SOPHOCLE EST UN DES TROIS PLUS GRANDS POÈTES GRECS de tragédie. Sa pièce Antigone raconte le dilemme dans lequel se trouve l’héroïne éponyme suite au duel fratricide de ses deux frères, Etéocle et Polynice. Comment se comporter ? Faut-il suivre la diké, l’ensemble de lois humaines qui régit la vie sur terre ? Ou s’agit-il d’obéir à la thémis, la divine loi immémoriale qui assure l’équilibre de toute chose ? Antigone doit-elle se plier à l’édit promulgué par le roi, son oncle, qui a pris le parti d’Etéocle et voué le cadavre de Polynice aux charognes ? Ou son devoir est-il d’enterrer coûte que coûte son frère ?
Antigone se trouve dans une situation tragique : si elle suit la thémis et rend les honneurs funèbres à Polynice, elle brave la diké et l’interdit promulgué par son oncle ; si au contraire elle obéit à la diké, elle défie l’incontournable thémis. Au final, l’héroïne se plie à la thémis, préférant la punition humaine à la colère des dieux. Punition qui ne se fait pas attendre : à peine Antigone s’est-elle occupée de Polynice que son oncle la fait arrêter pour l’enterrer vivante.
A ce moment de la pièce, les vieillards qui composent le chœur tragique rappellent quelques exemples d’autres hommes à jamais enfermés pour comportement inadéquat. Notamment celui de Lycurgue, fils de Dyras, roi des Edoniens : le même Lycurgue déjà mentionné dans l’Iliade. Comme chez Homère, il apparaît excessif, fougueux, prompt à s’emporter et outrager le monde. A tel point qu’il en vient à commettre un acte d’hubris, de démesure vis-à-vis de… Dionysos ; Dionysos qui a tôt fait de le sanctionner et l’emprisonner dans des « liens de pierre », entre les parois d’une grotte, dans le flanc d’une montagne.
Là, Lycurgue reconnaît progressivement son égarement. Là, la folie exprimée par son ménos – son immense force guerrière – finit par s’apaiser, se calmer. Dans sa prison, Lycurgue comprend que son excès est le résultat d’un détournement du regard, d’un usage erroné des forces qui le traversent. Comment aurait-il, sinon, pu avoir l’audace d’injurier Dionysos ? Le souiller de paroles irrévérencieuses ? Contraindre les enthousiastes bacchantes à cesser leurs célébrations ? Eteindre le feu de l’évohé ? Faire taire les flamboyants cris rituels ?
Par ses actes, Lycurgue n’a d’ailleurs pas seulement provoqué Dionysos, mais aussi les divinités qui se dévoilent comme les compagnes préférées du dieu : les divines Muses, les amies de l’aulos, cet instrument de musique qui ressemble à notre hautbois moderne. Lycurgue les a ni plus ni moins fait taire.
Mais, dans la grotte, bien que sa folie finisse par s’apaiser, qu’il se rende finalement compte qu’il a dépassé les limites qui lui sont imparties en tant que mortel, bien qu’il comprenne qu’il n’a pas d’autre choix que de se soumettre au joug divin, il est trop tard : la prise de conscience de son égarement et ses remords ne lui sont d’aucun secours. Seule sa mort est capable de venir rétablir l’équilibre et l’harmonie que sa folie est venu perturber…
*
Le fils de Dryas à la colère rapide qui a dû se soumettre au joug,
Le roi des Edoniens, à cause de son tempérament injurieux
A été enfermé par Dionysos
Dans des liens de pierre.
Sa terrible et violente force de folie décline
Ainsi peu à peu. Il a compris sa folie
De toucher le dieu de sa langue injurieuse.
Il faisait en effet stopper les femmes
Qu’un dieu habitait ainsi que le feu de l’évohé,
Il provoquait les Muses amies des auloi.
*
ζεύχθη δ’ ὀξύχολος παῖς ὁ Δρύαντος,
Ἠδωνῶν βασιλεύς, κερτομίοις ὀργαῖς
ἐκ Διονύσου πετρώ-
δει κατάφαρκτος ἐν δεσμῷ.
οὕτω τᾶς μανίας δεινὸν ἀποστάζει
ἀνθηρόν τε μένος. κεῖνος ἐπέγνω μανίαις
ψαύων τὸν θεὸν ἐν κερτομίοις γλώσσαις.
παύεσκε μὲν γὰρ ἐνθέους
γυναῖκας εὔιόν τε πῦρ,
φιλαύλους τ’ ἠρέθιζε μούσας.
Sophocle, Antigone, 955-965