ALORS QUE J’ÉTAIS TRANQUILLEMENT ENDORMI SUR L’HERBE, un mouton est soudain venu brouter la couronne de lierre que j’avais sur la tête, symbole de force végétative et de persistance du désir. Et il ne s’est pas contenté de la dévorer, mais a encore commenté son action en affirmant : « Zarathoustra n’est plus un érudit ».
Alors que j’avais jadis une place parmi les érudits – place à part, il est vrai, tant c’est toujours le cycle éternel de la vie et de la mort qui m’a intéressé et travaillé –, voilà que le mouton a profité de mon sommeil pour me déposséder de ma marque distinctive et me signifier que je n’avais plus rien à faire dans sa communauté : il a brouté ma couronne, a fait son constat et s’en est allé dans la pente raide, fier de son acte et de sa parole. Comment je peux savoir que les choses se sont passées ainsi ? C’est un enfant qui me l’a raconté.
Oui, j’aime bien m’allonger là où les enfants jouent, contre un mur cassé, parmi les chardons et les coquelicots rouges, en plein milieu de ce qui pique et représente la plénitude de vie, la fertilité, le souvenir.
Les enfants, les chardons et les coquelicots sont innocents, eux, sans faux-semblant, sans tricherie, même dans leur méchanceté. Pour eux, je suis toujours quelqu’un de bien, qui sait beaucoup de choses, pour eux, je suis un érudit.
Mais pour les moutons, les hommes du troupeau, je n’ai donc plus rien d’un érudit : tel est mon lot. Pas que je m’en plaigne, loin de là ! Non, je dirais bien plutôt ouf : « Béni soit-il » !
Car voici la vérité : j’ai moi-même choisi de quitter la maison des érudits – l’université, le théâtre, les salles de concert, le monde de la culture… Et quand j’ai quitté tout cela, je n’ai d’ailleurs pas pu me retenir de claquer la porte derrière moi pour signifier mon départ.
Mon âme a trop longtemps été assise à la table des érudits. J’y ai trop longtemps souffert de la faim. Contrairement à eux, je ne suis pas dressé à la connaissance comme à casser des noix : je ne cherche pas à analyser, dévoiler, vider, dévorer ce qui me passe sous les yeux. Voilà pourquoi, même si leurs tables sont toujours remplies, je n’y ai jamais trouvé de quoi me sustenter.
J’aime la liberté, moi, et le grand air sur la terre fraîche ; je préfère encore dormir par terre, sur des peaux de bœuf, que sur leurs dignes et honorables lits que sont leurs chaires et autres sièges d’érudits.
Alors qu’ils sont froids dans tout ce qu’ils font et dans tout ce qu’ils pensent, je suis, moi, au contraire ardent, brûlé, consumé par mes propres pensées. Au point que j’en ai souvent le souffle coupé, et que je me vois contraint d’aller dehors, à l’air libre, loin de toutes les pièces empoussiérées, de toutes les bibliothèques, de tous les musées et de tous les systèmes.
Les érudits sont pour leur part des êtres froids, assis à l’ombre, dans le froid : dans toute chose, ils ne veulent être que spectateurs, rester à distance, ne pas prendre de risque ; aussi, ils se gardent bien de s’assoir en pleine lumière, là où il fait chaud, sur les marches brûlées par le soleil.
Ils sont pareils à ces personnes qui se tiennent debout dans la rue et regardent, bouche bée, les gens passer : au lieu de réfléchir par eux-mêmes, comme eux, ils attendent et regardent, bouche bée, les pensées que d’autres ont pensé avant eux. Ils les traitent comme des automates.
Si on les empoigne, ils font de la poussière comme des sacs de farine ; involontairement, bien sûr, tant leur étalage d’érudition est de l’ordre du réflexe. Mais qui donc, en voyant voler leur poussière, pourrait deviner qu’elle provient du grain de blé et de la jaune exaltation des champs d’été ? Personne ! Tant leurs paroles sont sèches, mécaniques, dénuées de vie.
Quand ils se font passer pour savants, leurs petits dictons et leurs petites vérités d’érudits me donnent la nausée, des frissons de dégoût. Oui, leur sagesse a souvent une épouvantable odeur, comme si elle sortait d’un marécage, d’un cloaque ; ce qu’elle doit en vérité bien faire, sinon pourquoi y aurais-je entendu coasser des grenouilles ?
Ils sont adroits, leurs mains sont avisées, précises : que veut donc ma simplicité, ma joueuse naïveté parmi leur multiplicité, leur complexité ? Rien ne leur échappe : leurs doigts habiles s’entendent à tout enfiler, tout nouer, tout tisser, tout organiser : c’est ainsi qu’ils tricotent leur confort intellectuel, leurs chaussettes de l’esprit !
Ils sont de bons mouvements d’horlogerie, pour autant qu’on n’oublie pas de les remonter comme il faut ! Quand on les utilise bien, pour ce qu’ils savent faire – analyser, synthétiser, déterminer, catégoriser, etc. –, ils sont parfaits : ils indiquent l’heure avec exactitude, sans faute ; et ils ont même pour avantage de ne pas faire beaucoup de bruit.
Ils travaillent comme des moulins, leurs engrenages et pilons sont des plus fiables. Il suffit qu’on leur lance du grain pour qu’ils le moulent et en fassent une belle poussière blanche. Quels que soient les textes, les tableaux, les œuvres, les gens, les phénomènes qu’ils rencontrent, ils les passent à la moulinette pour en découvrir la structure, les thèmes, et finalement leur essence abstraite.
Et ils sont sceptiques ; toujours, ils se regardent sur les doigts ; jamais ils ne se font confiance, pas même au meilleur d’entre eux. Inventifs en petites astuces, ils ne cessent de guetter ceux qui s’avancent clopin-clopant, ceux dont le savoir est boiteux. Et ils attendent telles des araignées pour se ruer sur eux et leur montrer qu’ils ont tort. Non sans en passant profiter de se valoriser eux-mêmes.
Je les ai toujours vus préparer leurs poisons avec prudence ; ils n’ont jamais manqué de prendre toutes les précautions nécessaires : ils restent à distance, s’enfilent des gants de verre pour se protéger les doigts.
Ils savent y faire, les érudits ; ils connaissent leur affaire ; ils savent jouer ; aussi avec des dés pipés ; et ils se donnent tellement, jouent de manière si assidue, sont tellement pris par leur jeu qu’ils en transpirent volontiers à grosses gouttes.
Mais eux et moi sommes bien différents, étrangers. Et il n’y a pas que leurs faussetés, leurs faux-semblants, leurs mécanismes, leurs dés pipés qui me répugnent : le pire est pour moi leurs vertus, leurs bonnes pensées, ce qu’ils appellent leur morale : voilà qui va plus encore à l’encontre de mon goût que tout le reste.
Quand j’habitais parmi eux, ils détestaient que j’habite au-dessus d’eux. Oui, c’est parce que j’habitais au-dessus de chez eux, plus haut qu’eux, qu’ils m’en ont voulu – et qu’ils s’en sont pris à moi.
Ils ne supportent pas d’entendre qu’il y a quelqu’un qui déambule au-dessus de leur tête. Alors, pour essayer de supprimer le bruit que je faisais, pour essayer de supprimer toute trace de mon existence, ils n’ont pas hésité à mettre de la terre, et même des immondices, des ordures, entre eux et moi, entre mes pieds et leur tête.
Voilà comment ils ont étouffé le bruit des mes pas : en renforçant et isolant leur plafond, c’est-à-dire mon plancher ! Telle est la raison pour laquelle c’est des plus érudits que j’ai à ce jour été le moins bien entendu.
Entre eux et moi, ils ont placé tous ce qu’ils considèrent comme les défauts et les faiblesses des hommes ; et ça ne les gêne pas d’appeler la terre et les immondices qui nous séparent des « faux-planchers » dans leurs maisons. Ils savent bien que, quelque part, j’ai raison, mais ils ne le supportent pas ; donc ils ne veulent pas le savoir ; donc ils m’écartent, tout comme ils écartent ce que je dis.
Mais leurs efforts ne changent rien à l’affaire ; malgré tout, je continue à déambuler, moi, avec mes pensées, mes propos, au-dessus de leur tête ; et même si je voulais déambuler sur mes propres fautes, sur mes propres faiblesses, je serais encore au-dessus d’eux et de leurs têtes. Et ils détestent ça. Même dans mes erreurs, j’aurais plus raison qu’eux, prisonniers, stérilisés qu’ils sont dans leurs froides catégories et leurs abstraites idées.
Car on a beau dire, on a beau faire, ou plutôt ils ont beau dire et beau faire, les hommes ne sont pas égaux. Dressés qu’ils sont, eux, à la froide connaissance, à l’analyse, à la synthèse mécanique, à la catégorisation rationnelle, ils n’ont pas accès à ce que je veux, moi : la vie, la vie comme jeu, l’insouciance, la naïveté, l’affirmation de toute chose, l’enfance du monde. Finalement, tout cela, ils n’ont pas même le droit de le vouloir. Voilà comment parle la justice, la vraie justice de la vie – loin de celle de leurs idées vertueuses : ce que je veux, moi, ils n’ont, eux, pas même le droit de le vouloir !
Parole de Zarathoustra.
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Traduction littérale
Alors que j’étais couché endormi, un mouton a brouté la couronne de lierre de ma tête, – a brouté et en plus a dit : « Zarathoustra n’est plus un érudit ».
Il l’a dit est s’en est allé, fier, dans la pente raide. C’est un enfant qui me l’a raconté.
J’aime bien être couché là où jouent les enfants, contre le mur cassé, parmi les chardons et les coquelicots rouges.
Pour les enfants, je suis encore un érudit, et aussi pour les chardons et les coquelicots. Ils sont innocents, même dans leur méchanceté.
Mais pour les moutons, je ne le suis plus : tel est mon lot – béni soit-il !
Car telle est la vérité : j’ai quitté la maison des érudits, et j’ai encore claqué la porte derrière moi.
Mon âme a trop longtemps été assise, affamée, à leur table ; pas comme eux, je suis dressé à la connaissance comme à casser des noix.
J’aime la liberté et l’air sur la terre fraîche ; je préfère encore dormir sur des peaux de bœuf que sur leurs dignités et honorabilités.
Je suis ardent et consumé par mes propres pensées : souvent cela me coupe le souffle. Alors je dois aller dehors et loin de toutes les pièces empoussiérées.
Mais eux, froids, sont assis à l’ombre froide : ils veulent dans tout seulement être spectateurs et se gardent d’être assis là où le soleil brûle sur les marches.
Pareil à ceux qui se tiennent debout dans la rue et regardent bouche bée les gens qui passent : alors ils attendent aussi et regardent, bouche bée, des pensées que d’autres ont pensé.
Si on les attrape des mains, ils font de la poussière autour d’eux comme des sacs de farine, et involontairement ; mais qui donc devinerait que leur poussière provient du grain (de blé) et de la jaune exaltation des champs d’été ?
S’ils se font passer pour savants, leurs petits dictons et vérités me donnent des frissons : il y a souvent une odeur à leur sagesse, comme si elle provenait d’un marécage : et en vérité, j’ai déjà entendu la grenouille coasser en elle !
Ils sont adroits, ils ont des mains avisées : que veut mon simplicité (naïveté) parmi leur multiplicité ! Leurs doigts s’entendent à tout enfiler et nouer et tisser : ainsi ils réalisent les chaussettes de l’esprit !
Ils sont de bons mouvements d’horlogerie : seulement qu’on veille à les remonter comme il faut ! Alors ils indiquent sans faute l’heure et font en cela un bruit modeste.
Ils travaillent comme des moulins et pilons : qu’on leur lance seulement son grain ! – ils savent bien moudre le grain et en faire une poussière blanche.
Ils se regardent mutuellement sur les doigts et ne font pas même confiance au meilleur. Inventifs en petites astuces, ils attendent ceux dont le savoir s’avance sur des pieds boiteux, – ils attendent telles des araignées.
Je les ai toujours vus préparer avec prudence le poison ; et toujours ils se mettaient pour ce faire des gants de verre à leurs doigts.
Ils savent aussi jouer avec des dés pipés ; et je les ai vus jouer de manière si assidue qu’ils en transpiraient.
Vous et moi sommes étrangers, et leurs vertus vont encore plus à l’encontre de mon goût que leurs faussetés et dés pipés.
Et quand j’habitais parmi eux, j’habitais au-dessus d’eux. Pour cela ils m’en ont voulu.
Ils ne veulent pas même entendre qu’il y en a un qui déambule au-dessus de leurs têtes ; et ainsi ils ont déposé du bois et de la terre et des immondices entre moi et leurs têtes.
Ainsi ont-ils étouffé le bruit des mes pas : et c’est des plus érudits que j’ai à ce jour encore été le moins bien entendu.
Entre eux et moi, ils ont déposé tous les défauts et faiblesses humaines : – ils appellent cela « faux-planchers » dans leurs maisons.
Mais malgré tout je déambule avec mes pensées au-dessus de leurs têtes ; et même si je voulais déambuler sur mes propres fautes, je serais encore au-dessus d’eux et de leurs têtes.
Car les hommes ne sont pas égaux : ainsi parle la justice. Et ce que je veux, ils n’ont pas le droit de le vouloir !
Parole de Zarathoustra.
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Il s’agit là de la suite de la retraduction commentée et littérale du Zarathoustra de Nietzsche. Seizième chapitre de la « Deuxième partie » des « Discours de Zarathoustra ». Les précédents se trouvent ici.
Un texte d’une puissance inouïe! Cependant, quelque chose me dérange: Zarathoustra (ou Nietzsche) est lui-même savant, du moins porteur d’une certaine connaissance – celle de la vie, « la vie comme jeu, l’insouciance, la naïveté, l’affirmation de toute chose, l’enfance du monde » -; or, en se plaçant au-dessus des autres hommes détenteurs d’un savoir qu’il méprise, ne fait-il pas lui-même dans l’arrogance, le narcissisme – choses qu’il abhorre précisément? Je suis d’accord sur le fond, pas sur la forme.
Zarathoustra ne dit pas qu’il se place au-dessus des autres, mais simplement qu’il habitait au-dessus d’eux. Tout porte à croire qu’avec sa couronne de lierre, ce sont eux, les autres, les érudits, qui le plaçaient au-dessus (au-dessus qui est d’ailleurs toujours à comprendre comme acte de surmonter). S’ils s’en prennent à lui, c’est qu’ils sentent qu’il a accès à quelque chose qui les dépasse. Zarathoustra arrogant, narcissique? Je ne vois pas. Comment pourrait-il l’être, lui qui n’est que le prophète de la vie. Tout ce qui compte, pour lui, c’est son enseignement, pas sa personne.