –
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée du Zarathoustra de Nietzsche. Dixième chapitre des Discours de Zarathoustra (Première partie). Les précédents se trouvent ici.
Qu’est-ce qu’il est beau ce guerrier sur son dauphin divin. Ensemble, ils nagent, plongent, sautent et jouent avec les vagues, avançant et regardant dans la même direction: celle du combat amoureux de la vie.
C’est une statuette en terre cuite trouvée à Tanagra (Béotie). Le guerrier est supposé être Taras, le fils de Poséidon et le fondateur mythique de Tarente. La statuette date de la fin du 5e siècle – début du 4e siècle av. J.-C.
Texte tres intéréssant!!! je l’ai lu avec pation!! a méditer
passion (rt si ya d’autres fautes!!!!!!!!!!tant pis