74-103 PrésentationAPRÈS AVOIR ORDONNÉ À TOUS LES THÉBAINS de sortir de chez eux et de se rassembler, en silence, pour laisser le chant en l’honneur de Dionysos se déployer de par le monde, le chœur se met à célébrer celui qu’il appelle « le bienheureux » : l’homme à tel point fortuné par les dieux qu’il en vient à se confondre avec eux, à vivre dans la même joie, la même absence de troubles, soudain épargné par l’incessant va-et-vient des phénomènes qui caractérise son existence de mortel. Mais qu’on se le dise : si tout le monde peut bénéficier d’une telle faveur, elle n’est toutefois pas accordée à n’importe qui. Loin de là : seul celui qui se comporte comme il faut, qui reconnaît et expérimente comme il se doit la puissance des dieux, qui par suite met tout en œuvre pour se purifier de ses idées et réflexes humains, se trouve ainsi gratifié de la fortune des immortels. Initié à la célébration des mystères dionysiaques, il se voit ni plus ni moins poussé à y consacrer sa vie : adhérant corps et âme au regroupement de fidèles qu’est le thiase bacchique, il devient bacchant dans les montagnes. Ce n’est qu’en s’engageant à plein, qu’on est le véritable therapôn de Dionysos, en même temps serviteur du dieu et thérapeute des hommes.
A ce stade, le chœur associe une autre divinité à Dionysos : l’immortelle phrygienne Cybèle qui, comme Rhéa, incarne la Déesse-Mère, génératrice et productrice de toute vie. Il précise que c’est de pair avec elle que Dionysos règne sur les orgia : les mystères dionysiaques de la vie et de la mort ; mystères que le bienheureux disciple du dieu célèbre un thyrse à la main et couronné de cette plante grimpante, exubérante, qu’est le lierre ; mystères qu’il ne célèbre non pas à sa guise, mais selon la loi immémoriale et inexorable qu’est la thémis.
Puis les femmes du chœur s’apostrophent elles-mêmes ; rappelant qu’elles sont elles aussi, comme l’homme bienheureux, devenues bacchantes, elles s’exhortent à ramener chez lui, depuis la Phrygie jusqu’en Grèce, la divine progéniture du puissant Zeus qu’est Dionysos ; elles l’appellent alors Bromios, le grondant, au sens du bruit sourd, grave et terrible qu’il fait retentir, – tel le mugissement du taureau, le grondement de la mer, du tonnerre, ou encore de la terre qui tremble. Arrivées avec le dieu en Grèce, à Thèbes, les femmes du chœur soulignant sa double gestation et double naissance. Engendré par Zeus dans le ventre de Sémélé, le petit Dionysos en est éjecté à la mort de celle-ci sous l’éclat surpuissant de la foudre de son divin amant. Première naissance, largement prématurée : l’embryon de dieu n’est pas encore prêt à affronter le monde. Et Zeus de recueillir et coudre sa progéniture dans sa cuisse où, tenu par des agrafes d’or, calfeutré dans ses vigoureux muscles, à l’abri de la jalouse Héra toujours encline à se venger des aventures amoureuses de son époux, il termine en toute quiétude sa gestation. Pour naître à nouveau, au bon moment cette fois, en parfaite conformité avec la décision des divines Moires qui, comme leur nom l’indique, gèrent la moira, la part impartie à chacun dans l’ordre du monde. Seconde naissance qui dévoile un Dionysos désormais prêt à promouvoir les mystères de la vie et de la mort, comme le montre déjà sa caractéristique physique : ses cornes de taureau, signe des plus bestiales et dangereuses forces de vie ainsi que du lien énigmatique entre le ciel et la terre ; et comme l’indique aussi la couronne dont le coiffe son père, couronne de serpents, symboles des obscures, mouvantes et insaisissables forces féminines de la fécondité, de la prophétie et de l’inspiration. C’est depuis lors, relève finalement le chœur, que les ménades, les femmes prises par la mania, la folie du dieu, entourent elles aussi leurs cheveux d’un serpent sauvage.
Texte intégral :
CHOEUR
(74) Bienheureux celui qui, divinement favorisé, connaît les cérémonies
Des mystères des dieux,
Il rend sa vie sacrée
Et en son âme, se faisant membre du thiase,
Devient, par de saintes purifications,
Bacchant dans les montagnes.
Bienheureux celui qui célèbre selon la thémis, la loi immémoriale, les orgia, les mystères
De la grande mère Cybèle ;
(80) Celui qui, couronné de lierre,
Brandissant bien haut le thyrse,
Est le therapôn, le serviteur de Dionysos.
Venez bacchantes, venez bacchantes,
Ramenez chez lui Bromios, divin enfant
Fils de dieu, Dionysos,
Ramenez-le des montagnes de Phrygie vers la Grèce aux
Vastes voies, Bromios ;
Lui que sa mère a un jour mis au monde dans les incontournables douleurs de l’enfantement,
Quand le tonnerre de Zeus l’a frappée,
(90) Alors qu’il était encore en pleine gestation ;
Lui qu’elle a expulsé de son ventre,
Alors qu’elle perdait la vie
Sous le coup de la foudre ;
Lui qu’aussitôt, dans la chambre de l’accouchement,
Zeus le Cronide a recueilli,
Enveloppé dans sa cuisse
Et maintenu avec des agrafes
D’or, caché aux yeux d’Héra.
Puis, une fois venu le terme marqué par les Moires,
(100) Zeus a enfanté le dieu aux cornes de taureau,
Et l’a couronné de couronnes
De serpents. C’est depuis lors que les ménades
Entourent leurs cheveux d’une telle proie sauvage.
(74) ὦ μάκαρ, ὅστις εὐδαί-
μων τελετὰς θεῶν εἰ-
δὼς βιοτὰν ἁγιστεύει
καὶ θιασεύεται ψυ-
χὰν ἐν ὄρεσσι βακχεύ-
ων ὁσίοις καθαρμοῖσιν,
τά τε ματρὸς μεγάλας ὄρ-
για Κυβέλας θεμιτεύων
(80) ἀνὰ θύρσον τε τινάσσων
κισσῶι τε στεφανωθεὶς
Διόνυσον θεραπεύει.
ἴτε βάκχαι, ἴτε βάκχαι,
Βρόμιον παῖδα θεὸν θεοῦ
Διόνυσον κατάγουσαι
Φρυγίων ἐξ ὀρέων Ἑλλάδος εἰς εὐ-
ρυχόρους ἀγυιάς, τὸν Βρόμιον·
ὅν ποτ’ ἔχουσ’ ἐν ὠδί-
νων λοχίαις ἀνάγκαι-
(90) σι πταμένας Διὸς βροντᾶς
νηδύος ἔκβολον μά-
τηρ ἔτεκεν, λιποῦσ’ αἰ-
ῶνα κεραυνίωι πλαγᾶι·
λοχίοις δ’ αὐτίκα νιν δέ-
ξατο θαλάμοις Κρονίδας Ζεύς,
κατὰ μηρῶι δὲ καλύψας
χρυσέαισιν συνερείδει
περόναις κρυπτὸν ἀφ’ Ἥρας.
ἔτεκεν δ’, ἁνίκα Μοῖραι
(100) τέλεσαν, ταυρόκερων θεὸν,
στεφάνωσέν τε δρακόντων
στεφάνοις, ἔνθεν ἄγραν θηρότροφον μαι-
νάδες ἀμφιβάλλονται πλοκάμοις.
Les autres passages des Bacchantes se trouvent ici.
Tu expliques à partir des Bacchantes la chose suivante dans « le discours de Tirésias »: « Là-haut, l’épouse de Zeus, la divine Héra, jalouse du nouveau petit dieu – et pour cause, il est le symbole de la tromperie de son mari –, a voulu le jeter hors du ciel. Mais Zeus ne l’a pas laissé faire et a machiné contre elle un stratagème digne du dieu rusé qu’il est : il a arraché un morceau d’éther à l’enveloppe de la terre, et l’a donné en otage à Héra en lieu et place du petit Dionysos. Et c’est contre ce leurre, contre ce faux Dionysos, que la déesse a alors soulagé sa colère. Puis, avec le temps, les hommes, dont les oreilles ne sont pas toujours enclines à entendre les haut-faits et signes divins, ont rapproché les mots grecs « homèros, otage » et « mèros, cuisse ». Ils se sont mis à raconter que le petit Dionysos avait été cousu dans la cuisse de Zeus parce qu’il avait été donné en otage à la colère d’Héra. Rapprochement et récit confus, qui ont fini par obscurcir et discréditer ce qui s’était réellement passé. Au point que tout se mélange dans les mémoires. »
Or dans le texte ici présent, Les Bacchantes attestent ou du moins racontent que Dionysos serait né de la cuisse de Zeus.
Le texte des Bacchantes est-il cohérent?
Il s’agit là d’une difficulté, volontiers considérée comme une contradiction. Mais à tort. La cohérence des textes musicaux (poétiques) n’est pas celle de notre rationalité (scientifique). La difficulté est bien plus un indice musical qu’une contradiction. Tout mythe (poétique) se distingue en effet de l’histoire (scientifique) en ce qu’il est en mesure de dire de multiples manières le même: non pas des faits, mais des interprétations de la réalité. La confusion que pointe Tirésias a pour enjeu de montrer à Penthée que les hommes se fourvoient dans leur tendance à rationaliser les mythes en y cherchant une vérité unique. Dans le monde divin-musical (poétique), les phénomènes s’expriment de multiples manières. Le critère n’y est pas la logique rationnelle de chaque partie (principe de non contradiction, tiers exclu, etc.), mais la cohérence musicale du tout.
Pour que vive la phusis – et Dionysos!