SI LES GENS DE LA POPULACE recevaient leur pain quotidien gratuitement, sans le moindre effort, ce serait une catastrophe ! Très vite, ils ne penseraient qu’à se divertir ; ils deviendraient irresponsables et se mettraient à se plaindre de tout et de rien, à crier à hue et à dia. Que ce soit clair : les gens doivent gagner leur vie, souffrir pour s’entretenir : que leur entretien soit leur seul et juste divertissement !
On a beau vouloir faire des gens des animaux de compagnie, au fond, ce sont des bêtes de proie. Regardez : quel que soit leur « travail », c’est une sorte de vol ; chacun de leur « gain » est une sorte de supercherie ! C’est pourquoi rien ne doit leur être donné : tout ce qu’ils désirent, ils doivent le gagner au prix d’un effort ! Sinon c’est la catastrophe : le triomphe du divertissement, de l’irresponsabilité et de la révolte !
Plutôt que de vouloir en faire des animaux de compagnie, il faut que les gens deviennent de meilleures bêtes de proie : plus fines, plus avisées, plus semblables aux hommes. Car c’est un fait : avec le temps, l’homme est devenu la meilleure des bêtes de proie.
Comment ? Du fait qu’il a progressivement dérobé les vertus de tous les animaux : qu’il les a surmontées et par suite incorporées. Non pas comme ça, sans autre, mais là aussi au prix de gros efforts et de grandes souffrances. A bien y regarder, de tous les animaux, c’est finalement pour l’homme que l’évolution a été la plus dure. Et s’il ne veut pas régresser, dégénérer, perde son genre d’homme, il doit continuer à travailler dans ce sens.
En somme, il n’y a plus que les oiseaux au-dessus de l’homme. Mais que se passerait-il si, après tout ce qu’il a déjà appris et surmonté, il faisait encore un pas supplémentaire et apprenait soudain à voler ? Ce serait à vrai dire là aussi une catastrophe : le pas de trop dans l’évolution. L’homme doit devenir et rester la bête de proie qu’il est. S’il s’élève plus haut, dans les hauteurs, son plaisir de dérober s’élèverait lui aussi plus haut, dans les hauteurs. Or les hauteurs sont pour lui très dangereuses !
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Traduction littérale
Si ceux-ci avaient du pain sans peine, malheur ! Que réclameraient ceux-ci en criant ! Leur entretien – c’est leur juste divertissement ; et que ça soit dur pour eux !
Ce sont des bêtes de proie : dans leur « travail » – il y a aussi du vol, dans leur « gain » – il y a aussi de la supercherie ! C’est pourquoi ça doit être dur pour eux !
Ils doivent devenir de meilleures bêtes de proie, plus fines, plus avisées, plus semblables aux hommes : car l’homme est la meilleure bête de proie.
L’homme a déjà dérobé à tous les animaux leur vertus : ce qui fait que de tous les animaux, c’est pour l’homme que ça été le plus dur.
Il n’y a plus que les oiseaux au-dessus de lui. Et si l’homme apprenait encore à voler, malheur ! Jusqu’où, à quelle hauteur, – son plaisir de dérober volerait- il !
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Il s’agit ci-dessus de la partie 22 (sur 30) du douzième chapitre (« De vieilles et de nouvelles tables ») de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.