À TRENTE ANS, ÉPUISÉ PAR LES HARCÈLEMENTS DE LA VIE EN SOCIÉTÉ, Zarathoustra a quitté son pays et le lac de son pays et s’en est allé, seul, dans la montagne. Là-haut, loin du chahut de la ville et du monde, il s’est délecté dix ans durant de son esprit et de sa solitude. Entouré de deux étonnants animaux de compagnie, un aigle et un serpent, il s’est ressourcé, s’est purifié corps et âme. Son cœur s’est progressivement transformé.
Un beau matin, à l’aurore, il s’est placé face au soleil, son maître, son modèle, auquel il voue un culte quotidien. Il lui a parlé en ces termes : « Toi, grand astre, quel serait ton bonheur si tu n’avais ceux que tu éclaires ! Voilà dix ans que tu es monté tous les jours ici, vers ma caverne. Sans moi, mon aigle et mon serpent, tu aurais été saturé de ta lumière et de ce chemin. Mais nous t’avons attendu chaque matin, t’avons libéré de ta surabondance, t’avons béni pour ça. Regarde, soleil, je suis comme toi, je déborde ! Ma sagesse me fait souffrir. Je suis comme l’abeille qui a trop recueilli de miel ».
Durant les dix ans passés là-haut, Zarathoustra ne s’est pas seulement purifié. Il a gagné toute une sagesse, qui n’a cessé de grandir, qui s’est mise à le remplir, de plus en plus, à le combler, jusqu’à le presser, le faire souffrir. Contrairement à la plupart, Zarathoustra ne souffre pas du manque (de vérité, de beauté, de bonté, de santé, de richesse, d’amour, de bonheur…), il souffre d’excès, de trop-plein, de plénitude de sagesse.
« J’ai besoin de mains qui se tendent, dit-il au soleil. Ma sagesse déborde, je voudrais l’offrir et la distribuer. Jusqu’à ce que les sages se réjouissent de nouveau de leur folie ; les pauvres de nouveau de leur richesse. » On se trompe depuis la nuit des temps : il n’y a pas de sagesse sans folie, pas de pauvreté sans richesse. L’un ne va pas sans l’autre. Nos oppositions sont des erreurs.
Débordant de sagesse, Zarathoustra se trouve contraint de quitter sa retraite montagneuse et de retourner parmi ses congénères : « Il faut que je descende dans les profondeurs : comme tu le fais, le soir, ô astre trop-plein de richesse, quand tu passes derrière la mer et que tu apportes encore de la lumière au monde d’en bas ! Je dois, pareil à toi, décliner, comme disent ceux vers qui je veux descendre. » Zarathoustra doit décliner pour se libérer de son excès, partager avec ses semblables la sagesse emmagasinée dans les hauteurs.
« Bénis-moi, toi, œil paisible, de brillance surabondante ! Toi qui es tellement riche que tu peux regarder le plus grand bonheur sans la moindre jalousie ! Bénis la coupe qui veut déborder : que l’eau en coule à flots dorés et répande partout le reflet de tes délices ! Regarde, cette coupe veut de nouveau se vider ; et Zarathoustra de nouveau devenir homme ! »
Après s’être déshumanisé dans les hauteurs sauvages, s’être purifié et ressourcé l’esprit, l’heure est venue de redescendre, de retourner parmi les siens, de redevenir homme parmi les hommes, et de leur enseigner la sagesse dont il déborde.
Voilà comment a commencé le déclin de Zarathoustra.
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Traduction littérale
A TRENTE ANS, ZARATHOUSTRA A QUITTÉ SON PAYS ET LE LAC DE SON PAYS et s’en est allé dans la montagne. Il a joui là de son esprit et de sa solitude et ne s’en est pas lassé durant dix ans. Mais voilà enfin que son cœur s’est transformé. Et un matin, il s’est levé avec l’aurore, s’est placé en face du soleil et lui a parlé comme ça :
« Toi, grand astre ! Que serait ton bonheur si tu n’avais ceux que tu éclaires !
Dix ans durant, tu es monté ici vers ma caverne : sans moi, mon aigle et mon serpent, tu aurais été saturé de ta lumière et de ce chemin.
Mais nous t’avons attendu chaque matin, t’avons enlevé ta surabondance et t’avons béni pour cela.
Regarde ! Je suis trop plein de ma sagesse, comme l’abeille qui a trop recueilli de miel, j’ai besoin de mains qui se tendent.
Je voudrais offrir et distribuer, jusqu’à ce que les sages parmi les hommes se réjouissent de nouveau de leur folie et les pauvres de nouveau de leur richesse.
Pour cela, il faut que je descende dans les profondeurs : comme tu le fais, le soir, quand tu passes derrière la mer et que tu apportes encore de la lumière au monde d’en bas, ô astre débordant de richesse !
Je dois, pareil à toi, décliner, comme disent les hommes vers lesquels je veux descendre.
Aussi bénis-moi donc, toi, œil paisible, qui peut aussi regarder un trop grand bonheur sans jalousie !
Bénis la coupe qui veut déborder, que l’eau en coule à flots dorés et répande partout le reflet de tes délices !
Regarde ! Cette coupe veut de nouveau se vider, et Zarathoustra veut de nouveau devenir homme. »
– Voilà comment a commencé le déclin de Zarathoustra.
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Texte allemand
Als Zarathustra dreißig Jahre alt war, verließ er seine Heimat und den See seiner Heimat und ging in das Gebirge. Hier genoß er seines Geistes und seiner Einsamkeit und wurde dessen zehn Jahre nicht müde. Endlich aber verwandelte sich sein Herz, – und eines Morgens stand er mit der Morgenröte auf, trat vor die Sonne hin und sprach zu ihr also:
»Du großes Gestirn! Was wäre ein Glück, wenn du nicht die hättest, welchen du leuchtest!
Zehn Jahre kamst du hier herauf zu meiner Höhle: du würdest deines Lichtes und dieses Weges satt geworden sein, ohne mich, meinen Adler und meine Schlange.
Aber wir warteten deiner an jedem Morgen, nahmen dir deinen Überfluß ab und segneten dich dafür.
Siehe! Ich bin meiner Weisheit überdrüssig, wie die Biene, die des Honigs zuviel gesammelt hat, ich bedarf der Hände, die sich ausstrecken.
Ich möchte verschenken und austeilen, bis die Weisen unter den Menschen wieder einmal ihrer Torheit und die Armen wieder einmal ihres Reichtums froh geworden sind.
Dazu muß ich in die Tiefe steigen: wie du des Abends tust, wenn du hinter das Meer gehst und noch der Unterwelt Licht bringst, du überreiches Gestirn!
Ich muß, gleich dir, untergehen, wie die Menschen es nennen, zu denen ich hinab will.
So segne mich denn, du ruhiges Auge, das ohne Neid auch ein allzugroßes Glück sehen kann!
Segne den Becher, welcher überfließen will, daß das Wasser golden aus ihm fließe und überallhin den Abglanz deiner Wonne trage!
Siehe! Dieser Becher will wieder leer werden, und Zarathustra will wieder Mensch werden.«
– Also begann Zarathustras Untergang.