HOMÈRE EST LE PLUS ANCIEN POÈTE GREC que nous connaissons aujourd’hui. Un immense poète, auquel on attribue les deux chants fondateurs de notre tradition que sont l’Iliade et l’Odyssée. Alors que le second présente les pérégrinations du héros Ulysse, le premier raconte quelques jours de la guerre de Troie, le fameux conflit qui oppose pendant dix longues années Grecs et Troyens. Mais de nombreux autres récits s’entremêlent à l’histoire principale. Comme tous les mythes, ces derniers viennent non seulement illustrer les propos du chant, mais encore rappeler à tout un chacun la place qui lui revient au sein du monde. Parmi les nombreuses histoires connexes, il y en a une qui vient illustrer le caractère éphémère de l’existence mortelle en comparaison de celle des dieux, – existence d’autant plus courte si on a l’audace de s’en prendre à un immortel… L’histoire concerne un dénommé Lycurgue qui, un jour, a l’outrecuidance de s’en prendre à… Dionysos.
Lycurgue est un puissant roi de Thrace, homonyme mais sans aucun lien avec le fameux législateur Lycurgue qui compte aujourd’hui parmi les sept sages de la Grèce. Notre Lycurgue est le fils du dénommé Dryas : il règne sur le peuple des Edoniens bien avant le début du combat iliadique. Or sa puissance est telle qu’elle le fait, contre tout bon sens et toute bonne mesure, s’en prendre soudain à Dionysos. Un jour, comme piqué de folie, il se rend en effet sur la montagne sacrée du Nysa dont le nom lui-même fait écho au dieu : très certainement un haut-lieu de culte dionysiaque, toutefois impossible à situer de nos jours géographiquement.
On ne sait pas ce qui a pris Lycurgue, quelle idée et quelle audace l’ont poussé à grimper sur le mont sacré. Tout ce que nous dit le texte, c’est que le roi s’est mis à poursuivre les nourrices de Dionysos et chasser le dieu lui-même de son lieu de culte. Etait-il d’abord simplement curieux de connaître la nouvelle divinité et les mystérieux rites que lui et ses fidèles pratiquaient ? En a-t-il ensuite eu peur ? Ou a-t-il été jaloux d’en être exclu ? Son importance et puissance humaine lui a-t-elle fait croire qu’il pouvait à sa guise dominer et régler le monde ? Quoi qu’il en soit, l’action de Lycurgue est de l’ordre d’une double hubris, double démesure ou aliénation… phusique : en contraignant les nourrices du dieu et ce dernier lui-même à fuir, il a en même temps souillé le lieu sacré du mont Nysa.
Qualifié de « délirant », Dionysos est caractérisé par sa mania, sa folie : celle qu’il accorde à ses fidèles et dont il pique les êtres qui ne reconnaissent pas son importance et influence. Mais face à Lycurgue, Dionysos n’en fait pas usage. Parce qu’il est encore, comme semble l’indiquer le nom de ses accompagnatrices, nourri au sein et donc trop jeune pour le faire ? Ou parce que l’homme qui s’en prend à lui est indigne de toute inspiration dionysiaque et mérite une mort sans appel ? Impossible de trancher. Homère ne rappelle que cette scène : à son arrivée, Lycurgue se met à crier et à frapper les nourrices d’un bâton, probablement un aiguillon de bouviers qui leur sert habituellement à guider leurs bêtes, peut-être aussi une sorte de hache rituelle pour les sacrifices de taureau. Est-ce à dire qu’il considère les femmes et le dieu à cornes de taureau – comme il apparaît tantôt – comme de simples animaux qu’il peut traiter et diriger ? Voire même sacrifier à ses dieux ? Lycurgue frappe en tout cas à tel point les nourrices qu’elles sont amenées à lâcher leur thyrse, attribut et symbole de force et de vigueur propre aux adeptes des mystères dionysiaques.
Effrayé par les terribles cris de Lycurgue, le petit Dionysos commence par trembler de peur ; puis, abandonné par ses fidèles protectrices, il se réfugie dans la mer. Là, dans la tranquillité ressourçante des bas-fonds marins, il est alors recueilli par la déesse Thétis, qui l’accueille en son sein. Ainsi abrité, le jeune dieu ne manque pas d’aiguiser ses armes en vue de son retour sur terre. Et il n’y a d’ailleurs pas que Thétis qui s’occupe de Dionysos. Tous les dieux, tous sans exception, prennent en effet parti pour le fils de Zeus, fils de Cronos. Tous se fâchent contre Lycurgue ; ensemble, ils soutiennent Zeus lorsqu’il punit l’homme de son outrage en le rendant aveugle.
Et ce n’est pas tout : Lycurgue ne poursuit pas simplement sa vie, frappé de cécité ; mais haï des dieux, il va rapidement devoir mourir : pour que le désordre provoqué soit réparé ; pour que le monde retrouve son équilibre et harmonie.
En effet, pas même le vigoureux fils de Dryas, Lycurgue,
N’a vécu longtemps, lui qui s’est querellé avec les dieux célestes ;
Lui qui, un jour, a poursuivi les nourrices de Dionysos le délirant
Sur le Nysa sacré ; celles-ci, toutes ensemble,
Ont jeté à terre leur thyrse, frappées qu’elles étaient par Lycurgue meurtrier
D’un aiguillon de bouvier. Effrayé, Dionysos
A plongé dans les flots de la mer, où Thétis l’a accueilli en son sein, lui qui
Avait si peur, et était pris de puissant tremblements suite aux cris de l’homme.
Contre celui-ci, les dieux qui vivent dans l’aisance se sont ensuite fâchés ;
Et le fils de Cronos l’a rendu aveugle ; pas même ainsi il n’a encore vécu
Longtemps, puisqu’il était haï de tous les dieux immortels.
οὐδὲ γὰρ οὐδὲ Δρύαντος υἱὸς κρατερὸς Λυκόοργος
δὴν ἦν, ὅς ῥα θεοῖσιν ἐπουρανίοισιν ἔριζεν·
ὅς ποτε μαινομένοιο Διωνύσοιο τιθήνας
σεῦε κατ’ ἠγάθεον Νυσήϊον· αἳ δ’ ἅμα πᾶσαι
θύσθλα χαμαὶ κατέχευαν ὑπ’ ἀνδροφόνοιο Λυκούργου
θεινόμεναι βουπλῆγι· Διώνυσος δὲ φοβηθεὶς
δύσεθ’ ἁλὸς κατὰ κῦμα, Θέτις δ’ ὑπεδέξατο κόλπῳ
δειδιότα· κρατερὸς γὰρ ἔχε τρόμος ἀνδρὸς ὁμοκλῇ.
τῷ μὲν ἔπειτ’ ὀδύσαντο θεοὶ ῥεῖα ζώοντες,
καί μιν τυφλὸν ἔθηκε Κρόνου πάϊς· οὐδ’ ἄρ’ ἔτι δὴν
ἦν, ἐπεὶ ἀθανάτοισιν ἀπήχθετο πᾶσι θεοῖσιν·
Iliade, VI, 130-140.