LE DISCOURS QUE ZARATHOUSTRA EST EN TRAIN DE PROFÉRER à la foule sur la place du marché est pour le moins énigmatique, métaphorique. Le ciel a été trop clair, l’atmosphère trop lourde. De gros nuages se sont formés sur les reliefs, l’orage s’est fait menaçant. Telle la lourde goutte d’eau qui tombe du sombre nuage, Zarathoustra est l’annonciateur de l’éclair qu’est le surhomme. Éclair qui vient rétablir l’équilibre entre ciel et terre.
Après s’être présenté ainsi, Zarathoustra a fini par se taire. Il faut dire que les gens s’étaient mis à rire. Du gros rire dont seul est capable un groupe, et plus encore une foule. Rire moqueur, grossier, atroce, assassin. Plein de candeur, sans même en être affecté, Zarathoustra a simplement constaté : « Les voilà debout, qui rient : ils ne me comprennent pas, je ne suis pas la bouche pour ces oreilles. Doit-on d’abord leur briser les oreilles pour qu’ils apprennent à entendre avec les yeux ? Faut-il faire un bruit de crécelle, ou même battre la timbale et prêcher pénitence ? Ou ne se fient-ils qu’à celui qui balbutie ? »
Il a fallu longtemps à Zarathoustra pour qu’il se rende compte à qui il avait affaire. Voilà bien des années qu’il n’a plus eu de contact avec les gens de la ville. Tellement qu’il a oublié comment ils sont : ils ne s’écoutent à vrai dire qu’eux-mêmes, ils ne s’occupent que de leurs soucis et de leurs envies ; il n’y a que ce qui peut leur être personnellement utile qui les intéresse ; ils n’aiment pas qu’on leur dise ce qu’ils sont et ce qu’il faudrait qu’ils fassent ; ils se moquent bien de la terre et du monde qui les portent. Oui, ils n’entendent rien à ce qui pourtant crève les yeux : l’homme n’est plus que l’ombre de lui-même ; il est en pleine dégénérescence. En fait pas si loin que ça du ver et du singe. Aussi préfère-t-on se frotter aux êtres confus, médiocres, qui n’ont rien à dire, au lieu de se laisser guider par les gens qui en jettent, qui en imposent par leurs paroles et leurs actes. Logique : les premiers sont moins dangereux.
Mais Zarathoustra a progressivement retrouvé le souvenir, s’est rappelé la nature de ses semblables : « Ils ont quelque chose dont ils sont fiers, les hommes. Comment ils l’appellent déjà, ce dont ils sont fiers ? Ah oui : la culture ». C’est elle, la culture, qui distingue les gens de la ville des bergers, des paysans. On se considère supérieur parce qu’on est cultivé ; parce qu’on lit des livres, fréquente les théâtres, les spectacles, les musées ; parce qu’on a un langage châtié, des discussions intéressantes, sur des sujets hauts de gamme. « Comme ils n’aiment pas qu’on les méprise, je vais parler à leur fierté. Je vais leur parler de ce qu’il y a de plus méprisable : le dernier homme. » Là, au moins, ils arrêteront de rire, quand ils se reconnaîtront dans le dernier homme, le pire, celui justement dont la disparition permettra la naissance du surhomme.
Voilà donc ce que Zarathoustra a proclamé à la foule, non sans talent stratégique : « Il est temps que l’homme se fixe son but. Il est temps que l’homme plante le germe de son plus grand espoir. Pour l’heure son sol est encore suffisamment riche. Mais ce sol va un jour être pauvre et domestique, et nul grand arbre ne va pouvoir pousser de lui. » Avec la mort de Dieu, nous avons perdu notre guide de vie, le garant de nos faits et gestes. Plus rien ne cautionne notre vision du monde, nos valeurs se dévalorisent. C’est la crise des valeurs. L’homme ne s’occupe plus que de lui-même, sans le moindre projet qui dépasse l’intérêt égoïste de sa petite sphère privée. Il tourne en rond. Il puise dans ses ressources. Il s’affaiblit.
« Malheur ! L’heure arrive où l’homme ne lance plus la flèche de son désir par-dessus lui-même, et où il a oublié comment faire siffler la corde de son arc. Je vous le dis : on doit encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter un astre dansant. Je vous le dit : vous avez encore du chaos en vous. » Il n’est pas encore trop tard, l’homme n’est pas encore complètement vide. Il lui reste quelques ressources, un peu de chaos, dit Zarathoustra, voyant dans l’obscur insondable qu’est le chaos la ressource même de nos existences. Et du chaos, il nous en resterait encore un peu, assez, pour faire naître une étoile capable de faire office de guide, de remplacer l’ancien Dieu mort : le surhomme.
Mais « malheur ! L’heure approche où l’homme ne va plus enfanter d’étoile. Malheur ! L’heure du plus laid des hommes approche, de l’homme qui n’est même plus capable de se mépriser soi-même. » Comme il n’a plus de guide suprême, l’homme finit par se croire la mesure de toute chose, supérieur à tout ce qui l’entoure. « Regardez ! Je vous montre le dernier homme. »
C’est à vrai dire un miroir que Zarathoustra tend aux hommes qui l’écoutent – ou ne l’écoutent pas, ou ne l’écoutent plus – et se moquent de lui. Miroir cruel dans lequel il n’est pas agréable de regarder. Pour s’en défendre, la foule a sans doute de nouveau détourné son regard. Mais qu’est-ce qu’il nous veut, à la fin ? Qu’est-ce qui fait qu’il s’en prenne à nous comme ça ? Qu’est-ce qu’on lui a fait ? Qu’est-ce que…, qu’est-ce que…, qu’est-ce que… Questions traditionnelles qui nous viennent dans ce genre de situations.
Et c’est sûrement en rebondissant sur leur questionnement que Zarathoustra a alors ajouté : « Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce que le désir ? Qu’est-ce qu’une étoile ? – voilà comment interroge le dernier homme en clignant des yeux. » Quelle que soit la situation, nous ne pouvons en effet faire autrement que nous demander : « qu’est-ce que c’est que ça ? » Sans faire exprès, comme ça, par réflexe. Quand on est curieux de savoir quelque chose. Ou simplement déstabilisé. Ou alors qu’on a peur. Quand on veut en avoir le cœur net. Parce que la réponse est toujours rassurante. Le jour, en voyant quelque chose de spécial quelque part : « C’est un ver dans ma salade » ; ou la nuit, face à une masse informe : « Ce n’est pas un monstre, mais juste mes habits posés sur la chaise ». La réponse à la question du qu’est-ce que clarifie la situation. Or dans l’idéal, tout est clair. Raison pour laquelle notre rapport au monde est basé sur cette question. Pas seulement sur un plan individuel d’ailleurs, mais de manière tout à fait générale, partout, et de tout temps. La science elle-même repose sur elle. A longueur de journée, de générations, de millénaires, on met ainsi tout en lumière. Jusque dans les parcs et les chemins de forêt.
Conséquence : « La terre est devenue petite, et sur elle sautille le dernier homme, qui rapetisse tout ». A force de tout mettre en lumière, de chercher à tout expliquer, tout rationaliser, tout mettre en ordre, tout comprendre, l’espace s’est rétrécit. Les horizons se sont restreints. Grâce à l’évolution de la science et de la technique, tout est devenu plus proche, plus facile d’accès, moins risqué. L’homme se protège toujours plus des aléas de la vie, des maladies, des intempéries, des accidents, etc. Et Zarathoustra de dire alors à la foule : « La race homme est devenue indestructible, comme l’altise », sorte de puce de terre. Oui, c’est vrai : le progrès, notamment en médecine, a aussi fait que l’homme vive de plus en plus longtemps : « Le dernier homme plus longtemps encore que tous les autres. »
Dernier homme qui, d’accord avec ses semblables, se gausse en clignant des yeux : « Nous avons inventé le bonheur ». Un bonheur bien étrange, qui consiste en absence de souffrance, de danger, en confort, en hédonisme. Aussi a-t-on « abandonné les régions où il est dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime jusqu’à son voisin et se frotte à lui : car on a besoin de chaleur. » Zarathoustra est cruel.
« Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour des pêchers : on s’avance prudemment. Fou celui qui s’encouble encore sur des pierres ou des hommes ! » On ne prend plus aucun risque, en rien. « De temps à autre un peu de poison : ça permet des rêves agréables. Et finalement beaucoup de poison, pour une mort agréable. On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais on fait en sorte que la distraction ne nous prenne pas trop. On ne devient plus pauvre ou riche : les deux sont trop pénibles. Qui veut encore diriger ? Qui encore obéir ? Les deux sont trop pénibles. Pas de berger et un troupeau ! Chacun veut le même, chacun est identique : quiconque sent les choses différemment se rend librement à l’asile de fous. »
« Autrefois tout le monde était fou » – disent les plus raffinés en clignant des yeux. Avec le temps, grâce au progrès, à la science, à la technique, à la médecine aussi, l’homme a quitté l’obscurité, l’inexplicable, le chaotique : il est devenu raisonnable, rationnel, civilisé. Guidé par l’idée du bien, du vrai et du beau, on est entré dans l’âge de raison, dans l’ère de la clarté, de l’ordre et de la mesure. On a transformé notre rapport au monde. Et transformé le monde lui-même, devenu plus petit, moins mystérieux. Mais en procédant ainsi, à force de tout rationaliser, Dieu, notre guide, a fini par mourir. Nos valeurs se sont vidées de leur contenu, sont devenues caduques, d’usage simplement superficiel. D’autres valeurs, égoïstes, pragmatiques, hédonistes, consommatrices, informatives ont progressivement pris leur place. Et l’homme de perdre ses ressources.
« On est intelligent et sait tout ce qui s’est passé : aussi n’a-t-on jamais fini de se moquer. On se chamaille encore, mais on a tôt fait de se réconcilier – sinon ça gâte l’estomac. On a sa petite envie de jour et sa petite envie de nuit : mais on vénère la santé. » La santé : absence de douleur, bien-être, facilité, plaisir. Beauté, vérité. Mais vide, vide de contenu, vide de sens. Triomphe de la superficialité. Et l’homme de perdre son rapport à la terre, aux profondeurs, au chaos qu’il porte en lui. Le voilà qui s’affaiblit, qui dégénère. L’homme n’est plus que l’ombre de lui-même.
« Nous avons inventé le bonheur » – disent les derniers hommes en clignant des yeux. Zarathoustra ne l’aime pas, ce bonheur. Comme tant de choses, il doit être dépassé pour que puisse émerger le surhomme.
C’est ainsi que s’est terminé le premier discours de Zarathoustra, qu’on appelle aussi le « prologue ». Ce n’est pas trop tôt ! Oui, à ce moment, la foule en a vraiment eu assez. Ses ultimes paroles ont fait office de goutte faisant déborder le vase. Le voilà qui a été définitivement interrompu par les cris et la convoitise de la foule : « Donne-le nous à voir, ce dernier homme, ô Zarathoustra, ont crié les gens. Fais de nous ces derniers hommes ! Comme ça on t’offrira le surhomme ! »
Et le peuple de jubiler et de claquer de la langue. On n’est jamais aussi uni et content que pour écraser quelqu’un. Imperturbable jusque-là, Zarathoustra est soudain quand même devenu triste : « Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche pour ces oreilles. J’ai sans doute vécu trop longtemps dans la montagne, j’ai trop prêté l’oreille aux rivières et aux arbres : je leur parle comme je parlais aux bergers. Mon âme est impassible et claire comme le matin la montagne. Mais ils croient que je suis froid, et un railleur rempli de terribles farces. Les voilà qui me regardent et qui rient : et en même temps qu’ils rient, ils me détestent. Il y a de la glace dans leur rire. »
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Traduction littérale
Quand Zarathoustra a dit ces mots, il a de nouveau regardé la foule et s’est tu. « Les voilà debout », a-t-il dit a son cœur, « les voilà qui rient : ils ne me comprennent pas, je ne suis pas la bouche pour ces oreilles.
Doit-on d’abord leur briser les oreilles pour qu’ils apprennent à entendre avec les yeux ? Faut-il faire un bruit de crécelle, ou même battre la timbale et prêcher pénitence ? Ou ne se fient-ils qu’à celui qui balbutie ?
Ils ont quelque chose dont ils sont fiers. Comment l’appellent-ils donc, ce qui les rend fiers ? La culture, voilà comment ils l’appellent, ce qui les distingue des chevriers.
C’est pourquoi ils n’aiment pas qu’on leur applique le mot de « mépris ». Aussi vais-je donc parler à leur fierté.
Aussi vais-je leur parler du plus méprisable : voilà ce qu’est le dernier homme. »
Et voilà ce que Zarathoustra a dit à la foule : il est temps que l’homme se fixe son but. Il est temps que l’homme plante le germe de son plus grand espoir.
Pour l’heure son sol est encore suffisamment riche. Mais ce sol va un jour être pauvre et domestique, et nul grand arbre ne va pouvoir pousser à partir de lui.
Malheur ! L’heure arrive où l’homme ne lance plus la flèche de son désir par-dessus l’homme, et où il a oublié comment faire siffler la corde de son arc.
Je vous le dis : on doit encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter un astre dansant. Je vous le dit : vous avez encore du chaos en vous.
Malheur ! L’heure arrive où l’homme ne va plus enfanter d’étoile. Malheur ! Arrive l’heure du plus laid des hommes, qui n’est plus capable de se mépriser soi-même.
Regardez ! Je vous montre le dernier homme.
« Qu’est-ce que l’amour ? Qu’est-ce que la création ? Qu’est-ce que le désir ? Qu’est-ce qu’une étoile ? – et voilà comment interroge le dernier homme et cligne des yeux.
La terre est devenue petite, et sur elle sautille le dernier homme, qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme une puce de terre ; le dernier homme vit le plus longtemps.
« Nous avons inventé le bonheur » – disent les derniers hommes et clignent des yeux.
Ils ont abandonné les régions où il était dur de vivre : car on a besoin de chaleur. On aime jusqu’au voisin et on se frotte à lui : car on a besoin de chaleur.
Tomber malade et être méfiant passe chez eux pour des pêchers : on s’avance prudemment. Un fou, qui s’encouble encore sur des pierres ou des hommes !
De temps à autre un peu de poison : cela permet des rêves agréables. Et finalement beaucoup de poison, pour une mort agréable.
On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais on fait en sorte que la distraction ne nous assaille pas.
On ne devient plus pauvre ou riche : les deux sont trop pénibles. Qui veut encore diriger ? Qui encore obéir ? Les deux sont trop pénibles.
Pas de berger et un troupeau ! Chacun veut le même, chacun est identique : quiconque sent les choses autrement se rend librement à l’asile de fous.
« Autrefois tout le monde était fou » – disent les plus raffinés et clignent les yeux
On est intelligent et sait tout ce qui s’est passé : aussi n’a-t-on jamais fini de se moquer. On se chamaille encore, mais on a tôt fait de se réconcilier – sinon ça gâte l’estomac.
On a sa petite envie de jour et sa petite envie de nuit : mais on vénère la santé.
« Nous avons inventé le bonheur » – disent les derniers hommes et clignent des yeux. –
Et c’est là que s’est terminé le premier discours de Zarathoustra, qu’on appelle aussi le « prologue » : car il a à cet endroit été interrompu par les cris et la convoitise de la foule. « Donne-le nous, ce dernier homme, ô Zarathoustra, ont-ils crié, fais de nous ces derniers hommes ! Aussi t’offrons-nous le surhomme ! » Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Mais Zarathoustra est devenu triste et a dit à son cœur :
« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche pour ces oreilles.
J’ai sans doute vécu trop longtemps dans la montagne, j’ai trop prêté l’oreille aux rivières et aux arbres : je leur parle désormais comme aux chevriers.
Mon âme est impassible et claire comme le matin la montagne. Mais ils croient que je suis froid et un railleur rempli de terribles farces.
Et les voilà qui me regardent et qui rient : et en même temps qu’ils rient, ils me détestent. Il y a de la glace dans leur rire. »
« Voilà comment a parlé Zarathoustra », puis « Voilà ce qu’a dit Zarathoustra » et maintenant « Parole de Zarathoustra ». Qu’est-ce la raison de ce changement ?
L’action même de poser cette question (rationnelle) m’amène à une autre : ne serait-on pas justement un dernier homme, en essayant de comprendre ce texte ? Qu’est-ce qui nous distingue de la foule ?
Le traducteur semble chercher à trouver toujours plus de légèreté…
Qu’est-ce qui nous distingue de la foule ? Le fait de chercher à comprendre et expérimenter les paroles de Zarathoustra – au lieu de s’en détourner en ricanant. Zarathoustra est un prophète. Sa tâche est de partager sa sagesse (tragique, phusique), pour que puisse se jouer un tournant non violent dans notre monde en train de se stériliser. La nôtre de devenir de bons disciples. Pour partager avec lui les forces de vie et tout mettre en oeuvre pour créer quelque chose qui nous dépasse (encore), le surhomme. Loin de là l’affaire du plus laid des hommes, qui ne fait que se vautrer dans ses affaires et ambitions personnelles.