ÉTANT DONNÉ QU’UN HOMME DES ÎLES BIENHEUREUSES est monté en même temps que Zarathoustra à bord du bateau, le bruit de la présence de ce dernier a tôt fait de parvenir aux oreilles des matelots. Suite aux dires de l’homme, une grande curiosité et une grande attente est née à son sujet. Pourtant, Zarathoustra était tellement froid et sourd de tristesse, tellement envahi par ses sombres pensées, qu’il est d’abord demeuré en retrait. Deux jours durant, il est resté dans son coin, muet, sans répondre au moindre regard ou à la moindre question. Ce n’est que le soir du second jour qu’il est progressivement sorti de sa torpeur. Comme il y avait quantité de choses intéressantes, étranges et dangereuses, qui se disaient sur le bateau, le curieux qu’il est s’est alors rouvert au monde. Tout en continuant à se taire, il a commencé à se remettre à écouter. Oui, l’embarcation et les gens qui s’y trouvaient étaient à son goût : ils ne venaient pas seulement de loin, mais voulaient encore aller loin, et même plus loin encore. Contrairement à la foule, Zarathoustra a toujours été l’ami de ceux qui, comme lui, font de longs voyages et aiment les dangers inhérents à la vie. Et regardez donc : à force d’écouter leurs divers récits de voyages, la glace de son cœur a fini par se briser et sa langue à se délier ! Après un moment, il s’est alors mis à parler en ces termes :
A vous seuls, hommes debout qui m’entourez, audacieux chercheurs et tentateurs ou essayeurs ; à vous qui avez vogué avec des voiles rusées sur de terribles mers ; vous qui avez bravé d’effroyables dangers,
A vous qui êtes ivres d’énigmes, joyeux dans la pénombre ; à vous qui n’avez peur de rien ; vous dont l’âme est attirée dans chaque abîme de folie par le son des flûtes :
– car vous n’êtes pas comme la plupart, vous ne voulez pas faire les choses à moitié, vous n’êtes pas du genre à tâtonner d’une main lâche à la recherche d’un fil dans le labyrinthe. Vous êtes comme moi, vous détestez déduire par maints calculs intelligents ce que vous pouvez deviner en toute spontanéité. Vous êtes des fonceurs, portés, poussés par des forces surpuissantes –,
A vous, à vous seuls, je raconte l’énigme que j’ai vue : le visage, la vision du plus solitaire.
J’ai tout récemment traversé, sombre, un crépuscule couleur cadavre ; sombre et dur, je l’ai traversé les lèvres serrées. Une quantité de soleils avait décliné autour de moi et en moi. La nuit était en train de venir. J’étais dans la pénombre, entouré d’ombres effrayantes.
J’avançais sur un sentier qui grimpait avec entêtement à travers des éboulis de pierres ; un sentier méchant, solitaire, dénué d’herbe et de buissons : un sentier de montagne où les pierres, sous le défi de mon pied, crissaient à chacun de mes pas.
Mon pied avançait, muet, sans se plaindre, par-dessus les crissements sarcastiques des cailloux qu’il piétinait et qui le faisaient glisser : voilà comment mon pied s’est efforcé de grimper vers les hauteurs.
De grimper vers les hauteurs – et ce malgré l’esprit de lourdeur qui me tirait vers le bas ; malgré mon diable et ennemi juré qui n’arrêtait pas de tirer mon pied vers l’abîme.
De grimper vers les hauteurs – bien que j’aie l’esprit de lourdeur assis sur mes épaules, mi-nain, mi-taupe ; paralysé, paralysant ; faisant couler du plomb dans mon oreille, instillant des gouttes de pensées de plomb dans mon cerveau.
« Oh Zarathoustra, sussurait-il d’un ton railleur, hautain, en faisant le malin, en détachant exagérément chaque syllabe ; toi la pierre de la sagesse ! Tu t’es lancé vers les hauteurs, mais tu devrais le savoir : chaque pierre lancée vers les hauteurs doit – retomber par terre !
Oh Zarathoustra, toi la pierre de la sagesse ! Toi la pierre de fronde, le démolisseur d’étoiles ! Toi qui t’attaques à tous les idéaux ! La hauteur à laquelle tu t’es toi-même lancé est certes impressionnante, mais tu devrais le savoir : chaque pierre lancée – doit inexorablement retomber sur terre !
Regarde à quoi tu es condamné : à toi-même, à ta propre lapidation ! Oh Zarathoustra, tu as certes jeté la pierre au loin, – mais elle va inexorablement te retomber dessus ! »
Après avoir dit ces mots, le nain railleur s’est tu. Et le silence a duré longtemps. Silence lourd. Pénible. Le mutisme du nain était pesant. En vérité, on se sent plus seul comme ça, à deux, sans rien se dire, que quand on est vraiment seul !
Bien sûr, j’ai continué à grimper, à grimper, à rêver, à penser, – mais tout, depuis, me pesait : tous mes gestes, toutes mes réflexions se trouvaient écrasés par un immense poids. Oui, l’esprit de lourdeur s’était emparé de moi. Je ressemblais à un malade, fatigué, épuisé par son terrible martyr ; un malade qui, à peine il arrive à s’endormir pour se refaire, se trouve immédiatement réveillé par un rêve terrible. Je pouvais faire et penser ce que je voulais, un immense poids me faisait souffrir sans répit ni repos.
Mais heureusement, il y a quelque chose en moi que j’appelle courage : une puissance qui s’est jusqu’ici occupée de chaque mauvaise humeur, qui m’a permis de surmonter chaque mauvais moment. Une force qui a, littéralement, battu à mort chacun de mes moments de faiblesse. Et c’est justement ce courage qui m’a, après un long moment de marche et de méditation aussi silencieuse que douloureuse, fait m’arrêter net et défier en ces termes mon pesant compagnon : « Ecoute, nain perfide : c’est toi – ou moi ! Les deux, ensemble, ce n’est pas possible ! »
Oui, le courage est le meilleur des meurtriers. Le courage qui attaque. Car dans chaque attaque, dans chaque défi, il y a en même temps un jeu qui retentit des profondeurs.
C’est parce que l’homme est l’animal le plus courageux de la terre qu’il a réussi à surmonter, à vaincre tous les autres animaux de la terre. Grâce à ses attaques, ses défis, ses jeux retentissants, il est même parvenu à surmonter ses douleurs, jusqu’aux plus profondes. D’ailleurs, s’il est l’être vivant le plus courageux, ce n’est pas par hasard, mais justement parce que c’est en lui que la douleur s’exprime de la manière la plus forte, la plus vive, la plus profonde. Le courage n’est autre qu’une réponse à la souffrance ; et pas n’importe quelle réponse : la meilleure réponse faite à la souffrance. En effet, si on souffre, il y a deux possibilités : soit on baisse les bras, on se laisse aller et accepte d’être écrasé par sa peine ; soit on prend son courage à deux mains, on surmonte sa douleur et s’ouvre à de nouveaux horizons.
Le courage est d’une puissance inouïe : il est capable de nous débarrasser de tout malaise ; il arrive à frapper à mort jusqu’au vertige qui nous prend au bord des abîmes. Et à bien y regarder – vous ne me contredirez pas –, où qu’on se trouve, on est à vrai dire toujours entouré d’abîmes ! La simple faculté de voir – de voir vraiment, sans se voiler la face – n’implique-t-elle pas déjà la vision des abîmes ? Le gouffre n’est-il pas partout présent, serait-ce manière cachée ?
Oui, le courage est le meilleur des meurtriers ! Il est même capable de se débarrasser de la compassion. Même la pitié – l’abîme le plus profond –, il la frappe à mort, le courage. Aussi profondément que l’homme voit dans la vie, aussi profondément il voit dans la souffrance. Car au fond, la vie est souffrance, un gouffre de souffrance ; et la souffrance des uns implique la pitié des autres. Or la pitié, voilà le gouffre qu’il s’agit de surmonter par-dessus tout.
Oui, le courage est le meilleur des meurtriers ! Le courage qui attaque, qui défie, qui joue : celui qui va jusqu’à frapper à mort, surmonter, la souffrance et la mort elle-même en disant : « Quoi, c’était ça, la vie ? Allez ! Je n’ai peur de rien, je ne regrette rien : qu’elle se déroule encore une fois, à l’identique ! »
Il y a beaucoup de jeu retentissant dans de tels dictons. Celui qui a des oreilles saura l’entendre.
2.
« Stop ! Nain, ai-je dit alors. Nous ne pouvons cheminer les deux ensemble ! Il n’y a ici de place que pour un seul d’entre nous ! C’est moi – ou toi ! Et tu n’as pas de chance : je suis le plus fort des deux. Car tu ne connais pas ma pensée la plus profonde, la plus lourde, ma pensée la plus abyssale ! Cette pensée – tu serais bien incapable de la porter ! »
A ce moment, après avoir défié le nain de la sorte, je me suis tout à coup senti beaucoup plus léger : le curieux nabot venait de bondir de mon épaule, pour aller s’accroupir sur une pierre devant moi. Je me suis arrêté net moi aussi. On se trouvait juste en face d’un portique.
« Regarde ce portique ! Nain !, ai-je dit alors : il a deux visages. Deux chemins se rejoignent ici. Deux chemins que personne encore n’a suivis jusqu’au bout en pensée.
Regarde ! Cette longue rue qui s’étend d’un côté, derrière nous, elle dure une éternité. Et cette autre longue rue, qui s’étend de l’autre côté, en avant de nous – elle est une autre éternité.
Regarde ! Les chemins se contredisent : l’un vient de derrière, du passé, et l’autre va en avant, vers l’avenir. Et c’est justement ici qu’ils se heurtent, de front. C’est ici, à ce portique, que l’histoire et le futur se rejoignent. Comment il s’appelle, le portique ? Regarde, son nom est inscrit là, au-dessus : il s’agit du portique « Instant ». Le portique de l’instant présent.
Mais si quelqu’un s’avançait sans arrêt sur l’un des deux chemins – toujours plus avant et toujours plus loin : crois-tu vraiment, nain, que ces chemins continueraient à se contredire éternellement ? »
« Tout ce qui est droit ment, a alors murmuré le nain avec mépris. Toute vérité est tordue, le temps lui-même est un cercle. »
La remarque hautaine du nain m’a mis dans une colère bleue : « Oh toi, esprit de lourdeur ! Ne te facilite pas trop la tâche ! Ne fais pas le malin ! Ou alors je t’abandonne ici même ; je te laisse accroupi là, sur ta pierre, esprit et pied boiteux. Allez, ravale ton arrogance et rappelle-toi que c’est moi qui t’ai porté là-haut ! Que c’est moi qui t’ai appris ce que tu viens d’ânonner ! Et que tu n’as visiblement compris que de manière superficielle, sans l’incorporer. Allez, arrête ton char !
Regarde cet instant !, ai-je continué alors. De ce portique instant s’étend, en arrière, une longue rue, éternelle : oui, derrière nous se trouve toute une éternité. Chaque instant présent est le fruit de toute une éternité. Eternité qui va inexorablement se rejouer, encore une fois et encore une fois.
Toute chose qui peut marcher ne doit-elle pas avoir déjà marché une fois sur cette rue ? Toute chose qui peut arriver ne doit-elle pas déjà être arrivée, s’être déroulée une fois ?
Et si tout s’est déjà joué une fois, a déjà été là une fois : comment considères-tu alors, nain, cet instant présent que nous vivons, ce portique que nous voyons ? Ce portique ne doit-il pas lui aussi déjà avoir été là une fois, devant nous, à l’identique ?
Et toutes les choses ne sont-elles pas liées de la sorte, fermement intriquées les unes dans les autres ? Cet instant n’attire-t-il pas toutes les choses futures vers lui ? Toutes les choses à venir ne proviennent-elles pas de l’instant présent ? L’instant présent ne s’attire-t-il pas tout compte fait lui-même – vers lui-même ?
Car tout ce qui peut marcher doit le faire une fois encore, sur cette longue rue derrière nous, et sur cette longue rue devant nous !
Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune, et ce clair de lune lui-même, et moi et toi sous ce portique, chuchotant ensemble, chuchotant des choses éternelles – ne devons-nous pas nous aussi, nous tous, déjà avoir été là ?
Et revenir ici – et marcher dans cette autre rue, au loin, devant nous, dans cette longue rue lugubre. Ne devons-nous pas éternellement revenir au même endroit et suivre les mêmes chemins ? »
Voilà comment je parlais avec le nain, d’ailleurs toujours plus bas : car au fond, je craignais les pensées qui me venaient ; oui, mes propres pensées et arrière-pensées ne me mettaient pas à l’aise. A ce moment, alors même que je venais de m’arrêter de parler, j’ai soudain entendu un chien hurler tout près.
Un hurlement terrible ! Ai-je jamais entendu un chien hurler comme ça ? Il me semblait. Je me suis alors mis à réfléchir, à me rappeler mon passé, à laisser ma pensée faire marche arrière. Oui, ça m’est déjà arrivé ! Quand j’étais enfant, dans ma plus lointaine enfance :
J’ai alors entendu un chien hurler comme ça. Et je n’ai pas fait que l’entendre : je l’ai vu aussi, le poil hérissé, la tête dressée, tremblant dans le plus calme minuit, à l’heure où les chiens eux-mêmes se mettent à croire aux fantômes.
Je m’en souviens : les choses étaient telles que j’ai pris le chien en pitié. Tout, autour de moi, me poussait à le faire : la lune était pleine et passait dans un silence de mort par-dessus la maison ; elle était justement posée là, une boule de braise ronde, immobile, sur le toit plat, comme si elle guettait une propriété étrangère qu’il s’agissait de piller :
Telle était la raison pour laquelle le chien s’était effrayé : car on a beau dire, les chiens ne sont pas sans peur ; ils croient eux aussi aux voleurs et aux fantômes. Et quand j’ai de nouveau entendu hurler comme ça, comme jadis, dans mon enfance, il m’a été impossible de ne pas reprendre le chien en pitié.
Mais où s’en était maintenant allé le nain ? Et le portique ? Et l’araignée ? Et tous nos chuchotements ? Est-ce que j’ai rêvé tout cela ? Est-ce que je viens de me faire réveiller par ce chien ? Quoi qu’il en soit, je me trouvais soudain seul, entre des écueils sauvages, déserts, dans le plus désert des clairs de lune.
Mais un homme était couché là ! Et regardez, là, le chien, bondissant, hérissé, gémissant. Oui, le même chien, exactement, que celui de mon enfance. Et quand il m’a vu venir, il a hurlé de nouveau, ou plutôt, il a crié de nouveau : ai-je jamais entendu un chien hurler comme ça, crier comme ça à l’aide ?
Mais ce n’est pas tout. Non, le cri n’était pas tout. En vérité, mes yeux n’avaient, eux non plus, jamais rien vu de pareil. Sur le sol, j’ai vu un jeune berger, se tordant de douleur, s’étranglant, frémissant, le visage déformé. Quel visage, quelle vision effroyable : un noir et lourd serpent pendait hors de sa bouche.
Ah ! Ai-je jamais vu autant de dégoût et d’épouvante blême sur un visage ? Le pauvre homme, il s’est sans doute endormi ; et le serpent en a sans doute profité pour ramper dans son gosier – et l’y mordre à pleines dents.
Par réflexe, de toutes mes forces, je n’ai pas tardé à empoigner le serpent et me suis mis à lui tirer dessus ; à tirer et tirer encore pour qu’il lâche prise. Mais tous mes efforts étaient vains ! Impossible d’arracher le serpent du gosier, tant il s’y accrochait fort. Et voilà que tout à coup, quelque chose s’est alors mis à crier hors de moi, tel un appel au courage : « Mords-le ! Mords-le !
Mords-lui la tête ! », voilà comment ça a crié hors de moi ; voilà comment mon épouvante, ma haine, mon dégoût, ma pitié, tout ce que j’ai de bon et de mauvais a tout à coup crié, d’un seul cri.
Vous les braves matelots qui m’entourez ! Vous les chercheurs, les tentateurs ! Vous tous qui vous êtes embarqués sur des mers inexplorées avec des voiles rusées ! Vous qui savez vous réjouir des énigmes les plus périlleuses !
Devinez-moi donc l’énigme que j’ai vue alors ! Devinez moi donc le visage, la vision du plus solitaire !
Car ce que j’ai vu était bien un visage, une vision, et en même temps une prévision. Allez, dites moi : qu’ai-je vu dans le symbole du portique « Instant » ? Et qui est-ce qui doit un jour encore venir ?
Qui est le berger dans le gosier duquel le serpent a rampé comme ça ? Qui est l’homme à qui tout le plus lourd, le plus noir va ramper dans le gosier ?
La fin de ma vision ? Je vais vous la raconter : le berger a suivi le conseil avisé du cri qui m’est venu. Il a mordu le serpent d’un coup de dents ! Il lui a tranché d’un coup d’un seul la tête et l’a crachée au loin. Puis il s’est redressé d’un bond.
Et voilà que le berger n’était alors plus un berger. Et n’était même plus un homme, mais un métamorphosé. Après avoir surmonté sa peine, après avoir, par courage, vaincu son plus grand danger, il se trouvait soudain auréolé de lumière ; le voilà qui riait ! Ah, si vous aviez entendu son rire ! Comme il riait ! Jamais sur terre un homme n’a ri comme il a ri alors !
Oh, mes frères, j’ai entendu là un rire qui n’était assurément pas un rire d’homme ! Et depuis ce jour, depuis que j’ai entendu ce rire, je suis pris par une soif, dévoré par une nostalgie, un désir qui jamais plus ne va s’apaiser.
Oui, ma nostalgie, mon désir de ce rire me dévore. Oh, comment, après avoir entendu ce rire, je supporte encore de vivre ! Et comment, en même temps, après avoir entendu ce rire, je supporterais encore de mourir ! Ce rire m’a fait entrer dans une nouvelle dimension, par-delà la vie et la mort.
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
1.
Lorsque le bruit a couru parmi les matelots que Zarathoustra était sur le bateau – car un homme venant des îles bienheureuses était monté en même temps que lui à bord –, une grande curiosité et attente est apparue. Mais Zarathoustra s’est tu deux jours durant et était froid et sourd de tristesse, de telle sorte qu’il ne répondait ni aux regards ni aux questions. Mais le soir du second jour il a de nouveau ouvert ses oreilles, bien qu’il ait continué à se taire : car il y avait beaucoup de choses étranges et dangereuses à entendre sur ce bateau qui venait de loin et voulait aller plus loin encore. Mais Zarathoustra était un ami de tous ceux qui font de longs voyages et aiment à vivre non sans danger. Et regardez ! Pour finir, à force d’écouter, sa propre langue s’est déliée et la glace de son cœur s’est brisée : – il a alors commencé à parler comme ça :
A vous, les audacieux chercheurs, tentateurs (essayeurs), et quiconque a vogué avec d’astucieuses voiles sur de terribles mers, –
a vous, les ivres d’énigmes, les joyeux de la pénombre, dont l’âme est attirée avec des flûtes dans chaque abîme dément :
– car vous ne voulez pas tâtonner d’une main lâche à la recherche d’un fil ; et, là où vous pouvez deviner, là vous détestez déduire –
à vous seuls je raconte l’énigme que j’ai vue, – le visage du plus solitaire. –
J’ai récemment traversé, sombre, un crépuscule couleur cadavre, – sombre et dur, les lèvres serrées. Il n’y avait pas qu’Un soleil qui avait décliné pour moi.
Un sentier qui grimpait avec entêtement à travers des éboulis, un méchant, un solitaire, qui n’est plus touché ni par l’herbe ni les buissons : un sentier de montagne crissait sous le défi de mon pied.
Avançant, muet, par-dessus les crissements sarcastiques des cailloux, piétinant la pierre qui l’a laissé glisser : ainsi mon pied s’est efforcé de monter.
En haut : – malgré l’esprit qui le tirait en bas, qui le tirait vers l’abîme, l’esprit de lourdeur, mon diable et ennemi juré.
En haut : – bien qu’il ait été assis sur moi, mi-nain, mi-taupe ; paralysé, paralysant ; instillant du plomb par mon oreille, des gouttes de pensées de plomb dans mon cerveau.
« Oh Zarathoustra, sussurait-il d’un ton railleur, en détachant syllabe après syllabe, toi la pierre de la sagesse ! Tu t’es lancé dans les hauteurs, mais chaque pierre lancée doit – tomber !
Oh Zarathoustra, toi la pierre de la sagesse, toi la pierre de fronde, le démolisseur d’étoiles ! Tu t’es toi-même lancé si haut, – mais chaque pierre lancée – doit tomber !
Condamné à toi-même et à ta propre lapidation : oh Zarathoustra, tu as jeté la pierre au loin, – mais elle va retomber sur toi ! »
Sur ce, le nain s’est tu ; et cela a duré longtemps. Mais son mutisme me pesait ; et en vérité, on est plus seul ainsi à deux que seul !
J’ai grimpé, j’ai grimpé, j’ai rêvé, j’ai pensé, – mais tout me pesait. Je ressemblais à un malade que son grave martyr fatigue, et qui, à peine endormi, est de nouveau réveillé par une grave rêve. –
Mais il y a quelque chose en moi que j’appelle courage : il m’a jusqu’ici battu à mort chaque mauvaise humeur. Ce courage m’a enfin fait m’arrêter et me dire : « Nain ! Toi ! Ou moi ! » –
Le courage, en effet, est le meilleur meurtrier, – le courage qui attaque ; car dans chaque attaque, il y a un jeu qui retentit.
Mais l’homme est l’animal le plus courageux : par là il a surmonté chaque animal. Avec un jeu retentissant il a aussi surmonté chaque douleur ; mais la douleur humaine est la plus profonde.
Le courage frappe également à mort le vertige au bord des abîmes : et où l’homme ne se trouverait-il pas au bord des abîmes ! Voir n’est-il pas lui-même – voir des abîmes ?
Le courage est le meilleur meurtrier ; le courage frappe également la compassion (pitié) à mort. Mais compatir est le plus profond abîme : aussi profondément que l’homme voit dans la vie, aussi profondément il voit aussi dans la souffrance.
Mais le courage est le meilleur meurtrier, le courage qui attaque : il frappe encore la mort à mort, car il dit : « Cela était-il la vie ? Allez ! Encore une fois ! »
Mais dans de tels dictons il y a beaucoup de jeu retentissant. Que celui qui a des oreilles entende. –
2.
« Arrête ! Nain, ai-je dit. Moi ! Ou toi ! Mais je suis le plus fort de nous deux – : tu ne connais pas ma pensée la plus abyssale ! Elle – tu ne pourrais la porter ! » –
Alors est arrivé ce qui me rendait plus léger : car le nain a bondi de mon épaule, le curieux ! Et il s’est assis sur une pierre devant moi. Mais là où nous étions arrêtés, il y avait justement un portique.
« Regarde ce portique ! Nain !, j’ai continué : il a deux visages. Deux chemins se rejoignent ici : personne ne les a encore suivis jusqu’au bout.
Cette longue rue en arrière : elle dure une éternité. Et cette longue rue en avant – elle est une autre éternité.
Ils se contredisent, ces chemins ; ils se heurtent justement de front : – et c’est là, à ce portique, qu’ils se rejoignent. Le nom du portique est écrit au-dessus : « Instant ».
Mais si quelqu’un s’avançait sur l’un d’entre eux – toujours plus avant et toujours plus loin : crois-tu, nain, que ces chemins se contredisent éternellement ? » –
« Tout ce qui est droit ment, a murmuré avec mépris le nain. Toute vérité est tordue, le temps lui-même est un cercle. »
« Toi, esprit de lourdeur !, ai-je dit en colère, ne te rends pas l’affaire trop facile ! Ou je te laisse assis là où tu es assis, pied boiteux, – et c’est moi qui t’ai porté là-haut !
Regarde, ai-je continué, cet instant ! De ce portique instant s’étend une longue rue éternelle en arrière : derrière nous se trouve une éternité.
Toute chose qui peut marcher ne doit-elle pas déjà avoir marché une fois sur cette rue ? Toute chose qui peut arriver ne doit-elle pas déjà être arrivée, avoir été faite, être passée une fois ?
Et si tout a déjà été là : comment considères-tu, nain, cet instant ? Ce portique ne doit-il pas lui aussi déjà – avoir été là ?
Et toutes les choses ne sont-elles pas ainsi fermement liées, de sorte que cet instant tire toutes les choses à venir vers lui ? Et donc – – lui-même aussi ?
Car ce qui de toutes choses peut marcher : dans cette longue rue au loin – il doit une fois encore marcher ! –
Et cette lente araignée qui rampe au clair de lune, et ce clair de lune lui-même, et moi et toi sous le portique, chuchotant ensemble, chuchotant des choses éternelles – ne devons-nous pas tous déjà avoir été là ?
– et revenir et marcher dans cette autre rue, au loin, devant nous, dans cette longue rue lugubre – ne devons-nous pas éternellement revenir ? – »
Ainsi je parlais, et toujours plus bas : car je craignais mes propres pensées et arrière-pensées. Là, soudain, j’ai entendu un chien hurler tout près.
Ai-je jamais entendu un chien hurler comme ça ? Ma pensée a fait marche arrière. Oui !, quand j’étais enfant, dans la plus lointaine enfance :
– j’ai alors entendu un chien hurler comme ça. Et je l’ai vu aussi, le poil hérissé, la tête dressée, tremblant, dans le plus calme minuit, là où les chiens eux-mêmes croient aux fantômes.
– de sorte que j’en ai eu pitié. Car la pleine lune passait en effet dans un silence mortel par-dessus la maison, elle était justement posée, une ronde braise, – immobile sur le toit plat, comme sur une propriété étrangère : –
c’est pourquoi le chien s’était jadis effrayé : car les chiens croient aux voleurs et fantômes. Et quand j’ai de nouveau entendu hurler comme ça, j’en ai de nouveau eu pitié.
Où s’en était maintenant allé le nain ? Et le portique ? Et l’araignée ? Et tous les chuchotements ? Ai-je rêvé ? Me suis-je réveillé ? Je me trouvais tout à coup entre de sauvages écueils, seul, désert, dans le plus désert clair de lune.
Mais un homme était couché là ! Et là ! Le chien, sautant, hérissé, gémissant, – il m’a maintenant vu venir – il a alors de nouveau hurlé, il a alors crié : –ai-je jamais entendu un chien crier ainsi à l’aide ?
Et, en vérité, ce que j’ai vu, jamais je n’ai rien vu de pareil. J’ai vu un jeune berger, se tordant, s’étranglant, frémissant, le visage déformé, un noir et lourd serpent pendant hors de sa bouche.
Ai-je jamais vu autant de dégoût et d’épouvante blême sur un visage ? Il a sans doute dormi ? Le serpent a alors rampé dans son gosier – s’y est alors agrippé à pleines dents.
Ma main a tiré et tiré le serpent : – en vain ! Elle n’a pas tiré le serpent hors du gosier. Ça a alors crié hors de moi : « Mords ! Mords !
La tête ! Mords ! » – voilà comment ça a crié hors de moi, mon épouvante, ma haine, mon dégoût, ma pitié, tout mon bon et mauvais a crié d’Un cri hors de moi. –
Vous les braves autour de moi ! Vous les chercheurs, tentateurs, et quiconque s’est embarqué sur des mers inexplorées avec des voiles rusées ! Vous autres qui vous réjouissez des énigmes !
Devinez-moi donc l’énigme que j’ai alors regardé, devinez moi donc le visage du plus solitaire !
Car c’était un visage et une prévision : – qu’ai-je vu alors dans le symbole ? Et qui est-ce qui doit un jour encore venir ?
Qui est le berger dans le gosier duquel le serpent a rampé comme ça ? Qui est l’homme à qui tout le plus lourd, le plus noir va ramper dans le gosier ?
– Mais le berger a mordu, comme mon cri le lui a conseillé ; il a mordu d’un bon coup de dents ! Il a craché au loin la tête du serpent – : et s’est redressé d’un bond. –
Non plus berger, non plus homme, – un métamorphosé, un auréolé de lumière qui riait ! Jamais encore sur terre un homme n’a ri comme il a ri !
Oh, mes frères, j’ai entendu un rire qui n’était pas un rire d’homme, – – et une soif me dévore désormais, une nostalgie qui ne va jamais s’apaiser.
Ma nostalgie de ce rire me dévore : oh, comment est-ce que je supporte encore de vivre ! Et comment supporterais-je de mourir maintenant ! –
Parole de Zarathoustra.
***
Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Deuxième chapitre de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les précédents se trouvent ici.