APRÈS S’ÊTRE RÉVEILLÉ DE SON DERNIER RÊVE DU MATIN, dans lequel il se voyait peser le monde, Zarathoustra poursuit de jour son aventure en plaçant les trois plus grands maux du monde humain sur une balance : la volupté, la manie de dominer et la manie de soi – autrement dit le plaisir des sens, le despotisme et l’égoïsme. Le voilà qui les présente, tant bien que mal, selon diverses perspectives.
Volupté, plaisir des sens : une épine et même un pieu pour tous les contempteurs du corps en pénitence, pour tous ceux qui dénigrent la dimension charnelle de la vie, qui se réfugient dans la seule pensée et visent le paradis. Volupté, plaisir des sens, un phénomène maudit comme « monde » de l’ici-bas par tous les prédicateurs de l’au-delà, par tous ceux qui prêchent des arrière-mondes, des mondes idéaux ; car la volupté n’a que faire des théories des enseignants de trouble et d’erreur ; elle s’en moque, elle les nargue.
Volupté, plaisir des sens : le lent feu sur lequel brûle et se consume la racaille ; le fourneau de rut et de bouillonnement pour tout bois vermoulu, pour tout torchon puant.
Volupté, plaisir des sens : innocent et libre pour les cœurs qui ne sont pas prisonniers d’idées morales ; le bonheur jardinier de la terre, le bonheur qui cultive l’ici-bas ; la surabondance reconnaissante de tout avenir pour le présent, l’expérience du présent comme fruit du passé en chemin vers l’avenir.
Volupté, plaisir des sens : un dangereux poison sucré seulement pour celui qui a perdu sa vigueur, pour celui qui est fané ; au contraire, pour ceux qui ont une volonté de lion, la volupté est le grand renforcement du cœur et le vin des vins qu’on ménage respectueusement.
Volupté, plaisir des sens : le grand symbole de bonheur pour un plus grand bonheur et le plus haut espoir. Car à bien des choses l’union, le mariage et même plus que l’union et le mariage est promis, –
L’union, le mariage est promis à bien des choses plus étrangères l’une à l’autre encore que l’homme et la femme – et qui donc, dites-moi, a pleinement compris à quel point l’homme et la femme sont étrangers l’un à l’autre !
Volupté, plaisir des sens : mais je veux avoir des clôtures autour de mes pensées et autour de mes paroles, pour que les porcs et autres exaltés ne puissent pas faire irruption dans mes jardins sacrés !
Manie de dominer, despotisme : le fouet brûlant des cœurs endurcis, des plus durs cœurs endurcis ; le cruel martyre qui se réserve pour faire souffrir le plus cruel lui-même ; la sombre flamme de bûchers vivants.
Manie de dominer, despotisme : le frein méchant installé sur les peuples les plus vaniteux ; la moquerie de toutes les vertus incertaines ; ce qui grimpe sur chaque cheval et chaque fierté.
Manie de dominer, despotisme : le tremblement de terre qui brise et éventre tout ce qui est pourri et creux ; la roulante, grondante et punissante destructrice des tombeaux recrépis ; le point d’interrogation qui tombe comme un éclair après chaque réponse prématurée.
Manie de dominer, despotisme : manie devant laquelle le regard de l’homme rampe, se baisse, s’asservit et se trouve plus ras-terre que le serpent et le porc – jusqu’à ce qu’enfin le grand mépris jaillisse hors de lui sous forme de cri –
Manie de dominer, despotisme : l’affreux enseignant du grand mépris qui prêche en criant « va-t’en, toi ! » à la figure des villes et des empires – jusqu’à ce que ce cri jaillisse hors d’eux-mêmes : « Que je m’en aille, moi ! »
Manie de dominer, despotisme : manie tentatrice des faibles, mais qui grimpe néanmoins aussi vers les purs et les solitaires et là-haut vers les hauteurs présomptueuses, brûlantes comme un amour qui peint d’alléchantes félicités sur le ciel pourpre de la terre.
Manie de dominer, despotisme : mais qui l’appelle manie, si le haut a envie de descendre vers le pouvoir : en vérité, il n’y a rien de malade et nulle dépendance à de telles envies et descentes !
Il faut que la hauteur solitaire ne s’isole et ne se contente pas éternellement de soi ! Il faut que la montagne vienne dans la vallée et il faut que les vents des hauteurs descendent dans les bas-fonds !
Oh, qui trouverait de quel mot de vertu baptiser une telle aspiration, une telle nostalgie ! « Vertu qui donne » – voilà comment Zarathoustra a jadis nommé l’innommable.
Et à la même époque il est aussi arrivé – et en vérité, c’est alors arrivé pour la première fois ! – qu’une parole proclame bienheureux la manie de soi, l’égoïsme, l’intacte et saine manie de soi, l’intact et sain égoïsme qui émerge d’une âme puissante :
D’une âme puissante à laquelle appartient le corps élevé, le beau corps victorieux, revigorant, autour duquel toute chose devient miroir :
Le corps souple, persuasif, le danseur qui symbolise et résume l’âme qui se réjouit d’elle-même. Une telle auto-réjouissance des corps et des âmes s’appelle elle-même « vertu ».
Avec ses mots de bien et de mal, cette auto-réjouissance s’abrite elle-même comme sous le feuillage d’un bois sacré ; avec les noms de son bonheur, elle bannit loin d’elle tout ce qui est méprisable.
L’auto-réjouissance bannit loin d’elle tout ce qui est lâche ; elle dit « Le mauvais – c’est lâche ! » Celui qui toujours s’inquiète, soupire, se lamente et celui qui ramasse jusqu’au plus petit avantage lui paraît méprisable.
L’auto-réjouissance méprise aussi toutes les sagesses geignardes, qui se plaignent de ne pas être dans la lumière : car en vérité il y a aussi une sagesse qui fleurit dans l’obscurité, une sagesse d’ombres nocturnes qui, comme telle, soupire toujours : « Tout est vain, tout est vanité ! »
L’auto-réjouissance fait peu de cas de la méfiance timide et de quiconque veut des serments plutôt que des regards et des mains tendues : de quiconque veut aussi toute sagesse par trop méfiante, car celle-ci est du genre des âmes lâches.
L’auto-réjouissance fait moins de cas encore du vite-serviable, du chiennement-servile qui a tôt fait de se coucher sur le dos, de l’humble ; et attention, il y a aussi de la sagesse qui est humble, chiennement-servile, pieuse et vite-serviable.
L’auto-réjouissance déteste vraiment et a vraiment du dégoût pour celui qui ne veut jamais se défendre, qui ravale tout crachat venimeux et tout regard méchant, le trop patient, le tout-tolérant, le toujours content : car c’est là le genre du valet.
Qu’importe qu’il soit valet de dieux et de coups de pied de dieux, d’hommes ou de stupides opinions d’hommes : elle crache sur tout genre de valet, cette bienheureuse manie de soi !
Mauvais : voilà comme elle appelle tout ce qui est courbé et courbable comme un valet, les yeux baissés et non pas libres, les cœurs opprimés, et cette fausse manière conciliante qui embrasse tout avec des lèvres larges et lâches.
Et pseudo-vérité : voilà comment elle appelle toutes les drôleries des valets, des vieillards et des êtres fatigués ; et en particulier l’ensemble de la grave, insensée et trop drôle bouffonnerie de prêtres !
Mais les pseudo-sages, tous les prêtres, tous les fatigués du monde dont l’âme est du genre de celle de la femme et du valet – oh, comme leur jeu a de tout temps mal joué avec la manie de soi !
Et voilà précisément ce qui devrait être considéré comme vertu et s’appeler vertu : qu’on joue mal avec la manie de soi ; qu’on joue mal avec son égoïsme ! Et « sans soi, désintéressé » – voilà comment se souhaiteraient eux-mêmes avec bonne raison tous ces lâches fatigués du monde et toutes ces folles araignées porteuses de croix ! Pour que ce soient finalement les forces de vie qui s’expriment – et non la subjectivité de chacun.
Mais elles toutes, pour chacune d’entre elle pointe maintenant le jour, le tournant, l’épée de justice, le grand midi : beaucoup de choses doivent maintenant devenir manifestes !
Et quiconque proclame sain(t) le Moi et la manie de soi proclame en vérité aussi ce qu’il sait, ce qu’il voit venir : « Regarde, il vient, il est proche, le grand midi ! », voilà ce qu’il proclame autour de lui.
Parole de Zarathoustra.
***
Traduction littérale
Volupté : pour tous les contempteurs du corps en pénitence l’épine et le pieu, et maudite comme « monde » par tous les prédicateurs d’arrière-monde : car elle se raille et nargue tous les enseignants de trouble et d’erreur.
Volupté : pour la racaille le lent feu sur lequel elle est brûlée ; pour tout bois vermoulu, tous les torchons puants le fourneau de rut et de bouillonnement.
Volupté : innocents et libres pour les cœurs libres le bonheur de jardin de la terre, la surabondance reconnaissante de tout avenir pour le présent.
Volupté : seulement pour le fané un poison sucré, mais pour ceux qui ont une volonté de lion le grand renforcement du cœur et le vin des vins qu’on ménage respectueusement.
Volupté : le grand symbole de bonheur pour plus grand bonheur et le plus haut espoir. Car à bien des choses le mariage est promis et plus que le mariage, –
– A bien des choses qui sont plus étrangères que l’est homme et femme : – et qui l’a complètement compris, combien étrangers sont homme et femme !
Volupté : – pourtant je veux avoir des clôtures autour de mes pensées et même autour de mes paroles : pour que les porcs et les exaltés ne fassent pas irruption dans mes jardins ! –
Manie de dominer : le fouet brûlant des plus durs cœurs endurcis ; le cruel martyre qui se réserve pour le plus cruel lui-même ; la sombre flamme de bûchers vivants.
Manie de dominer : le frein méchant qui est posé aux peuples les plus vaniteux ; la railleuse de toutes les vertus incertaines ; qui monte sur chaque cheval et chaque fierté.
Manie de dominer : le tremblement de terre qui brise et éventre tout ce qui est pourri et creux ; la roulante, grondante et punissante destructrice des tombeaux recrépis ; le point d’interrogation qui lance des éclairs à côté de réponses prématurées.
Manie de dominer : devant laquelle le regard de l’homme rampe et se baisse et s’asservit et devient plus bas que serpent et porc : – jusqu’à ce qu’enfin le grand mépris crie hors de lui –,
Manie de dominer : l’affreuse enseignante du grand mépris qui prêche au visage des villes et empires « va-t’en, toi ! » – jusqu’à ce que ça crie hors d’eux-mêmes « que je m’en aille, moi ! »
Manie de dominer : qui, tentante, grimpe néanmoins aussi vers les purs et les solitaires et là-haut vers les hauteurs présomptueuses, brûlant comme un amour qui peint des alléchantes félicités sur le ciel pourpre de la terre.
Manie de dominer : mais qui l’appellerait manie si le haut a envie de descendre jusqu’au pouvoir : en vérité, il n’y a rien de malade ni de dépendant à de telles envies et descentes !
Que la hauteur solitaire ne s’isole et ne se contente pas éternellement de soi ; pour que la montagne vienne dans la vallée et les vents des hauteurs dans les bas-fonds : –
Oh, qui trouverait le mot de baptême et de vertu qui convient à une telle nostalgie ! « Vertu qui donne » – voilà comment Zarathoustra a jadis nommé l’innommable.
Et jadis il est aussi arrivé – et en vérité, c’est arrivé pour la première fois ! – qu’une parole proclamait bienheureux la manie de soi, l’intacte et saine manie de soi qui jaillit d’une âme puissante : –
– d’une âme puissante à laquelle appartient le corps élevé, le beau corps victorieux, revigorant autour duquel toute chose devient miroir :
– le corps souple, persuasif, le danseur dont le symbole et le résumé est l’âme auto-réjouie. Une telle auto-réjouissance des corps et des âmes s’appelle elle-même : « vertu ».
Avec ses mots de bien et de mal, cette auto-réjouissance s’abrite elle-même comme sous le feuillage d’un bois sacré ; avec les noms de son bonheur, elle bannit loin d’elle tout ce qui est méprisable.
Elle bannit loin d’elle tout le lâche ; elle dit « Le mauvais – c’est lâche ! » Celui qui toujours s’inquiète, soupire, se lamente et celui qui ramasse jusqu’au plus petit avantage lui semble méprisable.
Elle méprise aussi toutes les sagesses geignardes : car en vérité il y a aussi une sagesse qui fleurit dans l’obscurité, une sagesse d’ombres nocturnes qui, comme telle, soupire toujours : « Tout est vanité ! »
Elle fait peu de cas de la méfiance timide et de chacun qui veut des serments au lieu de regards et de mains : aussi toute sagesse par trop méfiante, car celle-ci est du genre des âmes lâches.
Elle fait moins de cas encore du vite-serviable, du chiennement-servile qui a tôt fait de se coucher sur le dos, de l’humble ; et il y a aussi de la sagesse qui est humble et chiennement-servile et pieuse et vite-serviable.
Elle déteste vraiment et lui est un dégoût celui ne veut jamais se défendre, qui ravale les crachats venimeux et les regards méchants, le trop patient, le tout-tolérant, l’omni-content : car c’est là le genre valet.
Qu’il soit valet de dieux et de coups de pied de dieux, qu’il le soit d’hommes ou de stupides opinions d’hommes : elle crache sur tout genre de valet, cette bienheureuse manie de soi !
Mauvais : voici comme elle appelle tout ce qui est plié et pliable comme un valet, les yeux clignant et non libre, les cœurs opprimés, et ce faux genre conciliant qui embrasse avec des lèvres larges et lâches.
Et pseudo-vérité : voici comment elle appelle toutes les drôleries des valets et des vieillards et des fatigués ; et en particulier l’ensemble de la grave, insensée et trop drôle bouffonnerie de prêtres !
Mais les pseudo-sages, tous les prêtres, fatigués du monde, et dont l’âme est du genre de celle de la femme et du valet, – oh, comme leur jeu a de tout temps mal joué avec la manie de soi !
Et cela précisément devrait être vertu et s’appeler vertu, qu’on joue mal avec la manie de soi ! Et « sans soi » – voici comment se souhaiteraient avec bonne raison elles-mêmes tous ces lâches fatigués du monde et folles araignées porte-croix !
Mais pour eux tous vient maintenant le jour, le tournant, l’épée de justice, le grand midi : là beaucoup doit devenir manifeste !
Et qui proclame sain et saint le Moi et la manie de soi, en vérité, proclame aussi ce qu’il sait, un prophète : « Regarde, il vient, il est proche, le grand midi ! »
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la seconde partie du dixième chapitre de la « Troisième partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement réinvesti (en haut) et traduction littérale (en bas). Les précédents chapitres se trouvent ici.