LIVRE DE MARIN DE VIRY, publié en 2010 chez Gallimard. « Qu’est-ce qu’un touriste ? Un curieux, un importun, un adepte de la fraternité universelle ? Un voyeur ? Pourquoi 800 millions de personnes embarquent chaque année pour un ailleurs ? Sans but de guerre ni intérêt commercial, sans être contraint à l’exil ou pour raison philanthropique ? Soi-disant pour s’aérer, s’amuser, se distraire, se reposer… ».
De Viry est lauréat du prix Cioran en 2007. Il affectionne les aphorismes du genre « Le monde va si mal que les abrutis n’ont pas même l’air cons ». Tous touristes est un essai-fiction doucement satirique et ironique sur la conception dominante du tourisme – globalement festif, mécanisé; manichéen et stupide.
Loin d’élever le touriste « intelligent », qui enrobe ses envies (farniente, bonne bouffe et autres jouissances de tout genre) de prétextes culturels, de Viry ne dégomme pas non plus les moutons qui partent tranquilles, sans souci, encadrés du matin au soir, du repas aux musées.
De Viry cherche simplement à comprendre. Il pointe. Il interroge le rôle social du voyage, de la fête obligatoire, de la collectionnite de photos, du besoin d’« aventures », de l’importance de ne pas être un plouc, de s’ouvrir à autrui, de se mettre à l’écoute des autres cultures…
Est-il possible d’en lire un extrait?
Voici le premier chapitre:
LES PLOUCS UTILES DE PAUL MORAND
En butinant dans la presse de ces dix dernières
années, crayon à la main, j’ai vu s’organiser
la question du tourisme autour de
quelques franches oppositions entre le bien et
le mal. « Scénarisation » du récit oblige, on a,
dans le désordre, les improbables bipèdes
suivants : le tourisme sexuellement pas correct
versus le tourisme sexuellement correct ; le tourisme
destructeur de sa destination versus le
tourisme respectueux de sa destination, voire
réparateur des dégâts commis par les colons
ou les touristes antérieurs ; le tourisme engagé
versus le tourisme sans conscience politique,
sociale, environnementale ; le tourisme comme
stupide parenthèse ensoleillée d’oubli versus le
tourisme enrichissant pour l’âme, à base de communion avec la nature, le cosmos, l’autre,
la sagesse, les religions ; le tourisme-voyage,
long, autonome, singulier, ouvert aux aléas,
versus le tourisme encadré, à base d’événements
prédéterminés.
Les thèmes étant souvent présentés de cette
manière facilement excitante et binaire, les
conclusions s’imposent avec une fausse évidence.
Celui qui n’est pas pour la correction
sexuelle, la responsabilité par rapport à la destination
et ses habitants, la supériorité du
voyage plein d’enseignements sur la balade
sans conscience, etc., est un suppôt de l’erreur,
et pour le dire net, un agent du mal. C’est un
indécrottable touriste, au sens péjoratif du
terme, c’est-à-dire quelqu’un d’égaré, d’incompétent,
un badaud hagard qui ne survit que
parce qu’il est pris en charge par des encadrants.
Une marchandise ballottée. En conséquence
et pour son bien, le touriste sexuel a
besoin d’être soigné ou judiciarisé, le touriste
idiot a besoin d’être réveillé, et le touriste irresponsable,
responsabilisé. À tous ces ploucs on
oppose le beau et noble voyage, on leur fait
des phrases sur le rapport de Stendhal avec
l’Italie, ou sur l’admirable Nicolas Bouvier (je
rappelle en passant aux bonnes âmes que
Stendhal était aussi un furieux touriste sexuel,
de surcroît absolument décomplexé). Bref,
nous baignons dans cette ambiance d’évidence
qui caractérise le manichéisme, et qui avance
en se protégeant par d’intimidantes références
culturelles, généralement lues de travers.
Je lis par exemple que le tourisme destructeur
de sa destination se voit heureusement contrebattu
par un nouveau tourisme, respectueux de
son lieu de villégiature, et qui, dans le meilleur
des cas, aurait même un rôle réparateur des
dégâts commis par les touristes antérieurs, voire
les colons qui les auraient précédés.
J’ai du mal à m’opposer à cette idée. Je ne
me vois pas soutenir qu’il est de mon droit de
me soulager dans les bassins du Taj Mahal,
qu’il est légitime de piétiner le Parthénon jusqu’à
sa destruction, de carboniser les grottes
de Lascaux, de desceller les Pyramides par
petits bouts, de refiler ses mycoses à la
Joconde, de recoloniser le Maghreb. Il s’agit
d’un débat assez péniblement pré-tranché.
Quelle est la conclusion aussi évidente qu’improbable
de ce faux débat ? Il s’agit de transformer
le bon vieux touriste, destructeur sans
malignité, en réparateur socioculturel. En pénitent
de ses anciens péchés de touriste de
masse… Cela pose un redoutable problème
pratique : Comment conscientiser les sauterelles
? Les amener au sentiment intérieur du
mal qu’elles font ? Que leurs ancêtres ont fait ?
À se représenter leurs ravages sur les lieux
qu’elles investissent ? Comment créer une nouvelle
classe de pèlerins du Bien, du Mieux ?
Comment trouver la formule à transformer les
plaies d’Égypte en onguent miraculeux ?
C’est donc un de ces pénibles débats qui est
déjà fini avant d’avoir commencé, et qui n’offre
que la paradoxale et courte satisfaction d’être
en lutte avec tout le monde contre un ennemi
absent. Considérant ceci, un soupçon me traverse
l’esprit : ne s’agirait-il pas plutôt de créer
une sorte de halo idéologique, d’apparence
rigoureuse et de réalité fumeuse, débouchant
sur un droit à mépriser les sauterelles, à
condamner les prédateurs, à moquer les
ravages des moutons ? Ne s’agirait-il pas de
créer une chaleureuse « équipe du bien » ?
Le cas du tourisme sexuel renforce ce premier
soupçon. Là aussi, on me propose d’être
contre le tourisme sexuel. Très bien. Pour que
la question soit débattue de façon équilibrée,
il faudrait qu’au moins un contradicteur se présente
et prenne le parti d’un consommateur
invétéré de prostitution discount, à l’oeil torve,
ou d’un pédophile à bedaine et en short.
Curieusement, il n’y a pas beaucoup de volontaires.
Nous faisons donc face, là encore, à un
joli oxymoron, bien net : c’est un débat sans
contradicteur. C’est quand même un peu
gênant, sur le plan logique.
Probablement un peu gêné de ne pas avoir
d’adversaire, et dans l’espoir d’avoir l’air de
triompher de quelque chose et non de rien, les
contempteurs du tourisme sexuel ont bien
essayé un temps, dans les pages des journaux
consacrées aux débats, d’enrôler au moins une
hyène lubrique dans le camp adverse : ils ont
tenté de faire endosser à Michel Houellebecq
le rôle de zélateur de la prédation des corps
exotiques, en s’appuyant sur les développements
concernant ce type de tourisme dans
Plateforme. Finalement, quelqu’un s’est rappelé
que cet auteur avait écrit une oeuvre de
fiction, difficile à faire passer pour un manuel
positif d’idéologie sexuelle coloniale. L’opération
a donc tourné court. À ce jour encore,
aucun apologiste de la prostitution forcée et de
la pédophilie ne s’est spontanément présenté
au prétoire. Résultat : des mètres cubes d’encre
ont coulé dans le même sens : nous dire qu’il
ne faut pas dépenser son argent au profit des
filières de prostitution, surtout quand elles
exploitent des mineurs, filles ou garçons.
Même un peu appuyé, ce rappel à la légalité et
à la décence me va bien. Va bien à tout le
monde. C’est probablement qu’il n’y a pas de
débat.
Dans cette affaire de tourisme sexuel, si le
vote abolitionniste est unanime, les faits, en
revanche, persistent. Si on en croit en effet les
documents d’Interpol et des agences internationales
spécialisées dans la lutte contre l’industrie
illégale de la prostitution, notamment
des enfants, on estime à 10 % le taux de tourisme
sexuel dans l’ensemble du secteur. Sur
800 millions de touristes par an environ au
niveau mondial, il y aurait donc 80 millions
de personnes qui se déplaceraient pour ce
motif. Quand la morale est contredite par la
demande, l’économie prend le relais de la
morale. On n’a en effet jamais vu une demande
annuelle de 80 millions de personnes s’exprimer
sans qu’une offre s’organise pour la
satisfaire. La bonne question est de savoir si
la morale et l’économie vont se faire des
concessions réciproques, et lesquelles. Le
compromis est très probable, car la morale ne
sera jamais satisfaite du tourisme sexuel, et
l’économie ne renoncera jamais à ce marché. Il
est évident que le tourisme sexuel est un mal.
Il est non moins évident que ça ne va pas plus
s’arrêter que le trafic de drogue. Sur un plan
personnel, il est moralement préférable de ne
pas pratiquer le tourisme sexuel. Mais à un
niveau général, ce problème n’a pas de solution
morale. La réponse est d’abord économique ;
mais là, ça se complique, et donc ça devient
moins vendeur. Ce qui est simple et vendeur,
c’est d’écrire un article enflammé sur le mal
sexuel. Faire monter la mayonnaise de l’indignation.
Dessiner le portrait-robot du coupable
: un sournois entre deux âges en tongs,
avec une libido sale et un pouvoir d’achat obscène
et corrupteur. Et lui tomber dessus. Éternelle
recette du maoïsme communicant :
fabriquer un petit bouc émissaire de papier
pour satisfaire l’instinct sacrificiel du public. Et
engendrer, du coup, un touriste qui se pense
comme étant sexuellement correct parce qu’il
ne paye pas pour faire l’amour.
Mettons un tout petit peu en perspective
l’être moral de ce touriste sexuellement correct
qui est d’accord avec la presse pour être dans
le bon camp. Et commençons par le prendre
en vacances, en pleine activité touristique.
Chacun sait, c’est statistique, que les vacances
sont le temps d’une intense activité sexuelle.
Personne n’a rien contre. Tout le monde trouve
ça correct. Allons-y gentiment. Montée des
températures, temps libre supplémentaire,
consentement généralisé : c’est mécanique.
Notre touriste fait gentiment la fête sexuelle,
en profitant de ce qui lui est donné gratuitement.
Il gagne quelque chose d’important : du
plaisir. Le moment où ça commence à devenir
intéressant, c’est lorsqu’il est tenté de mépriser
les « perdants » qui doivent mettre la main au
portefeuille pour obtenir la satisfaction qu’il
a gratuitement. À ce moment, il devient un
client pour l’indignation. S’il se croit autorisé
à exprimer son mépris envers celui qui paye
parce qu’il ne peut pas avoir d’occasion
sexuelle sans le secours de l’argent, il franchit
un cap ontologique : il est devenu un parfait
crétin. Qui peut butiner dans la presse des
éléments de langage idéologique.
Toujours pendant ce temps « érotisé » des
vacances, prenons au contraire le point de vue
de quelqu’un qui, en raison de son peu d’attractivité,
est tenu à l’écart de la fête, et n’a pas
d’autres occasions de relations sexuelles que
celles qu’il paye. Si la souffrance du manque
est telle qu’il décide de passer par-dessus ses
inhibitions morales et la perspective d’éventuelles
complications juridiques, il payera, car
pour lui la misère sexuelle vaut mieux que la
mort sexuelle. C’est embêtant à entendre, mais
c’est comme ça. Peut-être même considérerat-
il que la relation qu’il aura avec un ou une
prostitué(e) ne sera pas tout à fait misérable,
tout simplement parce que l’échange de deux
misères n’en fait pas forcément une troisième.
Pas complètement, pas à tous les coups. Après
tout, deux êtres se rencontrent… Peut-on dire
qu’il n’y a absolument aucune humanité entre
le bourreau et sa victime ? Certainement pas,
jamais, et c’est bien ça le drame. Ce n’est pas
parce qu’il n’y a pas d’amour qu’il n’y a pas
d’humanité. L’humanité survivra à l’amour.
C’est d’ailleurs ce qu’elle est en train de faire.
Autrement dit cet être est un misérable,
disons plutôt un nécessiteux, et qui le sait probablement.
Mais la question est de savoir s’il
est intelligent de mépriser les misérables. Il
n’est pas interdit de délibérer sur cette tentation
du mépris qu’on voit partout, en se
demandant si elle ne relève pas, assez bassement,
du désir d’avoir le beurre de la sexualité
correcte, et l’argent du beurre d’une petite
jouissance de confort moral. Et j’en viens vite
à conclure que ce combat contre le tourisme
sexuel débouche plutôt sur la victoire de la
mauvaise jouissance d’une très problématique
supériorité morale, que sur la libération des
prostituées thaïlandaises. Et que toute cette
opération sert au confort des bigots plutôt qu’à
l’assèchement des bordels.
Je veux bien approuver la lutte contre le
tourisme sexuel, mais je ne veux pas m’en
servir de prétexte pour traiter les nécessiteux
de salauds. Je voudrais bien réintroduire une
espèce de miséricorde – de cordialité avec la
misère – dans le sujet, ou de pitié. Et j’accorde
ma pitié, dans l’ordre décroissant : a) aux
victimes des réseaux de prostitution, b) aux
miséreux sexuels qui s’en servent, et enfin c),
mais en dernier lieu, et un peu par principe et
en tordant le nez, à ceux qui ont la chance
d’avoir des relations sexuelles consenties et
gratuites, et qui trouvent confortable de traiter
de ploucs les cochons de payants. Un nanti
indigné contre les misérables est un client dont
la cause morale est difficile à plaider.
Au fond, la conclusion de tous ces débats
assène lourdement qu’il vaut mieux être Paul
Morand à Venise en 1930 qu’un salary man
japonais en goguette au palais des Doges ; proclame
que Nicolas Hulot respectant la glace au
pôle Nord est un type bien, tandis qu’un banquier
piétinant la barrière de corail est un personnage
ignoble ; ou encore affirme doctement
qu’un anthropologue fasciné par la sagesse des
Dogons est supérieur à un acheteur de cartes
postales décervelé ; ou, enfin, qu’un amour
romantique à Éphèse est un truc bien, tandis
qu’une séance de body body fuck en terre asiatique
est une atteinte insupportable à la dignité
humaine…
Il s’agit de nous expliquer bêtement qu’il y
a un tourisme moralement et intellectuellement
chic, et un tourisme plouc.
Prenons le couple chic-plouc, mettons-le à
Venise, et photographions leur description
selon cette belle grille de lecture. Le touriste
chic a le droit de marcher, le plouc n’a le droit
que de piétiner. Le premier sublime la ville, le
deuxième l’enfonce dans la lagune. Le premier
rajoute de la valeur culturelle par ses aperçus
intelligents, le deuxième a le statut dévastateur
d’une fiente acide. Le premier a l’oeil relié au
cerveau, le deuxième, à un caméscope.
Ce plouc est merveilleusement utile. Il
permet de se différencier de la médiocrité. Il y
a juste un problème : il n’existe pas, ou plutôt
il n’existe que comme catégorie journalistique.
Ce n’est pas tout à fait par hasard que j’ai
placé à Venise cette très faible opposition entre
un tourisme aristocratique et un tourisme sans
noblesse. C’est en pensant à Paul Morand,
auteur d’un Venises avec un « s », qui retrace
les impressions de toute une vie marquée par
ses fréquents voyages dans la Sérénissime. Loin
de moi l’intention de nier le talent de Morand.
Je pense toutefois que son oeuvre, imaginative
et nerveuse, est un immense bar à salades qui
cache quelque chose d’inavouable, une cuisine
de l’âme mal tenue. Et je crois que cet inavouable
a un rapport avec l’obsessionnelle
question suivante : suis-je vraiment l’aristocrate
que je dis ? Il ne le pense pas, il se convainc
qu’il le pense. Moins il le pense, plus il s’en
convainc. Moins il le sent, plus il épice sa différence
avec le commun. Regardez cet air
inquiet quand il bombe le torse devant un
bolide allemand… Pour Morand, écrire, c’est
déguiser sa fatuité, parfumer sa haine de soi.
Cette pseudo-aristocratie de l’esprit ne parvient
à capter les prestiges de la noblesse que
pour les gogos. Au poids, à la « phrase » et à
l’épate. Morand a encouragé de toutes ses
forces l’habitude profondément vulgaire de ne
s’intéresser à son prochain qu’à la condition
qu’il épouse les mouvements de son amourpropre.
Pour être exact, les véritables amis de
Morand sont ses ploucs imaginaires. Sans eux,
il devient eux. Grâce à eux, il peut monter son
spectacle de Morand-l’aristocrate. Le touriste
Morand ne voyage que dans son mépris pour
les ploucs et surtout, dans son inquiétude d’en
être. De ce point de vue, il est très contemporain.
Je ne connais aucune oeuvre qui dise
mieux la catastrophe de la comparaison.
Si l’on veut cesser de penser le tourisme,
faisons comme Morand et les médias : posons
au bon touriste.