VOUS AUTRES JUGES ET SACRIFICATEURS, VOUS QUI AVEZ POUR PRINCIPE de ne jamais conduire un animal au pilori avant de le voir hocher de la tête ; vous qui attendez du coupable qu’il se reconnaisse comme tel ; regardez, le pâle criminel que voici vient justement d’avouer son forfait ! Regardez, son œil exprime le grand mépris ! Non pas pour vous – il est même d’accord avec votre sentence –, mais pour lui-même, pour l’acte qu’il a commis ; il se dédaigne lui-même, lui et son acte. En fait, c’est son Moi qu’il méprise ; car c’est lui qui l’a poussé à faire ce qu’il n’aurait pas dû.
Regardez ce que dit son œil : « Mon Moi est quelque chose qui doit être surmonté. Je considère mon Moi comme le grand mépris de l’homme ». Ce criminel n’est pas dupe, il reconnaît dans son petit Moi le responsable de son délit. Tout comme il se rend compte que la seule façon qu’il a de s’en sortir est d’être jugé et sacrifié. Condamné à mort.
Son plus grand moment a été de reconnaître l’origine et la conséquence de sa faute. Prenez garde, vous autres juges et sacrificateurs, de ne pas le laisser, lui qui s’est élevé ainsi, lui qui a su prendre la hauteur nécessaire pour regarder en face la nature de son méfait ; prenez garde de ne pas le laisser retourner dans ce qu’il a de plus bas !
Que ce soit clair : il n’y a pas d’autre soulagement que la mort pour celui qui reconnaît son forfait et souffre ainsi de lui-même. Une mort rapide ; la plus rapide possible.
Mais attention : votre condamnation doit être une compassion, et non une vengeance ; le résultat d’un « oui », pas le fruit d’un « non ». C’est parce que vous souffrez avec le criminel de son méfait, que vous devez le juger et le faire mourir. En le condamnant à mort, vous devez vous-mêmes justifier la vie ! Votre jugement, vous devez le faire au nom de la vie, pour le bien de la vie.
Mais il ne suffit pas de réussir à lui faire hocher de la tête ; il ne suffit pas de se réconcilier avec lui en se mettant d’accord sur la nature et la conséquence de son crime. Non : il faut encore que votre tristesse à son égard soit en même temps amour ; amour pour le surhomme. Dans votre jugement et votre sacrifice, il n’y a qu’une chose qui doit vous guider : l’aspiration vers le surhomme ; c’est le chemin entre l’homme tel qu’il est devenu et le surhomme qui doit vous attirer, vous attiser. Telle est la seule manière de justifier le fait que vous soyez vous-mêmes encore en vie ! Sans cette aspiration, sans cet amour, votre vie ne vaut pas la peine d’être vécue, pas plus que celle du criminel que vous venez de juger.
Et ne le jugez pas mal, votre accusé : appelez-le « ennemi », et non « gredin » ; appelez-le « malade », et non « crapule » ; appelez-le « fou », et non « pécheur ». Celui qui ne chemine pas en direction du surhomme doit certes être combattu, guéri et détourné de sa voie, mais il ne doit pas être moqué, ou méprisé. Son propre mépris, et sa mort, suffisent.
Cela vaut surtout pour toi, juge rouge, juge de gauche, toi qui représente le peuple, toi qui es rempli d’états d’âme : au lieu de mépriser, de te moquer, regarde plutôt tes propres défauts. Qu’en serait-il si tu te mettais à dire à haute voix tous les crimes que tu as déjà commis en pensées ? Tu le sais bien : tout le monde se mettrait à crier après toi : « Chassez cette ordure et vermine ! »
Mais tu devrais savoir aussi que la pensée est une chose ; l’acte une autre ; et l’image de l’acte encore une autre. La roue de la causalité ne tourne pas entre eux : il n’y a pas de rapport rationnel, pas de logique directe entre ce qu’on pense faire, ce qu’on fait et ce qu’on croit avoir fait. Tel est notre lot à tous, nous autres humains : nos idées, nos actions et notre souvenir cheminent de manière indépendante.
A bien y regarder, ce n’est finalement pas son acte, mais uniquement l’image qu’il s’en fait qui rend pâle cet homme pâle. Il a beau avoir été l’égal de son méfait quand il l’a accompli, cela n’a pas duré. Une fois son crime réalisé, il n’a pu supporter son l’image.
Et voilà qu’à force de pensée et d’imagination, il n’a progressivement plus pu se voir autrement que comme l’auteur de ce seul et même forfait. Malgré les mille et une choses qui le caractérisent, il a fini par réduire sa personne à ce misérable délit commis à un certain moment, peut-être de faiblesse. Et voilà que l’exception s’est en lui retournée en essence ; voilà qu’il a durci ce moment au point d’en faire le résumé de toute sa vie. J’appelle cela folie.
Comme le trait hypnotise la poule, son coup, son forfait a fasciné sa pauvre raison. J’appelle cela folie, folie après l’acte.
Mais écoutez, vous autres juges, il existe encore une autre folie : une folie d’avant l’acte. Vous ne comprenez pas ? Ah, bien sûr, vous n’avez pas encore rampé assez profondément dans cette âme !
Voilà comment parle le juge rouge : « Qu’importe le meurtre de ce criminel ! Tout ce qu’il voulait, c’était voler. » Mais je vous le dis : son âme ne voulait pas voler ; elle voulait du sang ; elle était assoiffée de sang ; l’animal aspirait à sentir le bonheur du couteau !
Mais sa pauvre raison, son triste Moi n’a pas reconnu cette folie sanguinaire et a réussi à le convaincre du contraire : « Qu’importe le sang ! Ne veux-tu pas, en passant, voler quelque chose ? Prendre ta vengeance sur ceux qui ont tout, toi qui n’a rien ? », voilà ce que lui a asséné son déplorable Moi.
Et le criminel a obéit à sa pauvre raison. Comment faire autrement ? Ce qu’elle disait lui pesait comme une casquette de plomb ; impossible d’en échapper. Alors, en plus de tuer, il a aussi volé. Parce qu’il ne voulait pas avoir honte de sa folie ; et voulait pouvoir expliquer son acte.
Mais à force de regarder l’image de son acte, c’est maintenant son sentiment de culpabilité qui lui pèse comme du plomb ; sa pauvre raison, son triste Moi est de nouveau si rigide, si paralysé, si lourd.
Si seulement il pouvait secouer violemment la tête, s’il pouvait hocher de la tête, tout avouer, voilà ce qu’il se disait avant le jugement : sa charge roulerait à ses pieds. Mais qui est-ce qui secoue cette tête ? A vrai dire toujours et encore son même Moi.
Qu’est-ce que cet homme ? Je vais vous le dire : un tas de maladies qui s’étendent dans le monde par l’intermédiaire de son esprit : c’est là, dans sa tête, qu’elles veulent trouver leur proie.
Qu’est-ce que cet homme ? Je vais vous le dire : une pelote de serpents sauvages qui, côte à côte, ne sont pas souvent en paix, – alors ils partent chacun pour soi dans le vaste monde à la recherche de proies.
Regardez le pauvre corps du criminel ! Regardez ce qu’il a souffert et désiré : l’envie de meurtre et le désir de sentir son couteau se planter dans un corps. Et regardez comment sa pauvre âme malade s’est interprété son crime !
Le criminel en est tombé malade, envahi par le mal qu’on considère aujourd’hui, en ce jour de jugement, comme le mal : le Moi et les images malades qu’il génère. Et le voilà qui veut à son tour faire mal avec son Moi qui lui fait mal ; le voilà qui veut qu’on compatisse. Mais il y a eu d’autres temps, où régnaient un autre mal et un autre bien.
Autrefois, ce n’était pas le Moi qui était mauvais, mais au contraire le doute face à ce dernier au profit de la volonté du Soi, guidé par des forces qui dépassent le Moi. Jadis on voyait dans le malade un hérétique et une sorcière : c’est en tant qu’hérétique et sorcière qu’il souffrait et voulait faire souffrir.
Mais cette vérité ne veut pas entrer dans vos oreilles : cette vérité nuit à vos gens de bien, avec leur Soi aseptisé et leur Moi moralisé, me dites-vous. Mais que m’importent vos gens de bien !
Que vous le sachiez : beaucoup de choses de vos gens de bien me font horreur, et ne croyez pas que ce que je déteste en eux est ce qu’ils considèrent, eux, comme le mal. Ah, je voudrais tellement qu’ils aient une folie qui les fasse décliner, périr, tout comme ce pâle criminel ! Mais ils n’en ont pas : leur Soi est déjà mort ; eux-mêmes sont déjà morts, même s’ils croient tout le contraire.
Vraiment, je voudrais que leur folie s’appelle vérité ou fidélité, ou encore justice. Non pas celle, traditionnelle, idéaliste, malade dont ils se gaussent et qui reposent sur leur raison, leur morale, leur Moi ; mais folie, vérité, fidélité et justice du Soi, de la vie elle-même. Oui, je voudrais que leur folie ne soit plus celle de leur substitut de vie, mais de la vie elle-même, comme telle, en sa nature propre. Je voudrais qu’ils se regardent en face, qu’ils se reconnaissent comme les criminels qu’ils sont.
Mais au lieu de le faire, ils s’appuient sur leurs vertus malades qui poussent leur misérable Moi non seulement à vouloir vivre le plus longtemps possible, mais encore à se vautrer dans le bien-être, la consommation et le divertissement stériles. Dans un infâme plaisir irresponsable. Au grand dam de la vie.
Je suis une rampe au bord du fleuve : que celui qui peut me saisir me saisisse ! Mais je ne suis pas votre béquille.
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Vous ne voulez pas tuer, vous autres juges et sacrificateurs, avant que l’animal ait hoché de la tête ? Regardez, le pâle criminel a hoché de la tête : son œil exprime le grand mépris.
« Mon Moi est quelque chose qui doit être surmonté : je considère mon Moi comme le grand mépris de l’homme » : voilà comment s’exprime son œil.
Son plus haut moment a été celui de se juger soi-même : ne laissez pas celui qui s’est élevé retourner dans ce qu’il a de plus bas !
Il n’y a pas de soulagement pour celui qui souffre ainsi de lui-même, ne serait-ce la mort rapide.
Votre condamnation à mort, vous autres juges, doit être une compassion et non une vengeance. Et en tuant, prenez garde de justifier vous-même la vie !
Ce n’est pas assez de vous réconcilier avec celui que vous tuez. Que votre tristesse soit amour pour le surhomme : ainsi vous justifiez le fait que vous soyez encore en vie !
Dites « ennemi », et non « gredin » ; dites « malade », et non « crapule » ; dites « fou », et non « pécheur ».
Et toi, juge rouge, si tu voulais dire à haute voix tout ce que tu as déjà fait en pensées : alors chacun crierait : « Chassez cette ordure et vermine ! »
Mais une chose est la pensée, autre chose l’acte, autre chose l’image de l’acte. La roue de la causalité ne roule pas entre eux.
C’est une image qui rend ce pâle homme pâle. Il était l’égal de son acte quand il l’a accompli : mais il n’a pas supporté son image, une fois qu’il l’avait accompli.
Il s’est alors toujours vu comme l’auteur d’Un acte. J’appelle cela folie : l’exception s’est chez lui retournée en essence.
Le trait fascine la poule ; le coup qu’il a accompli a conduit sa pauvre raison – j’appelle cela la folie après l’acte.
Ecoutez, vous autres juges ! Il existe encore une autre folie : et celle-ci a lieu avant l’acte. Ah, vous n’avez selon moi pas rampé assez profondément dans cette âme !
Ainsi parle le juge rouge : « Qu’a-t-il donc tué, ce criminel ? Il voulait voler. » Mais je vous dis : son âme voulait du sang, non du vol : il avait soif du bonheur du couteau !
Mais sa pauvre raison n’a pas compris cette folie et l’a convaincu. « Qu’importe le sang ! a-t-elle dit ; ne veux-tu pas au moins, en passant, voler quelque chose ? Prendre une vengeance ? »
Et il a obéit à sa pauvre raison : son propos pesait comme du plomb sur lui, – alors il a volé en tuant. Il ne voulait pas avoir honte de sa folie.
Et voilà que le plomb de sa culpabilité [ou « faute »] pèse de nouveau sur lui, et sa pauvre raison est de nouveau si rigide, si paralysée, si lourde.
Si seulement il pouvait secouer la tête, sa charge roulerait en bas : mais qui est-ce qui secoue cette tête ?
Qu’est-ce que cet homme ? Un tas de maladies qui s’étendent dans le monde par l’esprit : c’est là qu’elles veulent ramasser leur butin.
Qu’est-ce que cet homme ? Une pelote de serpents sauvages qui, côte à côte, ne sont pas souvent en paix, – alors ils partent chacun pour soi et recherchent des butins dans le monde.
Regardez ce pauvre corps ! Ce qu’il a souffert et désiré, voilà comment sa pauvre âme se l’est interprété, – elle l’a interprété comme envie [plaisir] de meurtre et soif du bonheur du couteau.
Celui qui tombe maintenant malade est envahi par le mal qui est maintenant méchant [mauvais] : il veut faire mal avec ce qui lui fait mal. Mais il y a eu d’autres temps et un autre mal et bien.
Autrefois, c’est le doute qui était mauvais et la volonté du Soi. Jadis le malade devenait un hérétique et une sorcière : c’est en tant qu’hérétique et sorcière qu’il souffrait et voulait faire souffrir.
Mais cela ne veut pas entrer dans vos oreilles : cela nuit à vos gens de bien, me dites-vous. Mais que m’importent vos gens de bien !
Beaucoup de choses de vos gens de bien me font horreur, et ce n’est vraiment pas leur mal. Je voudrais tellement qu’ils aient une folie qui les fasse décliner, périr, tout comme ce pâle criminel !
Vraiment, je voudrais que leur folie s’appelle vérité ou fidélité ou justice : mais ils ont leur vertu pour vivre longtemps, et dans une infâme plaisir.
Je suis une rampe en bord de fleuve : que celui qui peut me saisir me saisisse ! Mais je ne suis pas votre béquille. –
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée du Zarathoustra de Nietzsche. Sixième chapitre des Discours de Zarathoustra. Les précédents se trouvent ici.
J’ai un peu de retard: qu’est-ce que cette histoire de juge rouge, juge de gauche? Y a-t-il donc aussi un juge de droite? Quel serait alors son comportement? N’aurait-il pas lui aussi des états d’âme? Ne mépriserait et se moquerait-il pas lui aussi?
Il me semble que Zarathoustra ne fait au final pas de grande différence. Tous – juges, gens de bien comme le criminel – semblent dépendants de leur Moi. Tous ont un Moi malade. Celui qui est en mesure de se transformer et promouvoir la folie de la vie ne se trouverait-il donc ni parmi les juges ni parmi les gens de bien?
Le « juge rouge »: difficulté d’interprétation. J’ai fait de mon mieux, mais ne suis pas sûr d’avoir trouvé.
Au final, tu as raison – étonnant d’ailleurs pour quelqu’un qui est en retard de plus de deux mille ans en matière de questions occidentales… -, en son fond, le juge rouge ne se distingue pas vraiment des autres personnages. Façonnés que nous sommes par la tradition, nous sommes tous touchés par les mêmes maladies. Plus ou moins. La question est « simplement » de savoir dans quelle mesure on vise le surhomme ; dans quelle mesure on nuit ou non à la vie.