« Parmi des filles du désert » est le deuxième poème des Dithyrambes de Dionysos de Nietzsche. Il s’agit d’un psaume composé par un homme bien de chez nous qui se rappelle comment, jadis, avant de rencontrer Zarathoustra, en quête d’air pur, il a fui l’Occident pour se rendre en Orient. Comment, loin de notre lourde rationalité et inhibante moralité, il en est venu à s’adonner à la pure et simple sensualité…
*
Nous sommes dans une caverne, à la montagne. Entourés d’hommes qui, comme nous, sont effrayés de voir quel désert est devenu notre monde : rempli d’air morne, de mauvais tours, de mesquinerie, de jeux méchants, de vaines gloires, de secrètes misères. Effrayés aussi de ce que l’esprit des hommes est devenu : une mer de nuages, d’humide mélancolie, de vieille et sombre affliction d’êtres superficiels, égoïstes, bourré de réflexes et d’automatismes néfaste à la bonne évolution des phénomènes ; un désert dans le désert.
Nous nous trouvons donc en compagnie d’hommes qui, comme nous, en ont eu assez de la civilisation occidentale. Des hommes qui, en quête d’ailleurs, de secours, d’air pur, ont rompu avec la société et sont partis se réfugier dans les montagnes. Là-haut, ils ont comme nous rencontré Zarathoustra, le prophète Zarathoustra. Ce dernier a écouté nos invectives désespérées et nous a indiqué le chemin de sa caverne où nous nous trouvons et où nous venons de nous délecter de ses mets virils et de ses puissantes maximes.
Là, à côté de nous, il y a un vieux magicien, un vieil illusionniste, ici un bon et pieux pape, plus loin deux rois richement décorés. Et quatre invités inattendus : un politicien, un sportif, un homme de théâtre, un journaliste… Plus un étrange voyageur, qui se nomme l’ombre de Zarathoustra et qui, justement, appelle ce dernier sur le point de s’en aller.
« Ne t’en va pas !, reste parmi nous, Zarathoustra, lui crie-t-il. Sinon, à l’heure du dessert, la vieille et morne affliction va de nouveau assaillir nos esprits mous et efféminés ! »
« Toi seul Zarathoustra rends fort et clair l’air autour de toi ! N’ai-je jamais trouvé sur terre un si bon air que chez toi, dans ta caverne ? J’ai pourtant vu quantité de pays, poursuit-il, mon nez a appris à examiner et évaluer quantité d’air : mais c’est auprès de toi que mes narines goûtent leur plus grand plaisir ! Si ce n’est, – si ce n’est… – ô, pardonne un vieux souvenir, dit l’ombre de Zarathoustra, si ce n’est parmi des filles du désert. Auprès d’elles, où je suis allé, jadis, au plus loin de la nuageuse, humide et mélancolique vieille Europe, il y avait un air semblable à là-haut, air oriental, pareillement clair et bon.
Ah, comme je les ai aimées, ces filles d’Orient !, comme j’ai aimé le règne de ciel bleu, sans le nuage, sans pensée suspendus au-dessus… »
Et notre compère de s’adresser alors tout sourire à nous : « Vous ne le croyez pas, avec quelle manière elles étaient assises là, ces jeunes filles, quand elles ne dansaient pas, profondes, mais sans pensées, comme de petits secrets, comme des énigmes enrubannées, comme des noix de dessert – multicolores et étrangères, véritablement ! Mais sans nuages : des énigmes qui se laissent deviner. Par amour pour de telles filles, j’ai jadis composé un psaume de dessert… »
Voilà comment a parlé le voyageur qui se nommait l’ombre de Zarathoustra, avant de prendre la harpe du vieil illusionniste, de s’assoir, de croiser les jambes et… imperturbable et sage, de se mettre à regarder autour de lui. Le voilà qui s’est mis à inspirer lentement, de manière interrogative, comme quelqu’un qui, dans de nouveaux pays, goûte un nouvel air. Puis de se mettre à chanter. En commençant par une sorte de hurlement…
« Le désert croît : malheur à celui qui recèle des déserts… »
Nous sommes fixés d’emblée : les filles du désert, leur sensualité, le règne du ciel bleu, sans nuages, sans pensée, ne sont pas la solution pour nous autres hommes occidentaux…
Ah !
Solennel !
un digne commencement !
africainement solennel !
digne d’un lion
ou d’un singe hurleur moralisant…
— mais rien pour vous,
vous, amies les plus aimables,
au pied desquelles il m’est,
un Européen sous des palmiers,
donné d’être assis. Séla.
A priori, le hurlement n’a rien de solennel, rien de digne. Sinon pour un lion ou un singe hurleur moralisant. Dans les trois métamorphoses de l’esprit du Zarathoustra, le lion est l’animal négateur, qui dit « non » au « tu dois » du chameau ; qui dit « je veux », et qui, par là, dépasse le chameau qui accepte de porter inlassablement les valeurs traditionnelles dans le désert. Et on reconnaît dans le singe un stade primitif, honteux dans l’évolution de l’homme, à l’envers du surhomme. Ce début hurlé, moralisateur, « réactif », dirait Nietzsche, s’il est digne et solennel pour les lions et les singes – que nous sommes, nous autres Occidentaux tardifs, révoltés par ce que notre monde est devenu –, ne vaut d’aucune façon pour les filles du désert parmi lesquelles le voyageur a atterri en fuyant notre vieille Europe.
Le Séla de la fin de la première strophe (qu’on retrouve aussi à la fin des deuxième, de la quatrième et de la sixième) est un pendant hébreu de l’amen chrétien (qui termine pour sa part les troisième, cinquième et huitième strophes). Le va-et-vient entre le séla et à l’amen indique à sa manière le balancement de l’esprit de l’homme occidental parmi les filles du désert, entre sa vieille et sèche tradition platonico-chrétienne et la mystérieuse et sensuelle tradition orientale — ou du moins l’image qu’on s’en fait depuis l’Occident : va-et-vient entre le désert qu’est devenu notre monde réflexif, égoïste, capitaliste et le désert pur, sans pensée, avec ses oasis.
Merveilleux, vraiment !
Me voilà désormais assis là,
près du désert et déjà
si loin de nouveau du désert,
aussi, en rien encore désertifié :
à savoir avalé
par cette plus petite oasis
— justement, elle ouvrait en baillant
sa charmante gueule,
la petite bouche qui de toutes a la meilleure odeur :
là, je tombais dedans,
en bas, à travers — parmi vous,
vous amies les plus aimables ! Séla.
S’étant arraché de sa vision rationnelle-morale, philosophico-scientifique, techniciste du monde, l’homme occidental s’est laissé glisser dans l’oasis de la pure et simple sensualité. Après avoir été aspiré, corps et âme, pour la lumière des idées et tout ce qui va avec, le voilà baigné dans la face cachée, négligée de celle-ci : la pure et simple sensualité.
Mais on ne se défait pas comme ça, du jour au lendemain, de ses racines. Et l’Européen de se mettre à faire de l’érudition, à faire le malin — comme on le fait depuis la nuit des temps par chez nous, pour se montrer intelligent, cultivé, supérieur… Érudition qui le rend d’abord fier, mais qui met en branle tout un mécanisme, qui l’arrache de l’insouciante jouissance sensuelle : de l’érudition il passe au doute, du doute à la réflexion, qui entraîne inexorablement le retour de l’idéalisme refoulé :
Bénie, bénie cette baleine,
quand ainsi elle laissait à son hôte
le bien-être ! — vous comprenez
ma savante allusion ?…
Béni son ventre,
s’il était comme ça
un si aimable ventre-oasis,
pareil à celui-ci : ce dont pourtant je doute.
C’est pour ça que je viens d’Europe,
qui est plus avide de doute que toutes les charmantes petites épouses.
Puisse Dieu l’améliorer !
Amen !
Et le voyageur de se retrouver plongé dans l’excitation des sens ; en pur jouisseur, dénué de raison, de morale, et donc de scrupule :
Me voilà désormais assis là,
dans cette plus petite oasis,
pareil à une datte,
brun, gonflé de sucre, suintant d’or,
avide d’une ronde gueule de jeune fille,
mais plus encore de canines glacées,
coupantes, blanches comme neige, tranchantes
féminines : car c’est après elles
que languit le cœur de toutes les chaudes dattes. Séla.
Immergé dans le plaisir des sens, le voyageur assis, ivre, consumé de désirs, s’identifie à tel point aux délicieux fruits du Midi qu’il vient à s’allonger. Le voilà entouré « par la danse et le jeu de petits insectes ailés ». Et, pareillement, d’encore « plus petits, plus fous, plus méchants désirs et idées »… « Assiégé par vous, dit-il, par vous, muettes, vous pleines de pressentiments, vous, jeunes-filles chattes, qu’il appelle, tendrement, Doudou et Souleika ». « Ensphinxé », ajoute-t-il, non sans relever qu’il « bourre là dans un seul mot beaucoup de sentiments ».
Le mécanisme érudition-doute-réflexion semble se remettre en marche et l’arracher une nouvelle fois de son pur bonheur : « Pardonne-moi, Dieu, ce péché de langage !… », dit-il, mais entre parenthèses, en souriant, sans que cette fois le processus fonctionne, tant l’oublieuse sensualité le submerge. Le voilà qui reprend de plus belle, — en s’étant quelque peu redressé, sinon dressé :
— Assis ici, reniflant le meilleur air,
air de paradis, vraiment,
air clair, léger, rayé d’or,
le meilleur air qui jamais
n’est tombé de la lune,
serait-ce par hasard
ou par excès de courage ? <on sent que la machine se met de nouveau en branle ; et il ajoute :>
comme le racontent les vieux poètes. <revoilà l’érudition, somme toute stérile>
Mais moi, le douteur, j’en doute, <revoilà le doute ; et c’est la même rengaine>
c’est pour cela que je viens
d’Europe, <réflexivité>
plus avide de doute que toutes les charmantes petites épouses <et finalement l’idéalisme>.
Puisse Dieu l’améliorer !
Amen.
Et le jeu de va-et-vient entre les deux traditions, occidentale et orientale, les deux expériences de la vie, continue, et même de plus belle, de manière toujours plus intense, plus forte, et donc toujours plus déchirante. Entouré, enivré par les filles du désert qui dansent en toute légèreté autour de lui, pétri de désir, « les narines enflées comme des coupes, sans avenir, sans souvenir », plongé dans le présent absolu, la sensualité la plus pure, un palmier se dresse. Palmier qui, pareil à une danseuse, « se courbe, se plie et berce les hanches ». A force de regarder, de regarder longtemps, voilà qu’on s’y met aussi, qu’on s’oublie :
Pareil à une danseuse qui, comme il veut me sembler,
depuis trop longtemps déjà, dangereusement longtemps <voilà qu’il devient critique>
s’est toujours, toujours seulement tenue sur une seule charmante petite jambe ?
— A-t-elle alors oublié, ce faisant, comme il veut me sembler,
l’autre charmante petite jambe ? <celle qui aurait pu lui donner la stabilité, la constance : il s’agit évidemment de la faculté de penser, la faculté de la raison, de l’entendement>
En vain au moins
j’ai cherché
le manquant trésor jumeau
— à savoir l’autre charmante petite jambe —
dans le saint voisinage
de son préféré et plus coquet jupon coquin
battant en éventail clinquant.
Jamais, dans l’oasis, les filles du désert n’ont cultivé les lumières de la raison. Jamais. Et voilà qu’à force de balancer les hanches, notre voyageur consumé de volupté, soudain, pareil aux jeunes filles, pareil au palmier, se trouve subitement lui aussi sans deuxième charmante petite jambe : sans claire raison, sans lumière de l’esprit, sans ce qui donne, croit-on, la stabilité, l’assurance dans le va-et-vient tragique de la vie. Confondu dans sa jouissance, il se réjouit. Infantilisé, il rit tant qu’il peut :
Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! Houh !…
Elle s’en est allée,
s’en est pour toujours allée,
l’autre charmante petite jambe !
Dommage pour elle… Mais la réjouissance, l’insouciance, le rire a tôt fait de céder la place à l’inquiétude – nouveau balancier vers la conscience occidentale : « Où peut-elle bien demeurer ? Abandonnée, en deuil, cette charmante petite jambe esseulée ? Tremblant peut-être de peur devant un monstrueux lion, cruel, jaune, à la crinière blonde ? » Retour du lion négateur des valeurs traditionnelles. « Ou même déjà rongé jusqu’à l’os, entièrement grignotée ? » Le lion a dit « non » à la honte, à la mauvaise conscience ; « non » aux anciennes valeurs : il les a dévorées.
Et soudain, au plus loin du rire, voilà les larmes. Cyclothymie : « Pitoyable, malheur ! Malheur ! Entièrement grignotée ! Séla », se plaint l’homme occidental lui-même devenu, l’espace d’un instant, fille du désert parmi les filles du désert, palmier parmi les palmiers.
On sent que la fin est proche : la tension est à son comble. De moins en moins oriental, le voyageur commence par chercher à consoler son délicieux entourage féminin qui, tellement affectif, tellement spontané, tellement fusionnel – et donc non-occidental –, en vient à pleurer avec lui. Le voilà qui joue, par réflexe, le rôle du bon samaritain, du père, de l’homme : « Oh, ne me pleurez pas, cœurs mous, ne me pleurez pas, vous, cœur de dattes ! Seins-à-lait ! Vous, charmantes petites bourses de cœurs de bois doux ! », souffle-t-il à ses amies. « Sois un homme, Souleika ! Courage ! Courage ! Ne pleure plus, pâle Doudou ! »
« Ou bien », ajoute-t-il soudain — renversement qui réenclenche la machinerie idéaliste ; en précipite le mécanisme, vient à s’emballer en vieilles rengaines quelques instants auparavant caduques. Le doute et la réflexion conduisent cette fois non seulement au réveil du lion négateur, mais encore du singe hurleur, moralisant qui, au fond, ne cesse de gronder en nous depuis deux mille ans. Retour de manivelle, des valeurs traditionnelles, des lumières de la raison qui ont fait fuir l’homme occidental parmi les filles du désert.
Le voyageur ne peut rien y faire. Nulle sentence onctueuse, nulle parole solennelle, encourageante, ne peut changer la donne. Le voilà debout, sur ses deux jambes, sans plus en rien ressembler à une date, à une danseuse, à un palmier. Il ne peut éviter le retour du boomerang, qu’il se prend en pleine figure. Ou non, pire : au dernier moment, il se baisse, pour que ce soient les filles du désert qui se le ramassent… Fort de sa puissance rationnelle, de sa supériorité théorique, idéaliste, l’homme occidental a toujours trouvé une combine pour s’en sortir, se fortifier, quitte à écraser les autres, les dénigrer, les traiter d’irrationnels, de retardés, les primitifs, de fous, parce qu’ignorants des Idées, de l’être, de la vérité qui le guide, lui, l’homme occidentale, l’homme supérieur.
Ha !
Debout, dignité !
Souffle, souffle de nouveau,
soufflet de la vertu !
Ha !
Rugir encore une fois,
rugir moralement,
rugir en tant que lion moral devant les filles du désert !
— Car le hurlement moral,
vous autres jeunes filles les plus aimables,
est plus que tout,
ferveur d’Européen, fringale d’Européen !
Doute, réflexion, retour de l’aveugle et arrogante morale. Souffle de vertu, rugissement, hurlement moral. Et finalement, Deus ex machina : quand, après le doute, la réflexion, la rationalité vient à manquer, l’invocation idéaliste désespérée est automatique : « Je ne peux faire autrement : que Dieu me vienne en aide ! Amen ! »
*
Le désert croît : malheur à celui qui recèle des déserts !
Pierre crisse contre pierre, le désert avale et dévore.
La monstrueuse mort jette un regard brun de braise
et mâche, — sa vie est son mâchement…
N’oublie pas, homme, consumé de volupté :
tu — es la pierre, le désert, es la mort…
Telle est la morale de l’histoire : guidé par les lumières de l’esprit, la connaissance, la vérité, l’homme occidental, littéralement aveuglé par la clarté de ses Idées, ne cesse, depuis la nuit des temps, de tout mettre en œuvre – sur le plan philosophique, religieux, politique, économique, technoscientifique – pour faire triompher partout sa manière de voir le monde et de vivre. Il cherche inlassablement à transformer, à écarter — par les armes s’il le faut — tout ce qui ne correspond pas à ses idées : toute vie sensible, spontanée, naïve, mystérieuse, qui pourtant nous constitue de fond en comble. Aussi, à force de rationaliser, de moraliser, d’éduquer, d’informer, de divertir, de médicamenter, de tout rendre confortable, facile, aisé il ne cesse de dessécher, de stériliser, de niveler, d’uniformiser le monde.
C’est en ce sens qu’il faut entendre « le désert croît : malheur à celui qui recèle des déserts ! » : malheur à toi, homme occidental qui, par ta rationalité, ta morale, ton idéalisme, le sentiment de supériorité que te donnent les progrès de la science et de la technique, nivelle et assèche le monde.
Tel est ce qu’a expérimenté et nous apprend notre ami le voyageur, là-haut, dans la caverne de Zarathoustra. Là-haut où nous respirons un bon air pur.
L’enjeu est de faire comme l’ombre de Zarathoustra : nous mettre sur les talons de Zarathoustra. C’est la seule manière de s’élever au-dessus de nos travers idéalistes et des pseudo-réponses hédonistes et sensualistes. Par ses mets virils et ses puissants dictons, il nous enseigne l’affirmation de la vie ici et maintenant, en ses va-et-vient, ses hauts et ses bas, ses plaisirs et ses peines, ses désirs et ses peurs, ses réussites et ses échecs, indissociablement liés.
*
Traduction littérale
Parmi des filles du désert
1
Ne t’en va pas !, a alors dit le voyageur qui s’appelait l’ombre de Zarathoustra, reste parmi nous, – sinon la vieille et morne affliction voudrait de nouveau nous assaillir.
Ce vieil illusionniste nous a déjà régalé de ses plus mauvais tours, et regarde donc, là, le bon et pieux pape, il a des larmes dans les yeux et a de nouveau complètement embarqué sur la mer de mélancolie.
Ces rois, là, peuvent bien encore faire bonne figure devant nous : mais s’ils n’avaient pas de témoins, je parie que aussi chez eux le mauvais jeu recommencerait,
– le mauvais jeu des nuages qui défilent, de l’humide mélancolie, des ciels couverts, des soleils volés, des hurlants vents d’automne,
– le mauvais jeu de notre hurlement et cri au secours : reste parmi nous, ô Zarathoustra ! Il y a ici beaucoup de misère cachée qui veut parler, beaucoup de soir, beaucoup de nuages, beaucoup d’air morne !
Tu nous as nourri de nourritures viriles et de puissantes maximes : ne laisse pas les esprits mollassons et efféminés nous assaillir de nouveau au dessert !
Toi seul rends fort et clair l’air autour de toi ! N’ai-je jamais trouvé sur terre un si bon air que chez toi dans ta caverne ?
J’ai pourtant vu quantité de pays, mon nez a appris à examiner et évaluer quantité d’air : mais c’est auprès de toi que mes narines goûtent leur plus grand plaisir !
Ne serait-ce, – ne serait-ce, – ô, pardonne un vieux souvenir ! Pardonne-moi un vieux chant de dessert que j’ai jadis composé parmi des filles du désert.
Car parmi elles, il y avait un air oriental pareillement bon et clair ; j’étais là-bas, au plus loin de la nuageuse, humide et mélancolique vieille Europe !
J’aimais jadis de telles filles d’Orient et autre règne de ciel bleu, au-dessus duquel nul nuage ni pensée ne sont suspendus.
Vous ne le croyez pas, avec quelle manière elles étaient assises là, quand elles ne dansaient pas, profondes, mais sans pensées, comme de petits secrets, comme des énigmes enrubannées, comme des noix de dessert –
multicolores et étrangères, véritablement ! mais sans nuages : des énigmes qui se laissent deviner : par amour pour de telles filles, j’ai composé jadis un psaume de dessert. »
Voilà comment a parlé le voyageur, qui s’appelait l’ombre de Zarathoustra ; et avant que quelqu’un lui réponde, il avait déjà pris la harpe du vieil illusionniste, croisé les jambes et regardait d’un air imperturbable et sage autour de lui : – mais de ses narines, il a alors, lentement et interrogativement, inspiré de l’air comme quelqu’un qui, dans de nouveaux pays, goûte un nouvel air. Enfin, il s’est mis à chanter, en commençant par une sorte de hurlement.
2
Le désert croît : malheur à celui qui recèle des déserts…
3
Ah !
Solennel !
un digne commencement !
africainement solennel !
digne d’un lion
ou d’un singe hurleur moralisant…
— mais rien pour vous,
vous, amies les plus aimables,
au pied desquelles il m’est,
un Européen sous des palmiers,
donné d’être assis. Séla.
Merveilleux, vraiment !
Me voilà désormais assis là,
près du désert et déjà
si loin de nouveau du désert,
aussi, en rien encore désertifié :
à savoir avalé
par cette plus petite oasis
— justement, elle ouvrait en baillant
sa charmante gueule
la petite bouche qui de toutes a la meilleure odeur :
là, je tombais dedans,
en bas, à travers — parmi vous,
vous amies les plus aimables ! Séla.
Bénie, bénie cette baleine,
quand ainsi elle laisse à son hôte
le bien-être ! — vous comprenez
ma savante allusion ?…
Béni son ventre,
s’il était comme ça
un si aimable ventre-oasis,
pareil à celui-ci : ce dont je doute pourtant.
C’est pour ça que je viens d’Europe,
qui est plus avide de doute que toutes les charmantes petites épouses.
Puisse Dieu l’améliorer !
Amen !
Me voilà désormais assis là,
dans cette plus petite oasis,
pareil à une datte,
brun, gonflé de sucre, suintant d’or,
avide d’une ronde gueule de jeune fille,
mais plus encore de canines glacées,
coupantes, blanches comme neige, tranchantes,
féminines : car c’est après elles
que languit le cœur de toutes les chaudes dattes. Séla.
A ces fruits du Midi
pareil, trop pareil
me voici couché, entouré
par la danse et le jeu
de petits insectes ailés,
et, pareillement, d’encore plus petits,
plus fous, plus méchants
désirs et idées, —
assiégé par vous,
vous, muettes, vous, pleines de pressentiments,
jeunes filles-chattes
Doudou et Souleika
— ensphinxé, en bourrant dans un seul mot
beaucoup de sentiments
(— pardonne-moi, Dieu
ce péché de langage !…)
— assis ici, reniflant le meilleur air,
air de paradis, vraiment,
air clair, léger, rayé d’or,
le meilleur air qui jamais
ne tomba de la lune,
serait-ce par hasard
ou par excès de courage ?
comme le racontent les vieux poètes.
Mais moi, le douteur, j’en doute,
C’est pour cela que je viens
d’Europe,
plus avide de doute que toutes les charmantes petites épouses
Puisse Dieu l’améliorer !
Amen.
Respirant cet air le plus beau,
les narines enflées comme des coupes,
sans avenir, sans souvenirs,
ainsi me voici assis,
vous, amies les plus aimables,
et regarde le palmier,
comme, pareil à une danseuse,
il se courbe, se plie et berce les hanches
— en regardant longtemps, on s’y met aussi…
pareil à une danseuse qui, comme il veut me sembler,
depuis trop longtemps déjà, dangereusement longtemps
s’est toujours, toujours seulement tenue sur une seule charmante petite jambe ?
— oublia-t-elle alors, ce faisant, comme il veut me sembler,
l’autre charmante petite jambe ?
En vain au moins
j’ai cherché
le manquant trésor jumeau
— à savoir l’autre charmante petite jambe —
dans le saint voisinage
de son coquet jupon coquin,
battant en éventail clinquant.
Oui, si, belles amies, vous voulez bien,
me croire entièrement :
elle l’a perdue…
Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! Houh !…
Elle s’en est allée,
s’en est pour toujours allée,
l’autre charmante petite jambe !
Oh dommage pour cette autre aimable charmante petite jambe !
Où — peut-elle bien demeurer, abandonnée, en deuil,
cette charmante petite jambe esseulée ?
Tremblant peut-être de peur
devant un monstrueux lion
cruel, jaune, à la crinière blonde ? ou même déjà
rongée jusqu’à l’os, entièrement grignotée —
Pitoyable ! malheur ! malheur ! entièrement grignotée ! Séla.
Oh, ne me pleurez pas,
cœurs mous !
Ne me pleurez pas, vous
cœur de dattes ! Seins-à-lait !
Vous, charmantes petites bourses
de cœurs de bois doux —
charmantes petites bourses !
Sois un homme, Souleika ! Courage ! Courage !
Ne pleure plus,
pâle Doudou !
— Ou quelque chose de plus fort, fortifiant le coeur
devrait-il ici être à la place ?
une sentence onctueuse ?
une solennelle parole encourageante ?…
Ha !
Debout, dignité !
Souffle, souffle de nouveau,
soufflet de la vertu !
Ha !
Rugir encore une fois,
rugir moralement,
rugir en tant que lion moral devant les filles du désert !
— Car le hurlement moral,
vous, jeunes filles les plus aimables,
est plus que tout,
ferveur d’Européen, fringale d’Européen !
Et me voici déjà debout,
en tant qu’Européen,
je ne peux pas autrement, que Dieu m’aide !
Amen !
*
Le désert croît : malheur à celui qui recèle des déserts !
Pierre crisse contre pierre, le désert avale et dévore.
La monstrueuse mort jette un regard brun de braise
et mâche, — sa vie est son mâchement…
N’oublie pas, homme, consumé de volupté :
c’est toi — qui es la pierre, le désert, qui es la mort…
*
Texte original
Unter Töchtern der Wüste
1.
« Gehe nicht davon! sagte da der Wanderer, der sich den Schatten Zarathustras nannte, bleibe bei uns, – es möchte sonst uns die alte dumpfe Trübsal wieder anfallen.
Schon gab uns jener alte Zauberer von seinem Schlimmsten zum Besten, und siehe doch, der gute fromme Papst da hat Thränen in den Augen und sich ganz wieder aufs Meer der Schwermuth eingeschifft.
Diese Könige da mögen wohl vor uns noch gute Miene machen: hätten sie aber keine Zeugen, ich wette, auch bei ihnen fienge das böse Spiel wieder an,
– das böse Spiel der ziehenden Wolken, der feuchten Schwermuth, der verhängten Himmel, der gestohlenen Sonnen, der heulenden Herbstwinde,
– das böse Spiel unsres Heulens und Nothschreiens: bleibe bei uns, Zarathustra! Hier ist viel verborgenes Elend, das reden will, viel Abend, viel Wolke, viel dumpfe Luft!
Du nährtest uns mit starker Mannskost und kräftigen Sprüchen: lass es nicht zu, dass uns zum Nachtisch die weichlichen weiblichen Geister wieder anfallen!
Du allein machst die Luft um dich herum stark und klar! Fand ich je auf Erden so gute Luft als bei dir in deiner Höhle?
Vielerlei Länder sah ich doch, meine Nase lernte vielerlei Luft prüfen und abschätzen: aber bei dir schmecken meine Nüstern ihre grösste Lust!
Es sei denn -, es sei denn -, oh vergieb eine alte Erinnerung! Vergieb mir ein altes Nachtisch-Lied, das ich einst unter Töchtern der Wüste dichtete.
Bei denen nämlich gab es gleich gute helle morgenländische Luft; dort war ich am fernsten vom wolkigen feuchten schwermüthigen Alt-Europa!
Damals liebte ich solcherlei Morgenland-Mädchen und andres blaues Himmelreich, über dem keine Wolken und keine Gedanken hängen.
ihr glaubt es nicht, wie artig sie dasassen, wenn sie nicht tanzten, tief, aber ohne Gedanken, wie kleine Geheimnisse, wie bebänderte Räthsel, wie Nachtisch-Nüsse –
bunt und fremd fürwahr! aber ohne Wolken: Räthsel, die sich rathen lassen: solchen Mädchen zu Liebe erdachte ich damals einen Nachtisch-Psalm. »
Also sprach der Wanderer, der sich den Schatten Zarathustras nannte; und ehe jemand ihm antwortete, hatte er schon die Harfe des alten Zauberers ergriffen, die Beine gekreuzt und blickte gelassen und weise um sich: – mit den Nüstern aber zog er langsam und fragend die Luft ein, wie Einer, der in neuen Ländern eine neue Luft kostet. Endlich hob er mit einer Art Gebrüll zu singen an.
2.
Die Wüste wächst: weh dem, der Wüsten birgt…
3.
Ha!
Feierlich!
ein würdiger Anfang!
afrikanisch feierlich!
eines Löwen würdig
oder eines moralischen Brüllaffen …
– aber Nichts für euch,
ihr allerliebsten Freundinnen,
zu deren Füssen mir,
einem Europäer unter Palmen,
zu sitzen vergönnt ist. Sela.
Wunderbar wahrlich!
Da sitze ich nun,
der Wüste nahe und bereits
so ferne wieder der Wüste,
auch in Nichts noch verwüstet:
nämlich hinabgeschluckt
von dieser kleinsten Oasis
– sie sperrte gerade gähnend
ihr liebliches Maul auf,
das wohlriechendste aller Mäulchen:
da fiel ich hinein,
hinab, hindurch – unter euch,
ihr allerliebsten Freundinnen! Sela.
Heil, Heil jenem Walfische,
wenn er also es seinem Gaste
wohlsein liess! – ihr versteht
meine gelehrte Anspielung? …
Heil seinem Bauche,
wenn es also
ein so lieblicher Oasis-Bauch war,
gleich diesem: was ich aber in Zweifel ziehe.
Dafür komme ich aus Europa,
das zweifelsüchtiger ist als alle Eheweibchen.
Möge Gott es bessern!
Amen!
Da sitze ich nun,
in dieser kleinsten Oasis,
einer Dattel gleich,
braun, durchsüsst, goldschwürig,
lüstern nach einem runden Mädchen-Maule,
mehr aber noch nach mädchenhaften
eiskalten schneeweissen schneidigen
Beisszähnen: nach denen nämlich
lechzt das Herz allen heissen Datteln. Sela.
Den genannten Südfrüchten
ähnlich, allzuähnlich
liege ich hier, von kleinen
Flügelkäfern
umtänzelt und umspielt,
insgleichen von noch kleineren
thörichteren boshafteren
Wünschen und Einfällen, –
umlagert von euch,
ihr stummen, ihr ahnungsvollen
Mädchen-Katzen
Dudu und Suleika
– umsphinxt, dass ich in Ein Wort
viel Gefühle stopfe
( – vergebe mir Gott
diese Sprachsünde! …)
– sitze hier, die beste Luft schnüffelnd,
Paradieses-Luft wahrlich,
lichte leichte Luft, goldgestreifte,
so gute Luft nur je
vom Monde herabfiel,
sei es aus Zufall
oder geschah es aus Übermuthe?
wie die alten Dichter erzählen.
Ich Zweifler aber ziehe es in Zweifel,
dafür komme ich
aus Europa,
das zweifelsüchtiger ist als alle Eheweibchen.
Möge Gott es bessern!
Amen.
Diese schönste Luft athmend,
mit Nüstern geschwellt gleich Bechern,
ohne Zukunft, ohne Erinnerungen,
so sitze ich hier, ihr
allerliebsten Freundinnen,
und sehe der Palme zu,
wie sie, einer Tänzerin gleich,
sich biegt und schmiegt und in der Hüfte wiegt
– man thut es mit, sieht man lange zu …
einer Tänzerin gleich, die, wie mir scheinen will,
zu lange schon, gefährlich lange
immer, immer nur auf Einem Beinchen stand?
– da vergass sie darob, wie mir scheinen will,
das andre Beinchen?
Vergebens wenigstens
suchte ich das vermisste
Zwillings-Kleinod
– nämlich das andre Beinchen –
in der heiligen Nähe
ihres allerliebsten, allerzierlichsten
Fächer- und Flatter- und Flitter-Röckchens.
ja, wenn ihr mir, ihr schönen Freundinnen,
ganz glauben wollt,
sie hat es verloren …
Hu! Hu! Hu! Hu! Hu! …
Es ist dahin,
auf ewig dahin,
das andre Beinchen!
Oh schade um dies liebliche andre Beinchen!
Wo – mag es wohl weilen und verlassen trauern,
dieses einsame Beinchen?
In Furcht vielleicht vor einem
grimmen gelben blondgelockten
Löwen-Unthiere? oder gar schon
abgenagt, abgeknabbert –
erbärmlich wehe! wehe! abgeknabbert! Sela.
Oh weint mir nicht,
weiche Herzen!
Weint mir nicht, ihr
Dattel-Herzen! Milch-Busen!
Ihr Süssholz-Herz
Beutelchen!
Sei ein Mann, Suleika! Muth! Muth!
Weine nicht mehr,
bleiche Dudu!
– Oder sollte vielleicht
etwas Stärkendes, Herz-Stärkendes
hier am Platze sein?
ein gesalbter Spruch?
ein feierlicher Zuspruch?…
Ha!
Herauf, Würde!
Blase, blase wieder,
Blasebalg der Tugend!
Ha!
Noch Ein Mal brüllen,
moralisch brüllen,
als moralischer Löwe vor den Töchtern der Wüste brüllen!
– Denn Tugend-Geheul,
ihr allerliebsten Mädchen,
ist mehr als Alles
Europäer-Inbrunst, Europäer-Heisshunger!
Und da stehe ich schon,
als Europäer,
ich kann nicht anders, Gott helfe mir!
Amen!
*
Die Wüste wächst: weh dem, der Wüsten birgt!
Stein knirscht an Stein, die Wüste schlingt und würgt.
Der ungeheure Tod blickt glühend braun
und kaut, – sein Leben ist sein Kaun…
Vergiss nicht, Mensch, den Wollust ausgeloht:
du – bist der Stein, die Wüste, bist der Tod…