LE SOLEIL SE TROUVAIT EN PLEIN MIDI. Après avoir reconnu sa nouvelle vérité et pris les résolutions qu’elle exige, Zarathoustra a soudain levé la tête et regardé le ciel d’un air interrogateur – car il venait d’entendre, au-dessus de lui, le cri perçant d’un oiseau. Surprise : un aigle était en train de fendre l’air en larges cercles ! Et à y regarder attentivement, il n’était pas seul : un serpent y était suspendu. Non pas comme une proie, dans ses griffes ou dans son bec, mais comme un ami, enroulé autour de son cou.
« Ce sont mes animaux ! » s’est exclamé Zarathoustra, réjoui du fond du cœur de retrouver les deux bêtes de compagnie de sa retraite montagneuse : « L’animal le plus fier sous le soleil et l’animal le plus avisé sous le soleil – ils sont partis en reconnaissance. Ils veulent savoir si Zarathoustra est toujours vivant. Et ils ont raison de s’inquiéter : suis-je vraiment encore vivant ? Une chose est sûre, il est plus dangereux de séjourner parmi les hommes que parmi les animaux. »
« Zarathoustra s’avance sur des chemins dangereux. Pourvu que mes animaux soient d’accord de me guider ! » À ces mots, Zarathoustra s’est rappelé les conseils du saint dans la forêt, ses propos sur les hommes, leur imperfection, leur méfiance et peur des solitaires. Et sa conclusion : qu’il valait mieux fréquenter les animaux plutôt que les hommes. Soupir. « Ah, si seulement j’étais plus avisé ! Si seulement j’étais de part en part intelligent, comme mon serpent ! Mais je souhaite là quelque chose d’impossible ! » L’homme n’est pas comme l’animal. Il n’agit pas seulement d’instinct. Sur ce point, la tradition voit juste : l’homme se distingue par sa raison. Loin d’être bêtement tributaire de ses pulsions, il est marqué par la réflexion, la possibilité de choisir, de contrer ses instincts. Possibilité qui implique – c’est le revers de la médaille – le doute, et par suite aussi l’erreur. L’homme risque toujours de se tromper. Jamais il ne fera tout juste ; jamais il ne sera comme le serpent ; jamais il ne sera de fond en comble intelligent. Son intelligence corporelle sera toujours de nouveau remise en cause par son intelligence rationnelle.
« Donc je prie ma fierté de toujours accompagner mon intelligence ! » Non pas la fierté orgueilleuse de la petite conscience individuelle de Zarathoustra, mais celle, purement physique, qu’il partage avec l’aigle. Fierté, rigueur et solidité de l’ensemble des forces pulsionnelles qui le traversent et le dépassent : puissances de vie à l’origine de la sagesse dont il déborde depuis son long séjour dans les hauteurs.
« Et si une fois mon bon sens me quitte – et il aime bien s’envoler, le vilain ! –, pourvu que ma fierté soit d’accord de continuer à voler avec ma folie ! » Zarathoustra n’est pas dupe : l’homme a beau ne vouloir que l’intelligence, le bon sens, la rationalité, ils ne sont pas tout : la folie, le mystère, l’irrationnel ont eux aussi un rôle à jouer dans la vie. Et pas des moindres. Aussi s’agit-il, en cas de difficulté, de doute, quand c’est tout à coup la folie qui semble devoir prendre le dessus, de s’appuyer sur sa fierté. Gage de confiance en les possibilités purement animales, instinctives, elle est à l’origine du juste équilibre entre bon sens et déraison ; juste équilibre entre l’aigle et le serpent, guides en direction du surhomme.
– Voilà comment a commencé le déclin de Zarathoustra.
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Traduction littérale
C’est ce qu’a dit Zarathoustra à son cœur quand le soleil se trouvait à midi : il a alors, interrogatif, regardé dans les hauteurs – car il avait entendu au-dessus de lui le cri perçant d’un oiseau. Et regardez ! Un aigle fendait l’air en larges cercles, et un serpent y était suspendu, non pas comme une proie, mais comme un ami : car il était enroulé autour de son cou.
« Ce sont mes animaux ! » a dit Zarathoustra en se réjouissant de tout cœur.
« L’animal le plus fier sous le soleil et l’animal le plus avisé sous le soleil – ils sont partis en reconnaissance.
Ils veulent savoir si Zarathoustra est encore en vie. En vérité, est-ce que je vis encore ?
J’ai trouvé qu’il était plus dangereux d’être parmi les hommes que parmi les animaux, Zarathoustra s’avance sur des chemins dangereux. Veuillent mes animaux me conduire ! »
Quand Zarathoustra a dit cela, il s’est rappelé les mots du saint dans la forêt, a soupiré et a parlé ainsi à son cœur :
« Comme je voudrais être plus avisé ! Comme je voudrais être avisé de fond en comble, comme mon serpent !
Mais je souhaite là quelque chose d’impossible : donc je prie ma fierté de toujours accompagner mon intelligence !
Et si une fois mon bon sens me quitte : – ah, il aime bien s’envoler ! – veuille ma fierté alors encore voler avec ma folie ! » –
– Voilà comment a commencé le déclin de Zarathoustra.
Pourvu que les ponts lancés par Zarathoustra en direction du surhomme trouvent nos oreilles…
Votre touche phusique sur cette dernière partie du prologue me plaît !