DÈS QU’IL ARRIVE, DIONYSOS s’empare de la ville de Thèbes. Non pas par les armes, en écrasant de force les hommes et les phénomènes qui lui résistent. Non, Dionysos s’immisce dans la terre, le terreau, la ressource même de la cité : il y déchaîne les femmes ; il en fait ses suivantes, c’est-à-dire des… bacchantes, du nom de Bacchos, une des fameuses appellations de Dionysos – celle reprise par les Romains, qui l’appelleront Bacchus, et le réduiront toujours davantage au dieu du vin, de l’ivresse, des orgies et de la démesure. Pour faire des femmes ses suivantes, Dionysos leur octroie deux de ses symboles : une peau de faon, appelée nébride en grec, signe d’insouciance, de légèreté et de liberté propre au jeune animal sauvage, ainsi qu’un bâton entouré de feuilles de lierre, un thyrse, qui confère à celui qui le brandit force et vigueur. Après avoir pourvu ainsi les femmes de Thèbes, Dionysos leur fait quitter leur statut d’épouses modèles, de fidèles et consciencieuses femmes au foyer et leur fait pousser à sa suite ce cri de délivrance qu’est l’« ololugé » : expression de libération enthousiaste à la vie, d’arrachement des structures et idées excessivement réglées – trop rationnelles, trop morales – dont la ville de Thèbes est la proie.
Si Dionysos agit de la sorte, c’est d’abord pour corriger les fausses rumeurs jadis lancées à son sujet par les sœurs de sa mère, Sémélé. Alors que celles-ci auraient dû la soutenir et attester sa relation amoureuse avec Zeus et par suite le caractère divin de Dionysos, né de cette liaison, elles se sont empressées de dégrader le fils du dieu au rang de simple mortel. Jalouses du privilège amoureux accordé par Zeus à Sémélé, elles ont prétendu – et sont parvenues à faire croire – que si le puissant dieu a foudroyé leur sœur, ce n’est nullement pour se montrer à sa bien-aimée dans toute sa splendeur, mais au contraire pour la punir d’avoir voilé sous des traits divins une aventure illicite avec un homme. Leur jalousie était telle qu’elles en sont venues à décrédibiliser leur propre père, Cadmos, le fondateur de la ville, faisant croire que cette histoire n’était que pure invention de sa part pour la sauvegarde de son honneur et de celui de sa fille chérie.
Mais ce n’est là que mensonge, calomnie de femmes jalouses, engagées sur un chemin de pensée égoïste. On a beau dire, on a beau faire : Dionysos est bel et bien fils de Zeus ! Son importance et influence doit être reconnue comme telle ! Et voilà justement que Dionysos pique les sœurs de sa mère de mania, de folie ; voilà qu’il frappe leur cœur de démence, les pousse à quitter leurs maisons, les fait habiter loin de la cité, dans les montagnes, les pousse à porter la nébride et le thyrse, et à proférer l’ololugé. Et Dionysos ne se contente pas de détourner de leur chemin les seules sœurs de Sémélé, les filles de Cadmos ; non, toutes les Cadméennes, comme on les appelle, c’est-à-dire toutes les habitantes de Thèbes fondée par Cadmos sont prises de délire bachique et s’en vont, dans un cortège de folie, vivre en pleine nature, parmi les rochers, les sapins et les animaux sauvages.
Si Dionysos bouleverse ainsi le bon ordre thébain, s’il se manifeste aux mortels comme la divinité qu’il est, ce n’est pas uniquement pour corriger le mauvais comportement de ses tantes et pour réhabiliter sa mère Sémélé, mais aussi pour permettre à ses mystères bachiques – qui dévoilent les mystères de la vie elle-même – de gagner la place qui leur revient ; la place que l’arrivée au pouvoir, les idées et la volonté de Penthée, le petit-fils de Cadmos, ont réduit à néant. Penthée refuse en effet Dionysos comme divinité et par suite l’exclut, lui et toute la vie qu’il incarne et stimule, de Thèbes et de ses cultes : nul ne tient compte de sa divine naissance, nul ne s’occupe de lui lors des libations et prières aux dieux, nul ne reconnaît l’importance de ses mystères pour la vie.
Mais Dionysos, le fils de Zeus, est de retour sur ses terres. Et il a plus d’un tour dans son sac pour se faire reconnaître chez lui et faire recouvrer à la cité et à ses habitants l’équilibre perdu sous la croissante influence des structures rationnelles qui stérilisent la vie. Aussi le dieu ne doute-t-il pas le moins du monde de la réussite de son entreprise : ce n’est qu’une affaire de temps. Quand il aura rétabli l’harmonie à Thèbes, il s’en ira voir ailleurs s’il y est pour rappeler sa présence dans tous les autres lieux où il est également négligé.
Et attention : Dionysos n’est pas seulement un dieu de la folie, de l’astuce et de l’intrigue. Si c’est l’intolérance et l’hostilité qui répondent à son arrivée à Thèbes, il usera de la force. Si on reste sourd au retour du dieu, si on ne se rend pas à l’évidence de sa nécessité, si on vient à se révolter contre sa présence et à choisir la violence pour ramener les femmes à la claire raison et morale établie, Dionysos ne manquera pas de se placer à la tête des bacchantes, pour écraser avec elles toute résistance. Telle est finalement la raison pour laquelle il a masqué son aspect divin sous forme humaine : pour pouvoir intervenir sur place, pour ainsi dire de l’intérieur, en s’immisçant dans les femmes elles-mêmes – plus sensibles, plus réceptives et plus génératrices que les hommes, et partant plus à mêmes de rétablir l’équilibre perdu et de célébrer et propager comme il se doit les mystères dionysiaques de la vie.
*
Texte littéral :
DIONYSOS
(23) Cette terre grecque de Thèbes,
Après l’avoir recouverte d’une peau de faon, de l’ainsi nommée nébride,
Et lui avoir fait empoigner un thyrse, c’est-à-dire un trait de lierre, je l’ai faite s’élever à ce cri de délivrance qu’est l’ololugé.
Si j’ai agi de la sorte, c’est que les sœurs de ma mère, elles qui auraient dû être les dernières à le faire,
Prétendaient que Dionysos n’était pas né de Zeus,
Mais clamaient à tort que Sémélé avait fait porter à ce dernier
Le chapeau de son dépucelage par un mortel ;
(30) Expédient de Cadmos ! Si Zeus a tué leur sœur,
Ce serait pour la punir d’avoir caché la réalité en faisant croire à leur liaison.
Telle est la raison pour laquelle je les ai piquées de l’aiguillon de la mania, de la folie, pourquoi je les ai poussées hors de
Leurs maisons, et pourquoi j’ai frappé leur cœur de démence. Les voilà qui habitent dès lors la montagne,
Contraintes par mon influence à porter le costume de mes orgia, c’est-à-dire de mes mystères.
Toute l’engeance féminine, je l’ai rendue folle,
Toutes les femmes des Cadméens, je les ai envoyées loin de leur maison ;
Entourant les filles de Cadmos, les voilà qui
Se tiennent sur des rochers sans toit, sous des sapins verts tendres.
Même si elle n’y voit aucun intérêt, il faut que cette cité apprenne
(40) Que l’initiation à mes mystères bachiques lui fait défaut ;
Et il faut aussi qu’elle sache que c’est pour ma mère Sémélé que je plaide
En apparaissant aux mortels comme la divinité qu’elle a enfanté pour Zeus.
Or Cadmos donne la part d’honneur et le pouvoir royal
A Penthée, engendré par une autre de ses filles.
Penthée qui combat le dieu que je suis, me repousse
Dans ses libations, et n’accorde pas la moindre place à mon souvenir dans ses prières.
C’est pourquoi je lui montrerai, à lui et à tous les Thébains,
Que je suis bel et bien fils de Zeus. Puis, une fois les choses rentrées dans l’ordre par ici, je porterai,
Sans masque, mes pas vers une autre terre.
(50) Par contre, si la cité des Thébains se met en colère
Et prend les armes pour ramener les bacchantes des montagnes,
J’engagerai le combat en me plaçant moi-même à la tête des ménades.
Telle est somme toute la raison pour laquelle je me suis métamorphosé en mortel,
Et ai masqué mon aspect divin sous une forme humaine.
*
(23) πρώτας δὲ Θήβας τάσδε γῆς Ἑλληνίδος,
ἀνωλόλυξα, νεβρίδ’ ἐξάψας χροὸς
θύρσον τε δοὺς ἐς χεῖρα, κίσσινον βέλος·
ἐπεί μ’ ἀδελφαὶ μητρός, ἃς ἥκιστ’ ἐχρῆν,
Διόνυσον οὐκ ἔφασκον ἐκφῦναι Διός,
Σεμέλην δὲ νυμφευθεῖσαν ἐκ θνητοῦ τινος
ἐς Ζῆν’ ἀναφέρειν τὴν ἁμαρτίαν λέχους,
(30) Κάδμου σοφίσμαθ’, ὧν νιν οὕνεκα κτανεῖν
Ζῆν’ ἐξεκαυχῶνθ’, ὅτι γάμους ἐψεύσατο.
τοιγάρ νιν αὐτὰς ἐκ δόμων ὤιστρησ’ ἐγὼ
μανίαις, ὄρος δ’ οἰκοῦσι παράκοποι φρενῶν,
σκευήν τ’ ἔχειν ἠνάγκασ’ ὀργίων ἐμῶν.
καὶ πᾶν τὸ θῆλυ σπέρμα, Καδμείων ὅσαι
γυναῖκες ἦσαν, ἐξέμηνα δωμάτων
ὁμοῦ δὲ Κάδμου παισὶν ἀναμεμειγμέναι
χλωραῖς ὑπ’ ἐλάταις ἀνορόφους ἧνται πέτρας.
δεῖ γὰρ πόλιν τήνδ’ ἐκμαθεῖν, κεἰ μὴ θέλει,
(40) ἀτέλεστον οὖσαν τῶν ἐμῶν βακχευμάτων,
Σεμέλης τε μητρὸς ἀπολογήσασθαί μ’ ὕπερ
φανέντα θνητοῖς δαίμον’ ὃν τίκτει Διί.
Κάδμος μὲν οὖν γέρας τε καὶ τυραννίδα
Πενθεῖ δίδωσι θυγατρὸς ἐκπεφυκότι,
ὃς θεομαχεῖ τὰ κατ’ ἐμὲ καὶ σπονδῶν ἄπο
ὠθεῖ μ’ ἐν εὐχαῖς τ’ οὐδαμοῦ μνείαν ἔχει.
ὧν οὕνεκ’ αὐτῶι θεὸς γεγὼς ἐνδείξομαι
πᾶσίν τε Θηβαίοισιν. ἐς δ’ ἄλλην χθόνα,
τἀνθένδε θέμενος εὖ, μεταστήσω πόδα,
(50) δεικνὺς ἐμαυτόν· ἢν δὲ Θηβαίων πόλις
ὀργῆι σὺν ὅπλοις ἐξ ὄρους βάκχας ἄγειν
ζητῆι, ξυνάψω μαινάσι στρατηλατῶν.
ὧν οὕνεκ’ εἶδος θνητὸν ἀλλάξας ἔχω
μορφήν τ’ ἐμὴν μετέβαλον εἰς ἀνδρὸς φύσιν.
Les autres passages des Bacchantes se trouvent ici.
Dionysos est-il susceptible de venir rétablir l’équilibre dans notre monde? En a-t-il la force, la capacité? Pour l’instant, Socrate est le plus fort, mais ça peut changer, n’est-ce pas? Ca va changer, même, non? Par la force et vu l’état des choses, ça me semble en tout cas inévitable.
Tout l’enjeu de ma pièce est là : permettre à tout un chacun de se rende à l’évidence de la puissance et du caractère incontournable de Dionysos. Dans le but d’éviter sa terrible révolte au sein des cités, des têtes et des corps qui l’écartent.
Est-ce que tu aurais stp un article, une référence, une lecture à nous proposer, ou du moins un complément d’informations, au sujet de la réduction opérée par les Romains de Dionysos à Bacchus, dieu du vin, des ivresses, de l’orgie et de la démesure? C’est en effet la conception globale que se font nos contemporains de Dionysos.
Bacchos est un des nombreux noms – ou épithètes – grecs de Dionysos. S’il est impossible pour nous aujourd’hui de reconstruire sa racine et famille étymologiques, on sait qu’il fait référence – dès ses premiers emplois au début du cinquième siècle avant J.-C. – au comportement du bacchant, c’est-à-dire de celui qui, pris de folie dionysiaque, célèbre les forces de vie que le dieu incarne.
A l’époque romaine, Bacchos est simplement adapté en Bacchus – sans pour autant se restreindre – du moins dans un premier temps – à la simple ivresse du vin et à la démesure qu’elle peut entraîner. Bacchus comme dieu du vin, des ivresses, de l’orgie et de la démesure sont une simplification de la complexité des forces dionysiaques ; simplification apparue sous l’influence de la morale et bienséance chrétiennes.
De plus amples interprétations du nom Bacchos/Bacchus se trouvent notamment dans les monographies sur Dionysos écrites par les philologues et historiens des religions que sont Henri Jeanmaire (Dionysos : histoire du culte de Bacchus, Paris 1951) et Walter F. Otto (Dionysos, Frankfurt am Main 1933 – traduction française : Paris 1992). Il existe également un « A Different God ? Dionysos and the Ancient Polytheism » (Berlin/Boston 2011), actes d’un colloque sur Dionysos.
Merci Camille! Heureux de voir que Michysos n’est pas
seul à contribuer à l’effort de compréhension.