UN JOUR OÙ ZARATHOUSTRA A TRAVERSÉ LE GRAND PONT qui conduit à la partie de la ville qui est pleine d’estropiés et de mendiants, il s’est vu apostrophé en ces termes par un bossu :
« Regarde, Zarathoustra ! Ton enseignement n’est pas vain : même le peuple apprend de toi et fait toujours plus confiance à ta doctrine. Mais pour qu’il puisse te croire complètement, te faire entièrement confiance, il faut encore que tu fasses quelque chose : tu dois encore nous convaincre nous, les estropiés ! Regarde, tu as ici un joli choix d’infirmes ; c’est en vérité une occasion à ne pas manquer ! Le mieux serait que tu fasses comme jadis Jésus-Christ : guérir des aveugles, faire courir quelques paralytiques ; et tu pourrais aussi enlever un peu de poids des épaules de celui qui en a trop. Ce serait, je pense, le bon moyen pour que les estropiés croient en toi, Zarathoustra ! »
Mais voilà comment, Zarathoustra a répondu à son interlocuteur, renouant avec une vieille sagesse populaire : « En prenant la bosse du bossu, on lui prend ce qu’il a de plus propre, donc aussi son esprit – voilà ce qu’enseigne le peuple. Et en donnant ses yeux à l’aveugle, on lui fait voir trop de choses, notamment les choses graves qui se jouent sur terre : tellement qu’il en vient à maudire celui qui l’a guéri. Et c’est pire encore pour le paralytique : celui qui le fait courir lui fait la plus grande des nuisances : car à peine il peut courir, ses vices vont se mettre à galoper eux aussi. Voilà donc, en résumé, ce qu’enseigne le peuple : rendre valides les estropiés n’est pas leur rendre service. Si Zarathoustra enseigne aussi au peuple, pourquoi n’apprendrait-il pas lui aussi quelque chose de sa part ?
Je vais te dire ce que j’ai constaté de plus misérable depuis que je suis parmi les hommes : « A tout le monde, il manque quelque chose : à celui-ci un œil, à celui-là une oreille, à ce troisième une jambe, et il y en a d’autres qui ont perdu la langue ou le nez ou la tête. Tout le monde est d’une manière ou d’une autre infirme. » Voilà qui se voit et s’entend un peu partout.
Je vois et j’ai vu des choses plus graves encore, quantité de choses si épouvantables que je ne veux ni les raconter toutes ni me retenir d’en dévoiler certaines : des hommes à qui tout manque, à l’exception d’une seule chose, qu’ils ont en trop. Des hommes qui ne vivent que pour une seule chose, qui ne sont qu’une seule chose : un grand œil, ou une grande bouche, ou alors un grand ventre ou n’importe quoi d’autre de grand. Ces hommes-là, je les appelle des estropiés à l’envers, des infirmes à rebours.
Quand, pour la première fois, j’ai quitté ma solitude pour traverser le grand pont et arriver ici, je n’en ai pas cru mes yeux en voyant le spectacle qui s’offrait à ma vue. J’ai regardé et regardé encore et encore, avant de constater enfin : « Ceci est une oreille ! Une oreille aussi grande qu’un homme ! » J’ai regardé mieux encore : et vraiment, sous l’oreille bougeait quelque chose qui faisait pitié tant c’était misérable et fluet. Oui, véritablement, l’énorme oreille était fixée sur une toute petite tige fine – et cette toute petite tige fine était bel et bien un homme ! Avec une loupe, on pouvait même y reconnaître un petit visage envieux, jaloux ; ainsi qu’une petite âme boursoufflée se balançant au bout de la tige. Mais le peuple m’a dit alors que la grande oreille n’était pas qu’un simple homme, un homme comme tous les autres, mais un grand homme, qui a vraiment de l’oreille : un génie. Mais moi, comme je n’ai jamais cru le peuple quand il parlait de grands hommes, j’y ai vu un estropié à l’envers : un homme qui en même temps manque de tout et déborde d’une seule et même chose. »
Après avoir parlé ainsi au bossu et à ceux qui l’entouraient et dont ce dernier était le porte-parole et l’avocat, Zarathoustra s’est tourné avec une profonde mauvaise humeur vers ses disciples et leur a dit :
« En vérité, mes amis, quand je marche parmi les hommes, je me trouve comme parmi des fragments et des membres d’hommes ! Hélas, jamais je n’ai rencontré d’hommes entiers ! Tous, s’ils ne manquent pas de tout, débordent d’une seule chose.
C’est terrible pour mon œil de trouver partout des bouts d’hommes défoncés, fracassés et dispersés comme sur un champ de bataille ou à l’abattoir.
Et si mon œil s’enfuit de maintenant à jadis, se détourne d’aujourd’hui pour regarder vers les passé, il ne trouve pas autre chose : toujours et partout, il ne voit que des fragments d’hommes, des membres d’hommes et des épouvantables hasards – mais jamais des hommes entiers !
Ah, mes amis, voilà donc que le maintenant et le jadis, le présent et le passé sont pour moi le plus insupportable sur terre. Comment donc saurais-je vivre si je n’étais pas tourné vers l’avenir, si je n’étais pas un voyant ? Vivre me serait tout bonnement impossible.
Oui, voilà ce qu’est Zarathoustra : un voyant, un être voulant, un créateur, lui-même un avenir et un pont vers l’avenir – et ah, en même temps aussi un estropié de ce côté-ci du pont. A moi aussi, il manque bien des choses.
Et je le sais, vous aussi, mes disciples, vous vous êtes souvent demandés à mon sujet : « Mais qui est Zarathoustra pour nous ? Comment devons-nous l’appeler ? » Et, comme je le fais moi-même, vous avez répondu à vos questions non pas par des réponses mais par des questions, balançant d’une idée à l’autre.
Est-il un prometteur ? Ou un accomplisseur ? Un conquérant ? Ou un héritier ? Un automne ? Ou un soc de charrue ? Un médecin ? Ou un homme guéri ?
Est-il un poète ? Ou un homme de vérité ? Un libérateur ? Ou un dompteur ? Un bon ? Ou un mauvais ?
Voyez ce que je fais : je me promène parmi les hommes comme à travers des fragments d’avenir : des morceaux de cet avenir que je regarde et dont je cherche à faire en sorte qu’il se réalise.
Oui, voici en quoi consiste ma production, voici mon poème et mon aspiration : composer et rassembler sous un seul et même chapeau ce qui est de l’ordre du fragment, de l’énigme et du misérable hasard humain. Apprendre à suivre les forces de vie en direction du surhomme.
Comment supporterais-je d’être un homme si ce dernier n’était que les morceaux épars qu’il montre ! S’il n’était pas en même temps, sous sa surface éclatée, aussi poète, déchiffreur d’énigmes et rédempteur, délivreur du misérable hasard ! S’il n’était pas en même temps en route vers le surhomme.
Délivrer, racheter, sauver les hasards du passé et transformer tous les « Cela a été » en un « C’est comme ça que je l’ai voulu ! », voilà ce qui s’appelle pour moi d’abord rédemption !
Volonté – voilà comment s’appelle le libérateur et messager de joie en l’homme : voilà ce que je vous ai enseigné, mes amis ! Mais il faut maintenant que vous appreniez encore ceci : on a beau vouloir, la volonté elle-même est souvent encore prisonnière.
Vouloir libère, certes, mais comment s’appelle donc ce qui maintient encore la volonté libératrice dans des chaînes ?
« Cela a été » : voilà comment s’appelle le grincement de dents de la volonté et sa tristesse la plus solitaire. Impuissante envers ce qui a eu lieu – la volonté est un mauvais œil, un spectateur méchant pour tout ce qui est passé.
Car en effet, sur les faits passés, la volonté n’a pas le moindre pouvoir ; le vouloir est toujours confiné à l’avenir ; jamais la volonté ne peut vouloir en arrière, en retour, rétrospectivement. Telle est justement la tristesse la plus solitaire de la volonté : d’être à la merci du temps, de l’avancée inéluctable du temps, de ne pas pouvoir ni briser le temps ni le désir d’un autre temps passé.
Vouloir libère, certes, mais qu’est-ce que la volonté doit alors s’imaginer pour se défaire de sa tristesse et se moquer du cachot dans lequel elle est prisonnière au lieu d’en souffrir comme elle le fait ?
Ah, la volonté prisonnière est comme n’importe quel prisonnier : quoi qu’il s’invente, du fond de son trou, pour se racheter, se libérer, le prisonnier finit toujours par devenir un bouffon, par agir de manière folle.
Ce qui la courrouce, la fâche, la volonté, c’est justement qu’on ne puisse faire reculer le temps. « Cela a été » – voilà comment s’appelle la pierre à laquelle elle est enchaînée, la lourde pierre qu’elle ne peut déplacer, qu’elle ne peut rouler.
Et voilà que, fâchée et de mauvaise humeur, incapable de rouler sa pierre, la volonté roule quantité d’autres pierres et se venge sur tout ce qui ne se fâche pas comme elle et ne ressent pas comme elle la mauvaise humeur vis-à-vis de notre impuissance quant au passé.
Voilà somme toute comment la volonté libératrice est devenue maléfique : ne pouvant faire reculer le temps, ne pouvant revenir en arrière et donc avoir une influence sur les choses du passé, elle s’est mise à réagir et se venger sur tout ce qui est en mesure de souffrir.
Telle est, oui, telle est la vengeance même : la répulsion, la réaction de la volonté contre le temps qui passe et l’inexorable « Cela a été » que ce dernier implique.
En vérité, une grande folie, une grande bouffonnerie habite notre volonté. Et le fait que cette folie se soit mise à influencer l’esprit, que cette bouffonnerie en soit venue à nourrir notre intellect, lui enseignant comment agir, comment se comporter, ce fait a tourné en malédiction pour tout ce qui est humain !
L’esprit de vengeance : mes amis, telle a jusqu’à ce jour été la meilleure – et donc la pire – réflexion de l’homme. Ainsi, toute souffrance s’est vue liée à un sentiment de punition ; punition morale. La souffrance a été réinterprétée, justifiée moralement, comme en termes de punition.
« Punition », voilà comment la vengeance elle-même s’appelle : par ce mot mensonger, moralisateur, elle fait l’hypocrite, elle feint la bonne conscience.
Et comme il y a de la souffrance dans l’être voulant lui-même, du fait qu’il ne peut vouloir revenir en arrière, alors le vouloir et toute la vie devraient finalement, selon cette perspective malade, être considérés comme une punition ! Monde chrétien, monde rationaliste, monde à l’envers.
Et quantité de nuages se sont ainsi amoncelés sur quantité de nuages dans l’esprit de l’homme : jusqu’à ce que, enfin, l’esprit se trouve dénué de toute santé et que la folie vienne prêcher l’idée pessimiste-matérialiste que « tout disparaît, tout passe, raison pour laquelle tout vaut de disparaître et de passer ! » Prêche aberrant.
« Et, conformément à la loi du temps, c’est la justice même que le temps doive dévorer ses enfants » : voilà comment a prêché la folie. Prêche aberrant.
« Les choses sont ordonnées moralement selon le droit et la punition : celui qui ne suit pas les règles immuables est punit, doit être puni. Oh, où donc est la rédemption du fleuve du devenir qui emporte toute chose ? Et où est la libération de la punition appelée « existence » ? Dans la pensée, sinon au paradis. » Voilà comment a prêché la folie. Prêche aberrant.
« Peut-il y avoir libération s’il y a un droit éternel, rédemption s’il y a des lois absolues ? Ah, la pierre « Cela a été » à laquelle est enchaînée la volonté est tout simplement impossible à déplacer ; alors, toutes les punitions doivent elles aussi être éternelles, absolues, vaines ! » Voilà comment a prêché la folie. Prêche aberrant.
« Aucun fait ne peut être supprimé, effacé : comment un fait passé pourrait-il devenir non-fait par punition ! Impossible : qu’il soit punition ou non ne change rien à l’affaire. Le fait passé reste le fait passé. Voici donc ce qui revient, éternellement, à la punition de l’ »existence » : que tout fait qui, dans notre existence, est marqué par la souffrance est punition !
« A moins que la volonté se délivre enfin elle-même et que le vouloir devienne non-vouloir » : mais vous connaissez, mes frères, cette fabuleuse chanson de la folie ! Folie pessimiste, bouddhiste.
Moi, je vous ai conduit loin de ces chansons fabuleuses, mes frères, quand je vous ai appris que « la volonté est un créateur, une force productrice ».
Tout « Cela a été » est un fragment, une énigme, un épouvantable hasard d’hommes – jusqu’à ce que la volonté créatrice le surmonte en ajoutant : « Mais je le voulais ainsi ! »
Jusqu’à ce que la volonté créatrice ajoute : « Mais je le veux ainsi ! Et je vais le vouloir ainsi ! »
Mais a-t-elle déjà parlé ainsi ? Et quand il lui arrive de le faire, la volonté est-elle déjà dés-harnachée, désenchaînée de sa propre folie qu’est l’esprit de vengeance ?
La volonté est-elle déjà devenue pour elle-même rédemptrice, libératrice, et porteuse de joie ? A-t-elle déjà désappris l’esprit de vengeance et tous les grincements de dents dont elle est coutumière ?
Et qui donc lui a enseigné la réconciliation avec le temps, la plus haute de toutes les réconciliations ?
La volonté qui ne choisit pas, la volonté qui doit vouloir les choses les plus hautes, plus hautes encore que la réconciliation, c’est la volonté de puissance. Mais comment fait-elle, la volonté de puissance, pour surmonter ainsi le temps ? Qui donc lui a appris à vouloir revenir en arrière pour affirmer tout le passé ? »
*
A cet endroit du discours, Zarathoustra s’est soudain interrompu, se montrant tout à coup extrêmement effrayé par quelque chose. Epouvanté, il a alors regardé ses disciples d’un œil qui, pareil à des flèches, transperçait leurs pensées et arrière-pensées. Mais après un petit moment, il s’est ressaisi, a recommencé à rire et a dit, apaisé, comme s’il se rendait compte du caractère énigmatique, pour ne pas dire non abscons, de ses propos :
« Il est dur de vivre avec des hommes, parce qu’il est si dur de se taire. En particulier pour un bavard. »
Parole de Zarathoustra. Mais en entendant rire ainsi Zarathoustra, le bossu qui avait jusque-là écouté la conversation de manière on ne peut plus attentive, se couvrant le visage des mains – qui sait si c’est pour mieux suivre ses propos ou par honte –, a levé sur lui un regard curieux et a dit, lentement :
« Mais pourquoi Zarathoustra nous parle-t-il autrement qu’à ses disciples ? Avec nous, tu renoue avec la sagesse populaire à grands renforts de métaphores, avec eux, tu emploies des concepts pour transmettre tant bien que mal ta doctrine… »
Toujours tout sourire, Zarathoustra de répondre : « Mais qu’y a-t-il là d’étonnant ! Avec les bossus on a bien le droit de parler de manière un peu bossue ! »
« D’accord, a alors rétorqué le bossu, la langue soudain bien pendue ; et avec des élèves on a bien le droit d’en dire un peu trop, de vider pêle-mêle son sac.
Avant d’ajouter : mais pourquoi alors Zarathoustra parle-t-il autrement à ses élèves – qu’à lui-même ? » La réponse reste ouverte. Peut-être que Zarathoustra ne sait pas toujours lui-même sur quel pied danser ?
***
Traduction littérale
Quand un jour Zarathoustra a traversé le grand pont, les estropiés et les mendiants l’ont entouré, et un bossu lui a parlé ainsi :
« Regarde, Zarathoustra ! Le peuple apprend lui aussi de toi et gagne la foi en ta doctrine : mais, pour qu’il puisse te croire complètement, il manque encore une chose – tu dois d’abord encore nous convaincre nous, les estropiés ! Tu as ici un joli choix et, en vérité, une occasion à plus d’un toupet ! Tu peux guérir des aveugles et faire courir des paralytiques ; et tu pourrais bien enlever un peu de poids à celui qui en a trop derrière lui : – tel serait, je pense, le bon moyen pour faire croire les estropiés en Zarathoustra ! »
Mais voilà comment Zarathoustra a répondu à celui qui lui a parlé là : « Si on prend au bossu sa bosse, on lui prend aussi son esprit – voilà ce qu’enseigne le peuple. Et si on donne ses yeux à l’aveugle, il voit trop de choses graves sur terre : de sorte qu’il maudit celui qui l’a guéri. Mais celui qui fait marcher le paralytique lui fait la plus grande nuisance : car à peine il peut marcher ses vices le peuvent aussi – voilà ce qu’enseigne le peuple aux estropiés. Et pourquoi Zarathoustra n’apprendrait-il pas du peuple si le peule apprend de Zarathoustra ?
C’est là le plus faible que je vois depuis que je suis parmi les hommes : « A celui-ci il manque un œil et à celui-là une oreille et à ce troisième une jambe, et il y en a d’autres qui ont perdu la langue ou le nez ou la tête. »
Je vois et ai vu des choses pires et quantité de choses si épouvantables que je ne voudrais pas parler de toutes ni me taire sur certaines : à savoir des hommes à qui tout manque, sauf qu’ils ont une chose en trop – des hommes qui ne sont rien d’autre qu’un grand œil ou une grande bouche ou un grand ventre ou n’importe quoi de grand, – je les appelle des estropiés à l’envers.
Et quand j’ai quitté ma solitude et ai traversé pour la première fois ce pont : je n’en ai pas cru mes yeux, ai regardé et regardé, avant de dire enfin : « Cela est une oreille ! Une oreille aussi grande qu’un homme ! » J’ai regardé mieux encore : et vraiment, sous l’oreille bougeait encore quelque chose qui faisait pitié tant il était misérable et fluet. Et véritablement, l’énorme oreille était assis sur une petite tige fine, – mais la tige était un homme ! Quiconque prenait un verre devant les yeux pouvait même encore reconnaître un petit visage jaloux ; et aussi qu’une petite âme boursoufflée balançait au bout de la tige. Mais le peuple m’a dit que la grande oreille n’était pas qu’un homme, mais un grand homme, un génie. Mais jamais je n’ai cru le peuple quand il parlait de grands hommes – et ai gardé ma croyance qu’il s’agissait là d’un estropié à l’envers qui n’avait pas assez de tout et trop d’une chose. »
Quand Zarathoustra a parlé ainsi au bossu et à ceux dont il était le porte-parole et l’avocat, il s’est tourné avec une profonde mauvaise humeur vers ses disciples et a dit :
« En vérité, mes amis, je marche parmi les hommes comme parmi les fragments et les membres d’hommes !
Tel est ce qu’il y a de terrible pour mon œil, de trouver l’homme défoncé et dispersé comme sur un champ de bataille et d’abattage.
Et si mon œil s’enfuit de maintenant à jadis : il trouve toujours le même : des fragments et membres et d’épouvantables hasards – mais pas d’hommes !
Le maintenant et le jadis sur terre – ah, mes amis – tel est le plus insupportable pour moi ; et je ne saurais pas vivre si je n’étais pas un voyant de ce qui doit venir.
Un voyant, un voulant, un créateur, soi-même un avenir et un pont vers l’avenir – et ah, en même temps aussi un estropié à ce pont : Zarathoustra est tout cela.
Et vous aussi, vous vous êtes souvent demandés : « Qui est Zarathoustra pour nous ? Comment devons-nous l’appeler ? » Et pareil à moi-même, vous avez répondu par des questions.
Est-il un prometteur ? Ou un accomplisseur ? Un conquérant ? Ou un héritier ? Un automne ? Ou un soc ? Un médecin ? Ou un homme guéri ?
Est-il un poète ? Ou un homme de vérité ? Un libérateur ? Ou un dompteur ? Un bon ? Ou un mauvais ?
Je me promène parmi les hommes en tant que fragments de l’avenir : de cet avenir que je regarde.
Et tel est tout mon poétiser et aspiration, que je poétise et rassemble en un ce qui est fragment et énigme et misérable hasard.
Et comment supporterais-je d’être homme, si l’homme n’était pas aussi poète et déchiffreur d’énigmes et rédempteur du hasard !
Délivrer ceux du passé et transformer tous les « C’était » en un « C’est ainsi que je l’ai voulu ! » – que cela s’appelle d’abord pour moi rédemption !
Volonté – voilà comment s’appelle le libérateur et messager de joie : voilà ce que je vous ai enseigné, mes amis ! Mais apprenez maintenant encore ceci : la volonté elle-même est encore un prisonnier.
Vouloir libère : mais comment s’appelle ce qui frappe encore le libérateur dans des chaînes ?
« C’était » : voilà comment s’appelle le grincement de dents de la volonté et la tristesse la plus solitaire. Impuissante envers ce qui est fait – elle est un mauvais spectateur pour tout passé.
La volonté ne peut pas vouloir en retour ; qu’elle ne puisse briser le temps et le désir du temps, – telle est la tristesse la plus solitaire de la volonté.
Vouloir libère : que s’imagine la volonté elle-même pour se défaire de sa tristesse et se moquer de son cachot ?
Ah, chaque prisonnier devient un bouffon ! La volonté prisonnière se libère aussi de manière bouffonne.
Que le temps ne revient pas en arrière, tel est son courroux ; « Ce qui était » – voilà comment s’appelle la pierre qu’elle ne peut rouler.
Et voilà qu’elle roule des pierres par courroux et mauvaise humeur et se venge envers ce qui ne ressent pas comme elle courroux et mauvaise humeur.
Voilà comment la volonté, le libérateur, est devenue un faiseur de mal : et elle se venge sur tout ce qui peut souffrir de ne pas pouvoir revenir en arrière.
Cela, oui, cela seul est la vengeance même : la répulsion de la volonté envers le temps et son « C’était ».
En vérité, une grande bouffonnerie habite notre volonté ; et c’est devenu une malédiction pour tout ce qui est humain que cette bouffonnerie enseignait l’esprit !
L’esprit de vengeance : mes amis, telle fut à ce jour la meilleure réflexion de l’homme ; et où il y avait de la souffrance, il devait toujours y avoir de la punition.
« Punition », d’ailleurs, voilà comment la vengeance s’appelle elle-même : avec un mot mensonger elle feint la bonne conscience.
Et comme il y a de la souffrance dans l’être voulant lui-même, du fait qu’il ne peut vouloir revenir en arrière, – alors le vouloir et toute la vie devrait – être punition !
Et nuage sur nuage se sont amoncelés sur l’esprit : jusqu’à ce que, enfin, la folie prêche : « Tout disparaît, raison pour laquelle tout vaut de disparaître ! »
« Et c’est justice même, cette loi du temps qu’elle doive dévorer ses enfants » : voilà comment a prêché la folie.
« Les choses sont ordonnées moralement selon le droit et la punition. Oh, où est la rédemption du fleuve des choses et de la punition « existence » ? » Voilà comment a prêché la folie.
« Peut-il y avoir rédemption s’il y a un droit éternel ? Ah, non déplaçable est la pierre « C’était » : éternelles doivent aussi être toutes les punitions ! » Voilà comment a prêché la folie.
« Aucune action ne peut être détruite : comment pourrait-elle devenir non-action par une punition ! Cela, cela est l’éternel à la punition « existence », que l’existence doit aussi toujours de nouveau être action et punition !
« A moins que la volonté vienne enfin à se délivrer elle-même et que le vouloir devienne non-vouloir – » : mais vous connaissez, mes frères, cette chanson fabuleuse de la folie !
Je vous ai conduit loin de ces chansons fabuleuses quand je vous ai appris : « La volonté est un créateur ».
Tout « c’était » est un fragment, une énigme, un épouvantable hasard – jusqu’à ce que la volonté créatrice ajoute : « Mais je le voulais ainsi ! »
– Jusqu’à ce que la volonté créatrice ajoute : « Mais je le veux ainsi ! Je vais le vouloir ainsi ! »
Mais a-t-elle déjà parlé ainsi ? Et quand cela arrive-t-il ? La volonté est-elle déjà désharnachée de sa propre folie ?
La volonté est-elle déjà devenue pour elle-même rédempteur et porteur de joie ? A-t-elle désappris l’esprit de vengeance et tous les grincements de dents ?
Et qui lui a enseigné la réconciliation avec le temps, et chose plus haute que n’est toute réconciliation ?
Chose plus haute que la réconciliation doit vouloir la volonté qui est volonté de puissance – : mais comment cela lui arrive-t-il ? Qui lui a encore appris à vouloir revenir en arrière ? »
*
– Mais à cet endroit du discours, cela est soudain arrivé, que Zarathoustra s’est interrompu et ressemblait à quelqu’un que quelque chose d’extrême effraie. L’œil effrayé, il a regardé ses disciples ; son œil transperçait pareil à des flèches leurs pensées et arrière-pensées. Mais après un petit moment, il riait de nouveau déjà et a dit, apaisé :
« Il est dur de vivre avec des hommes, parce qu’il est si dur de se taire. En particulier pour un bavard. » –
Parole de Zarathoustra. Mais le bossu avait écouté la conversation et ce faisant couvert son visage ; mais quand il a entendu rire Zarathoustra, il a levé sur lui un regard curieux et a dit lentement :
« Mais pourquoi Zarathoustra nous parle-t-il autrement qu’à ses disciples ? »
Zarathoustra a répondu : « Qu’y a-t-il là d’étonnant ! Avec les bossus on a bien le droit de parler de manière bossue ! »
« Bien, a dit le bossu ; et avec des élèves on a bien le droit de vider son sac.
Mais pourquoi Zarathoustra parle-t-il autrement à ses élèves – qu’à lui-même ? –
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. vingtième chapitre de la « Deuxième partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les précédents se trouvent ici.