FILM DE MICHELANGELO ANTONIONI (1961), avec Marcello Mastroianni, Jeanne Moreau et Monica Vitti. Long dévoilement, sur le mode du rêve – beau, envoutant et terrible à la fois – des forces qui travaillent à l’ombre de notre conscience.
Le film s’ouvre sur un traveling descendant le long d’un gratte-ciel milanais, symbole du progrès, de la brillance et de l’aspiration au septième ciel qui imprègne notre civilisation occidentale. Les fenêtres reflètent la ville, le grouillement de la ville ; les interstices dénotent le gris et l’épaisseur du béton. La descente est lente, apparemment inexorable.
Puis on se retrouve abruptement dans une chambre d’hôpital : un médecin injecte de la morphine à un patient qui souffre le martyre. Entouré de livres, on y reconnaît un intellectuel. Il s’agit d’un philosophe, ami proche des deux personnages principaux que sont Giovanni Pontano (Marcello Mastroianni) et à sa femme Lidia (Jeanne Moreau), qu’on rencontre juste après, ensemble, dans la rue, justement en chemin pour rendre visite à leur ami à l’hôpital.
Les Pontano sont des intellectuels bourgeois. Ils fréquentent la bonne société érudite du monde de l’édition et des riches industriels. Ils sont un couple modèle. Ils ont tout pour réussir : ils sont beaux, intelligents et riches. Et de prime abord, tout laisse à penser qu’ils ont parfaitement réussi, qu’ils sont parfaitement bien, parfaitement heureux, comme il se doit. Et pourtant, d’emblée, on comprend qu’il y a quelque chose qui cloche, qui grince en eux, entre eux. Les apparences sont trompeuses : au fond, ils sont aux abois.
A force d’habitude, d’avancée aveugle vers la lumière et le progrès, à force de distance, de faux-semblants et de superficialités, Giovanni et Lidia se trouvent au bord du gouffre. Prisonniers de leurs images, de leurs rôles, de leur succès, de leur plénitude, la laideur, l’échec, le vide et l’absence se mettent à gronder en eux, entre eux et autour d’eux. Les choses se font et se défont, se composent et décomposent soudain malgré eux.
Ça gronde, ça appelle, de façon irrésistible. Plus personne ne tient les commandes. Ils se font emporter par la surface des choses, sont chahutés par les terribles courants qui les assaillent. Et le temps a fait décliner leur force de résistance. Les voilà repliés sur eux-mêmes, ne se parlant plus, ou presque plus, ne trouvant plus la force des mots pour se dire. Visiblement depuis un moment déjà. Ils glissent sur le présent, à la surface des événements – et se retrouvent soudain perdus dans un désert d’un vide formidable.
La visite à l’hôpital est l’élément déclencheur : l’ami n’est pas seulement malade, mais mourant. Ses jours sont comptés. La vie est absurde. On a beau dire, beau faire, comme les agitations, les livres et la philosophie ne servent à rien. Tout est peine perdue. Tout est vain. Malaises. Après avoir quitté l’hôpital, Giovanni et Lidia s’en vont se changer les idées, se divertir. En vain, là aussi. D’abord dans une sorte de cabaret exotique, puis à une interminable soirée mondaine chez un riche industriel.
Et voilà que la nuit fait remonter la cruelle vérité à la surface : le mal-être, le vide, le fourvoiement se dévoile ; le leur, mais finalement celui de toute notre vision du monde, de toute notre civilisation. La nuit, les ombres grossissent, viennent au jour. Une lumière claire-obscure qui se fait sur chacun d’eux, sur les deux ensemble – et déjà plus ensemble ; et qui se fait aussi sur les autres, sur le monde des hommes et des femmes comme ils vont et viennent.
L’amour, le désir, l’indifférence, l’ennui, sur fond de malaises, de jeux stériles, de faux-semblants. La vie – et la mort. Les pulsions de vie – et de mort. Le jeu de la vie et de la mort, empêché par les artifices, étouffé par la claire raison, les calculs et les espoirs de la logique rationnelle, qui nous empêche de nous plonger en nous-mêmes, de nous dire, de nous partager, de nous épanouir. L’homme et la femme pris par des forces terribles, apparemment ingérables.
A la fin, à l’aube, quand l’absence a enfin fini de remonter à la surface, l’ivresse s’apaise, les langues se délient, le couple se retrouve. Tant bien que mal. Dans le brouillard. Pour une dernière étreinte ? Un nouveau départ ? Et l’amour ? Et le désir ? Et la vie ? Et la mort ?
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Moralité phusique : si on ne met pas tout en œuvre pour cultiver et exprimer le caché, son caché, si on ne s’efforce pas de partager en toute honnêteté la profondeur et les obscurités sur lesquels repose sa musicalité propre, on joue automatiquement la musique suprême : malgré nous, on est écrasé par le présent, l’apparence, les idées et volontés traditionnelles. Si on ne résiste pas corps et âme, on sombre inexorablement dans les artifices, les images fausses, les aspirations vides, les espoirs factices, les triches : on devient un objet, un îlot de solitude entouré d’autres objets et îlots de solitude… Et la mort triomphe de la vie.
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