VOUS PRÉTENDEZ, VOUS LES PLUS SAGES, VOUS OCCUPER DE LA VÉRITÉ ; vous vous présentez toujours en quête de vérité. « Volonté de vérité », voilà comment vous appelez ce qui vous pousse et vous excite ?
Mais moi, votre volonté de vérité, je l’appelle autrement : je l’appelle « volonté de rendre pensable tout ce qui est » ! Car vous ne faites rien d’autre que réduire le monde qui vous entoure à votre pensée, à faire entrer toute chose dans vos catégories de pensée et de raison.
Ce que vous voulez, ce n’est pas d’abord, comme vous le dites, dévoiler la vérité, mais réussir à faire entrer les phénomènes dans votre pensée, les rendre pensable. Pourquoi ? Vous ne vous l’avouerez pas : parce que vous doutez – d’ailleurs à bon droit – que les choses soient vraiment pensables.
Aussi forcez-vous la main au phénomènes de la vie pour les réduire en concepts abstraits, faciles à manier et à ranger : pour qu’ils s’emboîtent à votre volonté, se plient à vous ! Tel est ce que veut votre volonté : rendre les choses lisses et soumises à l’esprit, à votre esprit. Le but est que les concepts abstraits figurent comme miroir et reflet des choses. Et c’est finalement sur eux – et non sur elles – que vous vous appuyez dans la vie.
Telle est votre volonté, vous les plus sages : un type de volonté de puissance. A vrai dire un type dégénéré : au lieu de vouloir la puissance sur vous-mêmes, vous voulez avoir la puissance sur les choses. Et il en va de même quand vous parlez du bien et du mal et de l’évaluation des valeurs. Ce qui compte, ce n’est pas le monde, la vie, mais l’image, la pensée abstraite que vous en avez.
Et votre dernière espérance et ivresse n’est pas seulement abstraite : vous voulez finalement encore réaliser, par la force de votre volonté, le monde idéal que vous avez créé et devant lequel vous vous agenouillez ; et devant lequel vous pouvez bien vous agenouillez, tant il est marqué par la perfection.
Bien sûr, vous n’avez rien à voir avec ceux qui ne sont pas sages, les gens du peuple. Vous, c’est la stabilité, l’aspiration droite vers un monde idéal qui vous guide ; alors qu’eux sont au contraire toujours en mouvement, semblables au fleuve sur lequel un esquif n’a de cesse de flotter ; radeau dans lequel sont assis, solennels et masqués, les jugements de valeur. Portant le radeau, ils ne font que suivre le mouvement et le rythme du fleuve, en direction de la mer.
Votre volonté et vos valeurs de sages sont inscrites depuis longtemps dans l’histoire du peuple ; voilà plus de vingt siècles que vos ancêtres les ont placées sur le fleuve du devenir. Or un autre type de volonté de puissance, une vieille volonté de puissance, non pas celle de la pure pensée mais de la vie, m’a révélé ce que le peuple croît, au fond de lui, instinctivement, être bon et mauvais.
C’est vous, vous les plus sages, qui avez placé les deux hôtes du bien et du mal dans ces petites embarcations ; c’est vous qui leur avez donnés un aspect luxueux et des noms fiers, vous et votre volonté souveraine !
Aussi incroyable que cela puisse paraître, quelque deux mille ans plus tard, le fleuve continue maintenant à porter votre esquif et vos valeurs. Le peuple n’a pas le choix : il doit les porter. Peu importe que votre bien et mal ne soit pas adéquat à la vie ; peu importe que la vague de la vie s’y brise en mousse et contredise avec colère la quille qu’elle frappe !
Vous avez peur, vous les plus sages, de voir votre embarcation chahutée ? Détrompez vous : ce n’est pas le fleuve, le peuple, la vie qui est votre danger ; ce n’est pas lui qui risque de vous faire chavirer, de mettre fin à votre bien et à votre mal. C’est au contraire la vieille volonté de puissance elle-même – l’inépuisable volonté de vie créatrice – qui pourrait vous conduire à votre perte.
Mais pour que vous compreniez mon discours sur le bien et le mal, je veux encore vous dire ma parole sur la vie et ce qui caractérise tout vivant.
Durant toute mon existence, j’ai suivi le vivant à la trace, j’ai parcouru les plus grands et les plus petits chemins pour le reconnaître, le distinguer des simples choses.
Quand sa bouche était encore fermée, quand il ne disait rien, je n’ai pas manqué de lui tourner autour, l’ai regardé sous tous les angles, ai attrapé son regard avec un miroir à cent faces pour que son œil me parle ; je me suis montré selon toutes les perspectives possibles pour qu’il se sente à l’aise et qu’il s’ouvre à moi. Et mes efforts n’ont pas été vains : son œil m’a parlé ; j’ai pu entendre un certain nombre de choses.
Partout où j’ai trouvé du vivant, j’ai entendu le discours de l’obéissant. Premier enseignement : tout être vivant est au fond un être obéissant.
Deuxième chose : partout où quelqu’un commande, donne des ordres, c’est à celui qui ne sait pas s’obéir à lui-même qu’il le fait. Tel est le ce qui caractérise le vivant : il ne peut faire autrement que de s’imposer face à celui qui fait n’importe quoi, qui est sans ligne.
Troisième chose entendue : commander est plus difficile qu’obéir. Pour plusieurs raisons : d’abord parce que celui qui commande endosse tout le poids de celui qui obéit, poids lourd, pénible, qui l’écrase facilement. Mais ce n’est pas tout :
Alors que l’obéissance n’implique aucune responsabilité, et donc aucun risque, tous les commandements me sont apparus comme autant de tentatives risquées ; toujours, quand il commande, quand il s’impose, le vivant se risque lui-même.
Oui, et il en va de même quand le vivant se commande à lui-même : là aussi, il doit payer les frais des ordres qu’il donne : il ne peut faire autrement que de devenir le juge, le vengeur et la victime de sa propre loi ; voilà que celui qui commande devient lui-même celui qui obéit à sa commande.
Comment cela s’est-il passé ? Comment les choses sont-elles devenues ce qu’elles sont devenues ? Voilà ce que je me suis demandé. Qu’est-ce qui convainc le vivant à obéir et à commander – et à être encore obéissant en commandant ?
Ecoutez-moi donc maintenant ma parole, vous les plus sages ! Examinez sérieusement si je me trompe ou si, au contraire, je me suis glissé jusqu’au cœur de la vie ; et même jusque dans les racines de son cœur !
Là où j’ai trouvé du vivant, j’ai trouvé de la volonté de puissance ; et même dans la volonté du serviteur, de l’esclave, sous la volonté de celui qui obéit, qui doit obéir, j’ai trouvé la volonté d’être maître, d’être souverain.
Il est normal que le plus faible serve le plus fort, voilà ce dont se convainc la volonté du plus faible ; une volonté qui veut pourtant à son tour être maître de ce qui est plus faible encore : impossible de renoncer à ce plaisir ; tout le monde veut, quelque part, être le plus fort, être celui qui commande.
Ainsi, de même que le plus petit se livre au plus grand, pour que ce dernier puisse tirer plaisir et puissance du premier, de même le plus grand se livre à quelque chose de plus grand encore et, pour l’amour de la puissance, y consacre sa vie et même la vie toute entière.
Telle est l’abnégation, l’ardeur, le don du plus grand : être un risque et un danger non seulement pour sa vie, mais finalement pour la vie toute entière. La voilà qui devient un coup de dés dans le jeu tragique de la vie et de la mort.
Et là où il y a sacrifice, services rendus et regards amoureux, il y a aussi volonté de puissance, volonté d’être maître. Le plus faible toujours se glisse sur des chemins détournés dans la forteresse du plus fort, et ce jusque dans son cœur – où il lui vole de la puissance.
Ce secret, voilà comment la vie elle-même me l’a confié : « Regarde, a-t-elle dit, je suis ce qui doit toujours se dépasser soi-même.
Bien sûr, a-t-elle continué, ce secret, vous lui donnez divers noms : volonté de créer, d’engendrer, ou alors pulsion vers un but, attirance par l’objectif le plus haut, le plus éloigné, le plus complet. Mais tout cela est une seule et même chose, un seul et même secret : dépassement de soi-même.
Moi la vie, je préfère encore sombrer que de renoncer à cet unique secret. Et, en vérité, regarde bien comment les choses se passent : là où il y a du déclin, où les feuilles tombent, où les choses se retirent, la vie se sacrifie ; non pas qu’elle veuille disparaître, mourir, bien au contraire : si elle se sacrifie ainsi, c’est pour mieux rebondir, croître, fleurir – c’est pour la puissance !
Qu’importe que je doive être un champ de bataille, devenir un but et en même temps la contradiction des buts : ah, quiconque devine ma volonté (de puissance et non de vérité) devine sans doute aussi les chemins tortueux sur lesquels elle doit avancer !
Qu’importe ce que je crée et comment je l’aime, – j’ai tôt fait de devoir être son adversaire, tout comme celui de mon amour : ainsi le veut ma volonté. L’un ne va pas sans l’autre ; l’un est toujours présent dans l’autre ; l’un se génère et grandit dans l’autre.
Et toi aussi, toi le sage, toi l’homme de la connaissance, tu n’es somme toute qu’un sentier et une trace de pas de ma volonté : tu as beau dire, tu as beau faire, en vérité, ma volonté de puissance se déplace aussi sur les pieds de ta prétendue volonté de vérité !
Celui qui a lancé à la vérité l’expression de « volonté d’existence » n’a bien entendu pas visé plus juste que celui qui parle de « volonté de vérité » : cette volonté-là n’existe tout bonnement pas !
La raison en est très simple : ce qui n’existe pas ne peut pas vouloir ; et il serait absurde que ce qui existe veuille encore exister !
Ce n’est que là où il y a de la vie qu’il y a de la volonté : mais non pas volonté de vivre, d’existence, ni de vérité, mais volonté de puissance ! Tel est mon enseignement.
Il y a bien des choses que le vivant estime plus haut que la vie elle-même : le plaisir, l’équilibre, la croissance, les victoires, etc. Pourtant, ce qui prime sur et dans tout, ce qui parle jusque dans la moindre évaluation des choses, c’est toujours – la volonté de puissance ! »
Tel est ce qu’un jour la vie m’a appris : grâce à cet enseignement, j’arrive encore à résoudre en vous, vous les plus sages, l’énigme de votre cœur, les secrets de votre âme.
En vérité, je vous le dis : un bien et un mal qui seraient impérissables, absolus – n’existent pas ! Tout bien et tout mal est contingent et doit de lui-même toujours de nouveau se surmonter, s’adapter, se dépasser soi-même.
Avec vos valeurs et vos mots de bien et de mal, mots figés par et dans votre pensée vous ne faites rien d’autres qu’entraînez votre violence, vous les évaluateurs de valeurs : en empêchant, au nom de ces valeurs, la vie de se déployer comme elle le voudrait, comme elle le doit, vous stimulez sa révolte. Tel est votre amour caché et la brillance, le tremblement et le débordement de votre âme. En ne faisant qu’obéir et faire obéir à vos lois et valeurs – au lieu d’obéir à la vie et donc à vous-mêmes –, vous vous voilez la face, vous courez à votre perte et poussez le monde à la sienne.
Mais, à bien y regarder, à l’expérimenter, votre système de valeurs et manière de faire génère la révolte, une violence plus forte encore que celle de vos lois ; en vous comportant comme vous le faites, vous contraignez la vie à se venger, la pousser vers une nouvelle victoire, un nouveau dépassement : violence contre laquelle se brise l’œuf et la coquille de l’œuf des lois et des valeurs, laissant sortir pêle-mêle toutes les puissances de vie qui y étaient retenues.
Vous l’avez compris : quiconque doit être un créateur dans le bien et le mal, en vérité, doit d’abord être un destructeur et briseur de valeurs.
Je dis toujours la même chose : ce que vous appelez, à l’aide de vos concepts abstraits, des contraires, n’est au fond qu’une différence de degrés du même. C’est ainsi que la méchanceté suprême appartient à la bonté suprême : mais n’oubliez pas que c’est cette dernière, la bonté suprême, et non la méchanceté, qui est créatrice.
Ne manquons pas d’en parler, vous les plus sages, qu’importe si c’est désagréable à vos oreilles, si c’est même terrible à entendre ; se taire est plus terrible encore ; à la longue, toutes les vérités tues finissent par devenir poison.
L’heure n’est pas aux sentiments ; ce qu’il s’agit de faire, c’est libérer la vie ; la libérer de votre prétendue volonté de vérité, de vos valeurs, vos lois, vos commandements, vos obéissances. Coûte que coûte : que se brise à nos vérités tout ce qui peut s’y briser, tout ce qui n’est pas assez fort pour le stimuler ! Car il y a encore bien des maisons à bâtir ! L’horizon est encore immense ! Mettons-nous à la tâche !
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
« Volonté de vérité », ainsi appelez-vous, vous les plus sages, ce qui vous pousse et vous rend excités ?
Volonté de rendre pensable tout étant : voilà comment, moi, j’appelle votre volonté !
Vous voulez d’abord rendre pensable tout étant : car vous doutez avec une méfiance bien placée s’il est même pensable.
Mais il doit s’emboîter et se plier à vous ! Ainsi le veut votre volonté. Il doit devenir lisse et soumis à l’esprit, comme son miroir et reflet.
Telle est votre entière volonté, vous les plus sages, en tant qu’une volonté de puissance ; et aussi quand vous parlez du bien et du mal et de l’évaluation des valeurs.
Vous voulez encore créer le monde devant lequel vous pouvez vous agenouiller : telle est votre dernière espérance et ivresse.
Bien sûr, les non-sages, le peuple, – ils sont semblables au fleuve sur lequel un esquif continue à nager : et dans l’esquif sont assis solennels et masqués les jugements de valeur.
Vous avez placé votre volonté et vos valeurs sur le fleuve du devenir ; une vieille volonté de puissance m’a révélé ce que le peuple croît être le bon et le mauvais.
Vous êtes, vous les plus sages, ceux qui avez placé de tels hôtes dans ces esquifs et leur avez donné luxe et noms fiers, – vous et votre volonté souveraine !
Le fleuve continue maintenant à porter votre esquif : il doit le porter. Peu importe que la vague brisée mousse et contredise avec colère la quille !
Ce n’est pas le fleuve qui est votre danger et la fin de votre bien et mal, vous les plus sages : au contraire cette volonté elle-même, la volonté de puissance, – l’inépuisable volonté de vie créatrice.
Mais de sorte que vous compreniez ma parole sur le bien et le mal, je veux encore vous dire ma parole sur la vie et le genre de tout ce qui vit.
J’ai suivi le vivant, j’ai parcouru les plus grands et plus petits chemins pour reconnaître son genre.
J’ai encore attrapé son regard avec un miroir à cent faces quand sa bouche lui était encore fermée : pour que son œil me parle. Et son œil m’a parlé.
Mais partout où j’ai trouvé du vivant, j’ai aussi entendu le discours de l’obéissant. Tout le vivant est un obéissant.
Et voici la deuxième chose : on commande à celui qui ne sait pas s’obéir à soi-même. Tel est le genre du vivant.
Mais voici la troisième chose que j’ai entendue : commander est plus difficile qu’obéir. Et pas seulement parce que le commandant porte tout le poids de l’obéissant, et que ce poids l’écrase facilement : –
Une tentative et un risque m’est apparu dans tous les commandements ; et toujours, quand il commande, le vivant s’y risque lui-même.
Oui, aussi quand il se commande à lui-même : là aussi, il doit payer son commander. Il doit devenir le juge et vengeur et victime de sa propre loi.
Comment cela s’est-il passé ? ainsi me suis-je demandé. Qu’est-ce qui convainc le vivant à obéir et commander et à être encore obéissant en commandant ?
Ecoutez-moi donc maintenant ma parole, vous les plus sages ! Examinez sérieusement si j’ai rampé jusque dans le cœur de la vie elle-même, et jusque dans les racines de son cœur !
Là où j’ai trouvé du vivant, là j’ai trouvé de la volonté de puissance ; et même dans la volonté du serviteur, j’ai trouvé la volonté d’être maître.
Que le plus faible serve le plus fort, de cela le plus faible convainc sa volonté, qui veut être maître de ce qui est plus faible encore : à ce seul plaisir il ne peut renoncer.
Et comme le plus petit se livre au plus grand, pour qu’il tire plaisir et puissance du plus petit : ainsi même le plus grand se livre et, pour l’amour de la puissance – y consacre la vie.
Telle est l’abnégation du plus grand, être risque et danger, et un jeu de dés pour la mort.
Et là où il y a sacrifice et services et regards amoureux : là aussi il y a volonté d’être maître. Le plus faible se glisse sur des chemins détournés dans la forteresse et jusque dans le cœur du plus fort – et y vole de la puissance.
Et ce secret la vie elle-même me l’a confié : « Regarde, a-t-elle dit, je suis ce qui doit toujours se dépasser soi-même.
« Bien sûr, vous l’appelez volonté de procréation ou pulsion pour le but, le plus haut, le plus éloigné, le plus multiple : mais tout cela est Un et Un secret.
« Je préfère encore sombrer que de renoncer à cet Un ; et, en vérité, où il y a du déclin et où les feuilles tombent, regarde, là la vie se sacrifie – pour la puissance !
« Que je doive être combat et devenir et but et contradiction des buts : ah, quiconque devine ma volonté devine sans doute aussi sur quels chemins tortueux elle doit avancer !
« Qu’importe ce que je crée et comment aussi je l’aime, – j’ai tôt fait de devoir être son adversaire et celui de mon amour : ainsi le veut ma volonté.
Et toi aussi, homme de la connaissance, tu n’es qu’un sentier et une trace de pas de ma volonté : en vérité, ma volonté de puissance se déplace aussi sur les pieds de ta volonté de vérité !
« Celui qui a lancé le mot de « volonté d’existence » à la vérité ne l’a bien sûr pas rencontrée : cette volonté – n’existe pas !
« Car : ce qui n’est pas ne peut pas vouloir ; mais ce qui est dans l’existence, comment pourrait-il encore vouloir exister !
« Seulement où il y a vie il y a volonté : mais non pas volonté de vivre, mais – voilà ce que j’enseigne – volonté de puissance !
« Il y a bien des choses que le vivant estime plus haut que la vie elle-même ; pourtant ce qui parle à partir de l’évaluation elle-même est – la volonté de puissance ! »
Voilà ce qu’un jour m’a appris la vie : et par là je vous résous encore, vous les plus sages, l’énigme de votre cœur.
En vérité, je vous dis : un bien et un mal qui serait impérissable – cela n’existe pas ! Il doit de lui-même toujours de nouveau se surmonter.
Avec vos valeurs et vos mots du bien et du mal, vous entraînez votre violence, vous les évaluateurs de valeurs ; et tel est votre amour caché et la brillance, le tremblement et débordement de votre âme.
Mais une violence plus forte et une nouvelle victoire (dépassement, acte de surmonter) pousse de vos valeurs : à elle se brise l’œuf et la coquille de l’œuf.
Et quiconque doit être un créateur dans le bien et le mal : en vérité, il doit d’abord être un destructeur et briser des valeurs.
Ainsi la méchanceté suprême appartient à la bonté suprême : mais celle-ci est la créatrice. –
Parlons-en seulement, vous les plus sages, qu’importe que ce soit terrible ; Se taire est plus terrible ; toutes les vérités tues deviennent poison.
Et que se brise tout ce qui – peut se briser à nos vérités ! Il y a encore bien des maisons à bâtir ! –
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Douzième chapitre de la « Deuxième partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les précédents se trouvent ici.
En suivant le vivant, dans notre société, on peut douter que le maître, celui qui est considéré comme fort, grand, se livre à son tour à la vie. La volonté de puissance du vivant, plus encore que la prétendue volonté de vérité, n’est-elle pas souvent égoïste ? Commander pour écraser l’autre, pour dépasser l’autre, en tirer plaisir, et non se dépasse soi. Volonté d’être le plus fort, le plus riche, le plus malin et respecté, sans ensuite se livrer, en sacrifice à et pour la vie?
Ou ce fort-là (considéré comme fort en tout cas) se livre-t-il dans le sens où, malgré lui (malgré sa volonté égoïste), il génère une violence, une révolte, à laquelle il devra se soumettre?
Le problème du vivant dont tu parles est qu’il est malade, sans le savoir. Malade dans un monde où les choses sont somme toute à l’envers. Tu as bien senti la chose: celui qui est considéré comme fort ne l’est qu’en apparence; au fond, il est faible. Pour cacher sa faiblesse, il écrase l’autre. Il commande à autrui sans savoir se commander et s’obéir à soi-même. Sa volonté de puissance est à vrai dire une impuissance de la volonté: au lieu de chercher à se dépasser soi-même (le propre du fort), il se contente de dépasser les autres (pour se rassurer).
De la sorte, il génère en effet la révolte de la vie. Mais, malin comme il est, il a tôt fait de trouver les trucs pour la repousser. Et plus il trouve de trucs, plus la vie se révolte, et plus il doit trouver de truc, etc.