CâEST LĂ AUSSI, EN CHEMIN, EN VOLANT VERS LE LOINTAIN, que jâai ramassĂ© le mot « surhomme », et que jâai remarquĂ© que lâhomme Ă©tait quelque chose qui devait ĂȘtre surmontĂ©.
Câest lĂ que je me suis rendu compte que lâhomme, loin dâĂȘtre une fin, un but en soi, nâest quâun pont, une passerelle entre lâanimal et le surhomme. Ainsi, sâil se loue de son midi et de son soir, de son apogĂ©e et de son dĂ©clin, de ses victoires et de ses dĂ©faites, câest au fond comme chemin vers de nouvelles aurores, de nouvelles possibilitĂ©s.
La parole profĂ©rĂ©e par Zarathoustra sur le grand midi â moment oĂč le soleil est au zĂ©nith, oĂč la clartĂ© est la plus grande, lâombre la plus infime, moment oĂč le soleil, sur le point de dĂ©cliner, cĂ©lĂšbre son cheminement vers le soir, le crĂ©puscule, la mort, comme unique chemin vers de nouvelles aurores â, cette parole et toutes les autres que Zarathoustra a suspendues au-dessus de lâhomme ne sont que de seconds couchants ou crĂ©puscules pourpres en direction du surhomme.
En vĂ©ritĂ©, ce nâest pas lĂ tout ce que jâai offert aux hommes : je leur ai aussi fait voir de nouvelles Ă©toiles dans le ciel, et fait expĂ©rimenter de nouvelles nuits ; et par-dessus les nuages, tant du jour que de la nuit, jâai Ă©tendu le rire, comme une tente salvatrice, bariolĂ©e.
Je leur ai appris ma maniĂšre de condenser mes expĂ©riences, de les rendre poĂ©tiques ; je leur ai appris toute ma poĂ©sie et toute mon aspiration : condenser et rĂ©unir sous un seul chapeau ce qui, en lâhomme, nâest que fragments, Ă©nigmes et terrible hasard.
En tant que poĂšte, dĂ©couvreur dâĂ©nigmes et rĂ©dempteur du hasard, je leur ai appris Ă travailler non seulement sur lâavenir, en direction de lâavenir, mais aussi sur le passé : tout ce qui Ă©tait, je leur ai appris Ă le racheter, Ă le dĂ©livrer de ses chaĂźnes. Comment ? Par un travail de recrĂ©ation, comme il se doit, en fonction du but Ă venir quâest le surhomme.
Jâai appris Ă libĂ©rer en lâhomme le passĂ© de ses chaĂźnes et Ă transformer par le travail tout « Ăa sâest passĂ© comme ça » en lâaffirmation de cette volonté : « Jâai voulu que ça se passe comme ça ! Et je vais continuer Ă vouloir que ça se passe comme ça ».
VoilĂ ce que jâai appelĂ© pour eux rĂ©demption, dĂ©livrance ; voilĂ la seule chose que je leur ai appris Ă appeler rĂ©demption, dĂ©livrance. Non pas un rachat traditionnel de la souffrance et du mal dans un au-delĂ bienheureux, mais un rachat immanent Ă cette vie-ci, avançant en direction du surhomme.
Et me voilĂ qui attends maintenant ma propre rĂ©demption, ma propre dĂ©livrance, mon propre rachat â afin que je descende une derniĂšre fois vers eux, les hommes.
Car une fois encore je veux aller chez eux : une fois encore, je veux décliner parmi eux ; mourant, je veux leur donner mon don le plus riche !
Mon don et mon dĂ©clin, je ne les ai pas inventĂ©s, loin de lĂ Â : je les ai appris de lâastre surabondant quâest le soleil qui, quand il se couche, ne manque pas de rĂ©pandre son inĂ©puisable richesse dâor dans la mer.
Faisant ainsi, mĂȘme le plus pauvre des pĂȘcheurs a encore le bonheur de ramer avec une rame dâor ! Ah, jâai eu lâoccasion de voir ça, jadis, quand jâĂ©tais en bord de mer, ou mĂȘme sur la mer ; et je nâai pu me rassasier de larmes en regardant un tel spectacle !
Pareil au soleil, Zarathoustra veut lui aussi dĂ©cliner et rĂ©pandre sa surabondante richesse dâor, sa sagesse tragique sur les hommes : le voilĂ maintenant assis lĂ , entourĂ© Ă la fois des vieilles tables brisĂ©es et de nouvelles tables, pour lâheure encore Ă moitiĂ© Ă©crites seulement ; assis Ă attendre que la vie me fasse signe pour me dire quâil est dĂ©sormais temps que je me mette en route.
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Traduction littérale
Câest lĂ aussi que jâai ramassĂ© du chemin le mot « surhomme », et que lâhomme Ă©tait quelque chose qui devait ĂȘtre surmontĂ©.
â que lâhomme est un pont et non pas un but : se louant de son midi et de son soir, comme chemin vers de nouvelles aurores :
â la parole de Zarathoustra sur le grand midi, et ce que jâai suspendu dâautre au-dessus de lâhomme, comme de seconds couchants pourpres.
En vĂ©ritĂ©, je leur ai aussi fait voir de nouvelles Ă©toiles avec de nouvelles nuits ; et par-dessus les nuages et le jour et la nuit, jâai Ă©tendu le rire comme une tente bariolĂ©e.
Je leur ai appris toute ma poĂ©sie et aspiration : condenser et rĂ©unir en Un ce qui en lâhomme est fragment et Ă©nigme et terrible hasard, â
â en tant que poĂšte, dĂ©couvreur dâĂ©nigmes et rĂ©dempteur du hasard, je leur ai appris Ă travailler sur lâavenir, et tout ce qui Ă©tait â Ă le dĂ©livrer en crĂ©ant.
A dĂ©livrer le passĂ© en lâhomme et Ă transformer tout « il Ă©tait » jusquâĂ ce que la volontĂ© dise : « Mais je lâai voulu ainsi ! Je vais le vouloir ainsi â »
â Câest ceci que jâai appelĂ© pour eux rĂ©demption, câest cela seul que je leur ai appris Ă appeler rĂ©demption. â â
Maintenant jâattends ma rĂ©demption â afin dâaller pour la derniĂšre fois chez eux.
Car une fois encore je veux aller vers les hommes : parmi eux, je veux décliner, mourant, je veux leur donner mon plus riche don !
Je lâai appris du soleil, quand il se couche, le surabondant : il rĂ©pand alors de lâor Ă partir dâune inĂ©puisable richesse dans la mer, â
â de sorte que le plus pauvre des pĂȘcheurs rame encore avec une rame dâor ! Car jâai vu cela jadis et nâai pu me rassasier de larmes en le regardant. â â
Pareil au soleil, Zarathoustra veut lui aussi dĂ©cliner : il est maintenant assis lĂ et attend, entourĂ© Ă la fois de vieilles tables brisĂ©es et de nouvelles tables, â Ă moitiĂ© Ă©crites.
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Il sâagit lĂ de la partie 3 (sur 30) du douziĂšme chapitre de la « TroisiĂšme partie » des « Discours de Zarathoustra » du Zarathoustra de Nietzsche. Texte phusiquement rĂ©investi (en haut) et traduction littĂ©rale (en bas). Les prĂ©cĂ©dents chapitres se trouvent ici.