ON LE SAIT, C’EST EN GRÈCE ANCIENNE, AU VIe SIÈCLE AVANT J.-C., que pointent les premières lueurs de la pensée rationnelle qui domine aujourd’hui notre monde et nos esprits. Les spécialistes s’accordent généralement pour dire que l’événement fondateur de notre vision du monde a lieu chez le poète et penseur Parménide ; plus précisément dans le prologue de son fameux Poème intitulé Peri phusikos, Sur la phusis, la nature comme éclosion à la lumière à partir des profondeurs cachées.
Ce texte est la reprise d’une conférence universitaire présentée en 2009 à l’Université de Fribourg (SUI).
Dans ce poème, il est question d’un jeune homme, qui se distingue de ses semblables par sa soif de lumière, son aspiration à la clarté, à la beauté, à la stabilité ; soif qui l’a poussé à parcourir toutes les villes et à s’occuper de tous les domaines et de tous les savoirs accessibles aux hommes. Grâce à ses efforts, il est parvenu à s’élever loin au-dessus de ses semblables, dans les plus hautes sphères de la connaissance, aux confins des savoirs non pas seulement humains, mais divins. A tel point que les dieux eux-mêmes ne sont pas restés indifférents et l’ont privilégié.
C’est ainsi que Parménide présente le jeune homme sur un char, divin, tiré par des cavales, guidé par de mystérieuses jeunes femmes, qu’il appelle les filles du soleil. Que font ces dernières ? Elles prolongent son savoir humain. Elles le conduisent à travers ciel vers un étonnant portail, rempli de la lumière de toute clarté. Portail divin, tellement lumineux qu’il est en même temps une ouverture béante, abyssale, comme une bouche prête à avaler quiconque s’en approche de trop près. Telle est la sagesse phusique : l’un ne va pas sans l’autre, plus forte est la lumière, plus grand est l’aveuglement.
Entouré des filles du soleil, le jeune homme traverse sans encombre l’inquiétante ouverture. Pour être accueilli par une déesse bienveillante et généreuse : la déesse de la vérité. Et voici que celle-ci lui fait un don, lui offre ce à quoi il aspire le plus : le « cœur sans tremblement de la vérité bien ronde », que Parménide appelle aussi « l’être de ce qui est ». Phénomène qui n’est ni plus ni moins que l’objet de la philosophie : le noyau ou l’essence toute claire, toute pure, stable et constante, sans défaut ni faille, de toute chose. La vérité qui guide aujourd’hui encore notre pensée, nos faits et gestes.
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Près de deux siècles plus tard, à la suite de Parménide, le philosophe Platon – le fondateur de la philosophie, de notre tradition de pensée et notre vision du monde – parle de ce « cœur » sans tremblement de la vérité ou « être de ce qui est » en termes d’« Idées ». Notre monde sensible, physique, ici et maintenant, est selon lui régi par un autre, suprasensible, métaphysique, intelligible, atteignable par la seule pensée qui vaille, droite, logique, rationnelle : le monde des Idées. Monde idéal, abstrait, éclairé par l’Idée suprême, analogue au soleil : l’Idée du Bien.
Or ce monde des Idées abstraites de la sensibilité, illuminé par cette Idée suprême, éclaire et imprègne depuis la nuit des temps l’esprit et le monde occidental. Aujourd’hui encore, nous sommes tous, autant que nous sommes, guidés dans nos entreprises, par des Idées abstraites : l’idée du bonheur, de l’amour, de la beauté, de la bonté, de la justice, de la vérité, etc. Ce sont elles, ces idées, qui nous conduisent dans le va-et-vient tragique des phénomènes ; qui nous donnent nos buts dans la vie. Ce monde des Idées nous imprègne, nous attire et nous convainc avec une telle force que nous mettons tout en œuvre pour transformer la vie ici et maintenant (marquée par la souffrance, la maladie, la mort) en fonction de la vie idéale telle qu’elle se présente à notre esprit (sans souffrance, sans maladie, sans mort). Et voilà que tout homme occidental s’efforce de retrancher de cette vie-ci ce qui ne correspond pas à cette vie-là ; de corriger le monde qui l’entoure en fonction du monde idéal. Non seulement sur un plan individuel, personnel – lui-même et le monde qui l’entoure doivent sinon être, du moins paraître le plus parfaits possibles –, mais finalement de manière tout à fait générale, englobante, à l’échelle de la planète entière : la terre entière doit devenir pour tout un chacun sans défaut ni faille, sans souffrance, sans manque, toute de beauté, de clarté, de bonté, de justice, toute de confort et de bonheur, un paradis terrestre
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Au fil des siècles, le christianisme, puis la science et la technique contribuent à réaliser et radicaliser le processus. Il devient la tâche des êtres les plus intelligents, des meilleurs et n’a par suite de cesse de croître toujours davantage, pour s’étendre jusque dans les moindres interstices et recoins les plus cachés. Le but est au fond très simple : il s’agit d’exclure de la vie ici et maintenant tout ce qui ne correspond pas au « cœur sans tremblement de la vérité bien ronde », à l’être ou, avec Platon, au monde idéal auquel l’homme a jadis été conduit par les filles du soleil. L’enjeu est de faire disparaître tout ce qui n’est pas clair, lisse et ferme, tout ce qui est de l’ordre de l’apparence changeante, du non-être, tout ce qui est affecté par le tragique de l’existence, la souffrance, la mort ; ce qui n’est pas intelligible, pas rationnel, mais au contraire ambigu, mystérieux, contradictoire : tantôt clair, tantôt obscur, tantôt vrai, tantôt faux, tantôt beau, tantôt laid, tantôt moral, tantôt immoral, tantôt plaisant, tantôt déplaisant, etc. Pour le dire autrement encore : la clarté doit triompher de l’obscurité ; la vérité de l’apparence, de l’erreur, de la fausseté, du mensonge ; le beau doit vaincre le laid ; le bien doit l’emporter sur le mal, la paix sur la guerre, l’amour sur la haine, la joie sur la peine, le plaisir sur la douleur. Bref : la vie idéale doit partout triompher de la vie sensible, entachée de mort.
Telle est la propension de la civilisation occidentale, platonico-chrétienne, philosophico-scientifico-technique : rendre le monde ici et maintenant, dans lequel on est dès notre naissance ballotté comme des bouchons sur la mer, le plus stable et constant, le plus idéal possible, un paradis terrestre.
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Mais qu’implique finalement ce processus à l’œuvre partout et en perpétuelle croissance ? Il suffit de regarder autour de nous : frappé qu’est le monde par la réalisation de nos Idées – on ne peut plus pures, on ne peut plus lumineuses, plus belles, plus morales –, tout devient certes toujours plus beau, plus brillant, plus agréable, plus accessible, plus aisé et lisse, mais à vrai dire seulement en apparence. Au fond – c’est le revers de la médaille – tout a en même temps tendance à perdre en force de vie, à se vider de son contenu, à se désenchanter, se dessécher, se stériliser, se niveler, s’uniformiser. Tout devient progressivement pierre : le monde humain se transforme toujours davantage en un immense désert, intérieur et extérieur. L’homme n’est plus qu’une fonction, un grain de sable, soufflé çà et là dans les sèches et stériles structures de l’immense machinerie sociale, politique, professionnelle, médiatique, économique, etc.
Conduit qu’il est depuis plus de vingt-cinq siècles par les filles du soleil en direction du cœur sans tremblement de la vérité bien ronde, de l’être du monde idéal, prenant celui-ci comme jauge et mesure de tous ses faits et gestes, l’homme assoiffé de lumière, de savoir et de stabilité a négligé le caractère abyssal inhérent à la plus grande brillance. Le voilà qui, en ne voulant que la vie, l’existence la plus claire, la plus pure, il s’aveugle et transforme sans s’en rendre compte – à vrai dire en toute bonne conscience – le monde entier en un immense désert ; et s’assèche lui-même en ses mille et une possibilités d’existence. Monde aride où tout n’est finalement que pierre ; où « pierre crisse contre pierre », écrit Nietzsche à la fin du XIXe siècle, dans un de ses poèmes tardifs des Dithyrambes de Dionysos (Rien que bouffon ! Rien que poète !) ; un désert qui gronde, dévore et avale toutes les différences ; où la mort guette, gronde et mâche ; où la vie n’est en fin de compte que grondement, mâchement en direction de la mort. Vie où le vide, le rien, le néant, le nihil – l’ouverture béante, la nostalgie, la mélancolie, l’absence de sens – croît en proportion de l’être, de la plénitude et du but que prétend représenter le cœur sans tremblement de la vérité bien ronde ; de l’Idée qui, bien qu’aujourd’hui reconnue comme illusoire, continue pourtant à régner de plus belle en nous et en dehors de nous, en tant que structures.
C’est le triomphe de ce que le Nietzsche appelle le « nihilisme », terme par lequel il caractérise l’évolution du monde occidental :
« Nihilisme : le but fait défaut ; la réponse au pourquoi fait défaut. Que signifie nihilisme ? — Que les valeurs suprêmes se dévalorisent. » (Fragments postumes, 1887-1888-II, 9 (35))
C’est phusique : à force de chercher la lumière la plus pure, de viser l’idéal, le soleil, on finit par ne plus rien y voir du tout. Et voilà que les valeurs suprêmes se dévalorisent, que les idées se voilent, que le ciel devient nuageux, que l’air se fait morne. Voilà que triomphent la sombre affliction, les mauvais tours, la mesquinerie, la mer de mélancolie, la misère cachée, les esprits faibles, efféminés, les dénégations, les sales petits secrets, la vaine quête de puissance et de gloire, les jeux méchants de notre inconscient et inaudible appel au secours.
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Fatigués de nous laisser aveuglément guider par les filles du soleil, nous sommes soudain attirés par autre chose, d’autres filles, aux antipodes des premières ; des filles qui, loin de stimuler notre rationalité, notre activité de penser et notre soif de lumière, de stabilité et de connaissance, nous entraînent bien plutôt dans ce que notre aspiration aux idées et notre esprit hypertrophié nous a fait négliger ou rejeter : la pure et simple sensualité. Voilà que les filles du soleil sont vouées aux calendes grecques et remplacées par les filles du désert, charnelles, douces et érotiques à souhait.
Mais cette attirance n’est que réactive, une possibilité d’existence somme toute pas plus saine, plus équilibrée que la précédente. A bien y regarder, elle n’est que l’autre face du même excès et ne fait à son tour qu’alimenter le désert : au lieu de dégénérer l’homme en machine ou fonction rationnelle, elle le réduit à n’être qu’un animal pulsionnel. Alors qu’il a tellement d’autres possibilités d’existence s’il fait usage de sa sensibilité et de son intelligence en s’ouvrant à ce qui le dépasse de fond en comble.
4 Comments
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C’est long 25 siècles… Ce texte est une interprétation d’une introduction écrite par Nietzsche ou une création de phusis.ch? Il est en tous cas particuliérement limpide et éclairé… Mais également très riche! Je devrais passer plus de temps par ici…
Il s’agit d’une création de phusis.ch, en introduction à l’article du 19.09.2011 intitulé « Parmi les filles du désert »; article qui est pour sa part une reproduction commentée du poème tardif de Nietzsche ainsi titré.
Danke für die Blumen!
« ON LE SAIT : C’EST EN GRÈCE, AU VIe SIÈCLE AVANT J.-C., que pointent les premières lueurs de la pensée rationnelle qui domine aujourd’hui nos esprits »
Quelle bêtise ethnocentrique de prétendre que la pensée rationnelle est l’apanage des grecs du VIème siècle ! Quelle ignorance des pensées d’ailleurs, sur tous les continents, parfois encore plus anciennes !
La pensée rationnelle-morale, idéaliste, binaire, qui domine aujourd’hui encore nos esprits provient sans conteste de la Grèce ancienne (Platon, après Parménide). Cela ne veut en aucune façon dire qu’il n’existe pas d’autres types de pensées rationnelles!